octobre 2018
Joanne Csete (Columbia University, New York)
Après plusieurs siècles d’augmentation régulière, l’espérance de vie aux États-Unis a décliné ces dernières années, spécialement au sein de la population blanche, qui est supposée constituer le segment de la société le plus privilégié. Les décès liés à la consommation de drogue, et plus particulièrement aux overdoses d’opioïdes y contribuent de façon importante, bien qu’elles ne soient pas la seule raison de ce déclin – les décès liés à la consommation d’alcool et les suicides sont également en augmentation. Les décès liés aux overdoses d’opioïdes ont plus que quadruplé par rapport au nombre d’habitants de 2000 à 2016. Détruisant le mythe selon lequel les problèmes de drogues concernent exclusivement les populations minoritaires des centres urbains, ces drames frappent les ménages à moyen et bas revenus des banlieues blanches et même des zones rurales, très mal préparées à ce genre de catastrophe.
Le problème des overdoses d’opioïdes aux États-Unis est complexe et a pris des formes distinctes dans différentes parties du pays. Cependant, de nombreuses études sur plusieurs années montrent que dans de nombreuses régions, il prend racine dans la prescription excessive de médicaments à base d’opioïdes résultant de la promotion agressive de leurs fabricants auprès des médecins et dentistes. Purdue Pharma – la firme pharmaceutique qui produit l’opioïde Oxicontin (nom générique oxycodone) – a dépensé des millions de dollars dans une campagne auprès des médecins prescripteurs destinée à les persuader que, lorsqu’elle était « utilisée correctement » dans la gestion de douleurs non liées au cancer, l’Oxicontin n’était pas addictogène. Bien qu’en contradiction avec les preuves scientifiques disponibles à l’époque, ce message a trouvé un écho favorable chez les prescripteurs et dans le public. En 2017, les États-Unis, qui représentent environ 4% de la population du globe, consommeraient 30% de la totalité de la consommation mondiale des opioïdes sur prescription. Il s’agit de plusieurs fois la consommation de la plupart des pays européens par rapport au nombre d’habitants. La prescription excessive d’opioïdes dans le cas de maux de dents, blessures sportives et autres, a souvent été exacerbée par le refus des assurances de couvrir les traitements alternatifs de gestion de la douleur, tels que la physiothérapie, l’acupuncture et les antidouleurs sans opioïdes.
Aux États-Unis, en raison de la décentralisation et de la privatisation du système de santé et de l’absence de moyens adéquats pour réguler les prescriptions de médicaments, il a été possible pour un petit nombre de médecins prescripteurs peu scrupuleux de créer ce qu’on a appelé les « pill mills » (moulins à pilules). Dans ces « cliniques », on pouvait, en payant en liquide, se procurer l’équivalent de plusieurs mois de médicaments opioïdes sans même avoir été examiné par un médecin. Il est évident qu’un grand nombre de ces pilules ont été revendues illégalement. Mais quand les autorités fédérales identifièrent le problème et furent sur le point de démanteler les « pill mills », l’industrie pharmaceutique et les réseaux de distribution utilisèrent leur énorme pouvoir de lobbying pour bloquer ces tentatives. Ils réussirent à faire adopter un projet de loi limitant le pouvoir des agents chargés du contrôle des médicaments dans leur lutte contre les « pill mills ». Peu à peu, quelques-uns des cinquante États américains promulguèrent leurs propres lois contre les « pill mills » ou tentèrent d’une autre manière de réduire la prescription excessive d’opioïdes.
Il est trop tôt pour connaître les résultats de ces mesures prises au niveau des États, mais il est clair que dans de nombreux lieux où les opioïdes sur ordonnance sont devenus difficiles à trouver, les vendeurs d’héroïne sont rapidement apparus sur ce marché avec une héroïne relativement bon marché. La vente d’héroïne dans les banlieues et les zones semi-rurales a produit un modèle commercial que certains ont comparé à celui des livreurs de pizza – des réseaux discrets de revendeurs non violents qui livrent directement au client en petites quantités – et qu’il a été difficile de contrôler. Leurs opérations sont bien conçues pour les petites agglomérations, les banlieues et même les zones semi-rurales. Ce modèle convient également très bien au marketing du fentanyl ou des mélanges héroïne-fentanyl. Le fentanyl est un opioïde plus facile à produire et beaucoup plus puissant que l’héroïne ou la morphine, ce qui le rend efficace en petites doses faciles à transporter et à dissimuler. Il a parfaitement servi le discret système de livraison de drogue fondé sur l’automobile dans les petites et grandes villes et a grandement contribué à augmenter le nombre de décès par overdose.
Même si on pouvait instantanément installer un meilleur système de contrôle de l’accès aux opioïdes aux États-Unis, le nombre de personnes dépendantes constituerait en soi un grave problème de santé publique. Et c’est là que la longue histoire étasunienne de résistance aux traitements de substitution (avec la méthadone ou la buprénorphine), ainsi qu’à d’autres mesures de réduction des risques se révèle mortelle. Bien que certains gouvernements d’États et de villes aient amélioré l’accès aux traitements de substitution et que le gouvernement fédéral ait recommandé d’augmenter les investissements dans ces traitements, le pourcentage des malades ayant accès aux traitements de substitution reste faible. Il n’y a de loin pas assez de médecins délivrant de la buprénorphine pour satisfaire la demande et les cliniques fournissant de la méthadone – qui ne donnent que rarement des doses d’avance – exigent chaque matin des patients de longues heures d’attente devant des cabinets autonomes qui peuvent se révéler stigmatisants, peu pratiques et qui ne sont pas toujours remboursés par les assurances maladie.
La politique de réduction des risques est encore considérée par un grand nombre de décideurs étasuniens comme « envoyant le mauvais message » à propos des drogues, un corollaire à la longue histoire d’amour qu’entretiennent les États-Unis avec les programmes fondés sur l’abstinence. Aux États-Unis, les échanges de seringues font face à une série vertigineuse d’obstacles politiques, juridiques et sociaux. On parle de sites d’injection supervisés dans plusieurs villes, mais ils n’existent toujours pas, du moins pas ouvertement. La naloxone est de plus en plus disponible à l’achat dans certaines villes, mais elle est coûteuse et rarement subventionnée. Les tribunaux spécialisés dans les questions relatives à la toxicomanie, qui sont politiquement populaires et qui visent à offrir un traitement de la toxicomanie supervisé par le tribunal comme alternative à l’incarcération, excluent souvent les méthodes de substitution comme option de traitement sans autre motif que les préjugés du juge. Bien que des bandelettes réactives efficaces existent pour tester la présence de fentanyl, les tests sur les drogues illicites – une autre importante mesure de réduction des risques – ne sont généralement pas pratiqués. Les États-Unis ont complètement tourné le dos à certaines manières évidentes et pragmatiques de faire face à une crise d’overdoses sans précédent.
La plupart des pays européens jouissent probablement d’un certain degré de protection face à une crise liée aux overdoses, comme celle à laquelle sont confrontés les États-Unis, qui tient à la fois à la manière dont les consommateurs acquièrent les opioïdes et aux possibilités qu’ils ont de se protéger des overdoses s’ils en sont dépendants. Les pays ayant un système de santé étatisé ou quasi étatisé disposent généralement de protections institutionnalisées contre la prescription excessive d’opioïdes, qui incluent un contrôle efficace de la commande et de la distribution de médicaments et des dossiers électroniques, qui servent de rempart à la corruption des médecins qui existe aux États-Unis. Les assurances de santé nationales – et les assureurs privés contrôlés – peuvent couvrir des approches alternatives du traitement de la douleur plus facilement qu’aux États-Unis.
Plus important encore, l’engagement européen en faveur des politiques de réduction des risques et des traitements de substitution est crucial pour se protéger d’une augmentation catastrophique des overdoses liées à la consommation d’opioïdes. Cette protection est évidente dans les nombreuses régions d’Europe de l’Ouest où existent des locaux d’injection supervisés qui ont connu des milliers d’épisodes d’overdose sans qu’aucun décès ne soit signalé. La plus grande accessibilité à des traitements de substitution, incluant les prisons, et la généralisation de ceux-ci dans la médecine de premier recours sont des facteurs cruciaux dans la prévention des overdoses.
Un facteur très important réside également dans la disponibilité de traitements à base d’héroïne de qualité médicale pour les personnes souffrant de dépendance chronique – une forme de traitement encore politiquement inacceptable aux États-Unis. Fournir de la naloxone, particulièrement aux personnes sortant de prison et à d’autres groupes à haut risque d’overdose, est également une priorité pour certains pays européens. De façon plus décisive peut-être, la décriminalisation et la dépénalisation de crimes mineurs liés à la drogue facilitent l’accès aux services sociaux dont les consommateurs pourraient avoir besoin.
Pour de nombreuses raisons cependant, la crise d’overdoses à laquelle sont confrontés les États-Unis devrait néanmoins servir d’avertissement à l’Europe. Premièrement parce que les promesses de profits importants motivent une forme de vente agressive des médicaments opioïdes. Bien que Purdue Pharma et d’autres fabricants d’opioïdes doivent faire face à des procès dans les cours étasuniennes, personne ne les empêche de reproduire leurs techniques de ventes dans d’autres régions du monde. Sentant s’amenuiser les énormes profits réalisés aux USA grâce aux prescriptions excessives, les propriétaires de Purdue Pharma concentrent leurs efforts de vente en dehors de leur pays. Par le biais d’une société appelée Mundipharma, ils utilisent les mêmes stratégies de distorsion des faits scientifiques dans le but d’inciter des médecins à prescrire des médicaments opioïdes « non addictogènes » en Europe, en Amérique latine et dans certaines parties de l’Asie. Comme le notait un observateur étasunien, c’est l’histoire de la promotion du tabac à l’américaine qui se répète : à mesure que les réglementations se durcissent (tardivement) aux États-Unis, l’industrie cible les consommateurs à hauts revenus et les classes moyennes émergentes d’autres pays. La grande partie des acteurs européens de la santé sont indubitablement mieux formés dans les traitements de l’addiction et, pour cette raison, mieux préparés pour résister aux distorsions scientifiques de Mundipharma que leurs homologues américains, mais il serait bon de promouvoir les recherches pertinentes dans les écoles de médecine et auprès des praticiens.
Deuxièmement, l’expérience étasunienne montre le caractère agile et discret du marché du fentanyl, et la facilité à ajouter le fentanyl à une large variété de substances. Dans l’Union européenne, quelque 25 nouveaux opioïdes de synthèse ont été identifiés entre 2009 et 2016, dont 18 étaient des dérivés du fentanyl. Relativement peu d’overdoses et de décès ont été associés à ces produits en Europe. La surveillance des nouvelles substances, supérieure à celle des États-Unis, donne également un avantage dans la prévention d’une crise d’overdoses. Il importe néanmoins de noter que, comme on le voit dans le graphique p.3, l’émergence du fentanyl comme cause principale de mort par overdose a été très rapide. Très puissant à petites doses et relativement facile à synthétiser, c’est la substance idéale pour un grand nombre de trafics illicites. Les moyens disponibles et efficaces pour détecter la présence de fentanyl dans les drogues illicites doivent être engagés en Europe pour se préparer au pire.
Enfin, on peut espérer que l’Europe et les États-Unis tireront les leçons de l’expérience du Portugal en reconnaissant que la gestion de la dépendance aux drogues devrait inclure non seulement de nombreuses options thérapeutiques et des politiques de réduction des risques, mais également porter une attention soutenue aux racines socio-économiques de la consommation de drogues et des addictions. Le Portugal a non seulement décriminalisé toutes les infractions mineures liées à la drogue, mais a su utiliser les économies de moyens policiers réalisés grâce à cette décriminalisation pour renforcer les services sociaux, de logements et d’aide à l’emploi. Même si la mise en application de cette politique n’est pas parfaite et doit faire face à de fréquentes oppositions, on compte parmi ses résultats une spectaculaire diminution de la consommation de drogues par injection et un accroissement de la fréquentation des services de traitements de l’addiction et autres assistances. Aux États-Unis, les recherches sur les causes sociales et économiques des consommations problématiques sont très récentes, à l’exception d’un programme appelé Law Enforcement-Assisted Diversion (LEAD), présent dans un certain nombre de grandes villes, qui reprend une partie des éléments de l’expérience portugaise. Le programme LEAD enjoint les services de police à diriger les personnes impliquées dans des délits mineurs liés à la drogue vers les services sociaux et de santé sans les inculper formellement. L’expérience pilote s’est déroulée à Seattle, où elle a fait l’objet d’une documentation rigoureuse. On compte parmi les résultats une nette baisse de la récidive chez les personnes ayant bénéficié du programme LEAD, une plus grande probabilité de vivre dans un logement stable, de suivre un traitement (si nécessaire) et de participer à des programmes d’aide sociale, ainsi que d’importantes économies en frais de procès et d’incarcérations.
Le fort engagement des pays européens dans les programmes de gestion des problèmes liés à la drogue, ainsi que leur propension à ne pas incarcérer les personnes ayant commis des délits mineurs dans le domaine, leur sera d’une grande utilité, si les opioïdes de synthèse deviennent plus disponibles et plus largement utilisés sur leur territoire. Mais il demeure pertinent pour les décideurs en dehors des États-Unis de tirer les leçons des erreurs politiques ayant conduit à cette crise sans précédent et à mettre tout en œuvre pour que l’histoire ne se répète pas.