décembre 2019
Serge Longère (Première ligne)
De manière à aborder concrètement les liens de partenariat entre l’association Première ligne, la salle de consommation Quai 9 et les services de la police cantonale et de la police municipale, il me semble important de reprendre l’origine de cette politique dite des « quatre piliers ».
Les mesures de lutte antidrogue appliquées par la Confédération, les cantons et les communes reposent sur le modèle des quatre piliers que sont la prévention, la thérapie, la réduction des risques et la répression.
Malgré le fait que la consommation de stupéfiants reste sous le coup de la loi, il n’en reste pas moins que la consommation de drogues est une réalité indéniable. Jusqu’aux années 1990, la politique suisse en matière de drogue était fondée sur trois axes : la prévention, le thérapeutique et la répression. La prévalence au VIH importante dans les années 90, auprès de ce public consommateur d’héroïne par voie injectable, a souligné que ces trois types de mesures avaient atteint leurs limites, particulièrement pour les personnes les plus dépendantes.
De ce fait, un quatrième volet « réduction des risques » a été ajouté, dans un double but : diminuer les risques liés à la consommation de drogue et atteindre les personnes dépendantes qui ne souhaitaient pas ou n’étaient pas prêtes à recourir à l’aide thérapeutique. La politique des quatre piliers (prévention, thérapie, réduction des risques et répression) était née. Elle s’est avérée efficace et a été inscrite par la suite dans la loi, en 2008.
Entre-temps, les problèmes de santé liés à la consommation d’héroïne (infection par le VIH et overdose) ont diminué. À présent, l’attention et l’action se concentrent plutôt sur le cannabis, la cocaïne, les drogues récréatives, les nouvelles substances psychoactives, les addictions sans substance (p. ex., l’addiction aux jeux d’argent), et plus spécifiquement, sur la polyconsommation dans laquelle l’alcool est aussi abordé. Les mesures intégrées dans la stratégie des addictions, qui recouvre toutes les formes de dépendances, ciblent davantage ces thèmes et se penchent également sur la réduction des risques sociaux, au regard d’une précarité grandissante chez les usagers de drogues.
Les principaux indicateurs qui ont permis d’évaluer l’impact de la politique des quatre piliers sont le nombre de consommateurs de drogue, le nombre de décès liés à la drogue ou au sida, l’ampleur de la délinquance liée à l’acquisition de drogue, enfin le sentiment de sécurité dans l’espace public.
À ce titre, on constate :
Par ailleurs, la Suisse fait partie des nombreuses organisations internationales qui traitent des problématiques liées aux drogues. Aussi la retrouve-t-on dans les instances suivantes :
Elle a également ratifié les trois conventions internationales de l’ONU relatives au contrôle des drogues :
La Suisse est également signataire de plusieurs traités relatifs aux droits humains qui tiennent un rôle majeur dans le domaine de la consommation des stupéfiants. Ces différents traités garantissent, entre autres, le droit à la vie, l’interdiction de la torture, des peines et des traitements inhumains ou dégradants, le droit à un procès équitable, le droit à la santé ou encore la protection contre la discrimination. La protection de ces droits universels forme la base de la politique suisse en matière de drogue.
La thématique de la drogue influence également la coopération internationale de la Suisse. Pour ce qui est des drogues illégales, la Suisse s’engage à :
La politique des quatre piliers attache autant d’importance à la protection de la société qu’à la réhabilitation des personnes toxicomanes. Les mesures prises dès le début des années 90 ont permis de réduire considérablement les conséquences de la consommation de drogues pour l’ensemble de la société. Par exemple, les traitements de substitution ont provoqué une diminution de 60 à 90% des délits contre la propriété (vols, cambriolages) selon les cas.
La lutte efficace contre la propagation des maladies infectieuses et la forte diminution observée du sida dans la population toxicomane réduisent les risques sanitaires pour l’ensemble de la société. Les programmes d’échanges de seringues permettent de diminuer fortement la présence de matériel d’injection dans les lieux publics.
Dans la difficile situation sociale, sanitaire et psychologique d’une dépendance forte à la drogue, les discours simplistes et moralisateurs ne fonctionnent pas. La répression seule non plus. Même dans les pays où la peine de mort existe pour la drogue, la consommation persiste (ex. : en Asie du Sud-Est). C’est pour cela que la répression doit s’accompagner de mesures plus solidaires, qui permettent aux personnes en souffrance de retrouver une dignité.
La politique des quatre piliers se fixe des buts clairs et précis, comme la sécurité publique et l’abstinence. Pour y arriver, elle privilégie une démarche ouverte et transparente. Les nombreux débats politiques sur la drogue en Suisse ont poussé les pouvoirs publics à mesurer systématiquement les effets des mesures mises en place. Aujourd’hui, après quinze ans de mise en œuvre de la politique des quatre piliers, on observe les résultats suivants :
Grâce à cette approche scientifique du problème, la Suisse a réussi à faire changer d’avis de nombreux pays qui privilégiaient une politique simpliste d’inspiration purement moraliste. Même les grandes organisations internationales comme l’UE, l’OMS ou l’UNODC ont changé d’avis face au problème, en constatant la solidité des résultats mesurés sur le terrain.
La politique des quatre piliers est l’une des politiques les plus évaluées dans le monde ! Elle fait l’objet d’une surveillance constante, selon les règles très strictes de la médecine moderne.
Régulièrement, des stagiaires policiers viennent visiter le Quai 9 et bénéficient d’une sensibilisation à cette politique des quatre piliers. Nous sommes amenés à insister sur notre vision de la RdR qui, de fait, modifie le regard sur les consommations de substances.
Le Non-jugement, éviter d’avoir des principes moralistes et le fait que la politique de RdR ne s’inscrit pas dans un paradigme lié à l’abstinence ni à l‘injonction thérapeutique.
Si certains policiers sont en capacité d’entrevoir ce point de vue et d’admettre que cette politique de RdR a permis des avancées considérables en santé publique auprès du public concerné, tous n’en retiennent pas le bien-fondé et restent arc-boutés sur la consommation d’une substance illégale. Être en capacité de tolérer l’illégalité n’est pas compréhensible par tous, il faut bien l’admettre.
De ce fait, au quotidien et en fonction des patrouilles policières, le travail au Quai 9 est plus ou moins simple. Au regard de l’activité de la salle de consommation, il va de soi qu’il n’est pas possible d’interpeller une personne se rendant à la salle, au prétexte qu’ elle a du produit sur elle. Si une grande majorité des policiers municipaux (police de proximité) entendent et comprennent ce point de vue, il n’en est pas toujours de même avec la police cantonale (équivalent de la gendarmerie). C’est donc un travail au quotidien qui permet de maintenir un fonctionnement acceptable par tous. La présence policière entraîne de fait une crispation aux alentours de la salle de consommation et provoque une ambiance tendue au sein même du lieu.
Cependant, nous pouvons, par ailleurs et au regard des accès de violence au sein même de la salle ou à proximité, être contraints de faire appel aux forces policières, comme une aide extérieure de ce qui ne peut plus être géré par les collaborateurs. Cet état de fait provoque parfois de l‘ambiguïté ou plutôt une confusion des attentes du rôle de la police qui est, de facto, associée à la gestion du quotidien d’une salle de consommation située au centre d’une ville telle que Genève. Cette confusion pourrait se traduire par « besoin de la police mais pas trop tout de même ». D’autre part, et il me semble important de le souligner, cette « collaboration » ou partenariat avec les forces de l’ordre peut être amenée à quelques suspicions de la part des usagers envers l’équipe du Quai 9 et plus largement de Première ligne. Soulignons également que la présence d’une salle de consommation attire de fait les dealers qui ne sont pas les bienvenus au sein de notre lieu, mais qui pourraient avoir tendance, du moins pour certains, à « profiter » du lieu pour vendre en toute quiétude.
Première ligne ne soutient bien évidemment pas les vendeurs de stupéfiants, mais ne collabore pas pour autant avec la police pour dénoncer les dealers. Nous devons faire comprendre aux forces de l’ordre qu’il existe une différence entre ce que nous appelons « le deal de fourmi » qui n’a d’autre objectif que de permettre la consommation et le deal qui aurait des objectifs lucratifs.
Notre travail au quotidien avec la police nécessite de donner sens à cette politique des quatre piliers qui vise à souligner comme primordiale une approche de réduction des risques et d’insister : une approche trop répressive ne serait que contre-productive. Et dans le même temps, il s’agit de faire comprendre aux usagers que l’existence d’une salle de consommation n’ouvre pas les portes d’un possible trafic qui resterait impuni.