décembre 2019
Interview de Thierry Musset (HUG) par Natalie Castetz
ARP : À quel besoin répondait la création, en 1993, de votre poste d’infirmier spécialiste clinique en addictologie à l’hôpital cantonal de Genève ?
Thierry Musset : Vers la fin des années 80, il y a eu une augmentation importante d’hospitalisations d’usagers de drogues en lien avec l’épidémie du sida. À cette époque, près de la moitié des utilisateurs de drogues injectables étaient contaminés par ce virus. Une évaluation conduite par la Direction des soins avait mis en évidence des difficultés pour les soignants dans la prise en soins de ces patients.
C’est pour les soutenir que mon poste a été créé. Et concernant l’addictologie de liaison, deux autres spécialistes cliniques interviennent également dans les unités de soins, pour des consultations dédiées au tabac et à l’alcool.
ARP : Quelle évolution avez-vous constatée dans les pathologies des usagers de drogues accueillis à l’hôpital ?
Thierry Musset : Dans les années 90, avec l’explosion de l’épidémie du sida, l’hôpital accueillait des patients atteints de pathologies lourdes, avec des infections opportunistes telles que pneumonies, complications neurologiques ou baisse de leur état général. D’autres arrivaient dans le coma suite à des overdoses. Ensuite, ce furent des pathologies liées à la pratique de l’injection, comme les abcès, endocardites ou bactériémies. À cette époque, la cocaïne s’était fortement démocratisée, après la chute de son prix de vente dans la rue. L’augmentation de ces infections était probablement liée à l’augmentation du nombre d’injections quotidiennes, la cocaïne ayant une durée d’action plutôt courte.
Depuis environ dix ans, j’observe une tendance à « l’addicto-gériatrie », avec des patients âgés d’une soixantaine d’années mais atteints de pathologies de personnes âgées : ils ont survécu aux overdoses, hépatites et HIV mais souffrent d’insuffisance respiratoire chronique, d’ostéoporose… Certains se déplacent à l’aide d’un déambulateur, d’autres avec une bouteille d’oxygène dans le dos, atteints de maladies surtout liées à leur consommation de tabac et d’alcool.
ARP : Qui dit addictologie « de liaison » dit transversalité. Comment intervenez-vous ?
Thierry Musset : J’interviens à la demande des équipes soignantes de l’hôpital, dans toutes les unités de soins, que ce soit aux urgences, en médecine, en orthopédie ou en chirurgie, mais aussi parfois à la demande des patients eux-mêmes, qui me connaissent bien. Je vais les rencontrer, d’abord pour une évaluation clinique du problème de dépendance : produit utilisé, mode de consommation, risque potentiel de complications de sevrage. Je peux ainsi donner des conseils aux soignants pour la prise en soins du patient.
Mon premier objectif est de veiller au confort du patient, durant toute la durée de son hospitalisation : aucun usager de drogue dépendant ne doit être laissé en manque. Il s’agit donc de veiller à ce que les traitements de substitution soient poursuivis ou initiés, afin de permettre le bon déroulement des soins.
Mais mon activité consiste aussi à faire le lien et assu-rer l’interface entre l’hôpital et le réseau de soins de Genève, pierre angulaire de mon travail : les centres qui distribuent de la méthadone, la salle de consommation le Quai 9, gérée par l’association Première Ligne, ou même un médecin traitant peuvent nous signaler et envoyer un patient qui ne va pas bien, qui a de la fièvre, un abcès… Cette démarche rassure l’usager de drogue et favorise ainsi l’hospitalisation.
Enfin, mon activité consiste à préparer la sortie du patient et à l’orienter : ceux qui vivent dans la rue la précarité et la pression du deal ont connu une parenthèse durant leur hospitalisation. Ils ont pu se poser et sont parfois devenus accessibles à un projet de changement : c’est un moment privilégié pour les mettre en contact avec le réseau de soins. Nous avons mis en place un système qui garantit un bon déroulement des sorties. Tout patient ayant bénéficié d’un traitement de substitution durant son hospitalisation est automatiquement repris dans un programme ambulatoire, sans liste d’attente, par l’une des unités d’addictologie de Genève et de l’autre côté des frontières, par le service d’addictologie d’Annemasse, en Haute-Savoie, puisque nous avons parfois des patients français.
ARP : Les représentations qu’avaient les soignants de l’usage des drogues ont-elles changé ?
Thierry Musset : Oui, le regard s’est modifié au fil des années. Dans les années 80, l’accès aux soins en milieu hospitalier était compliqué pour les usagers de drogue qui l’évitaient autant qu’ils le pouvaient : ils n’y étaient pas forcément les bienvenus, étaient souvent laissés en manque, avec de rares perspectives d’un traitement de substitution.
Aujourd’hui, ils ne font plus peur aux soignants, ne sont plus considérés comme des pestiférés et des délinquants, et ne sont plus jamais laissés en manque durant leur hospitalisation. Les infirmières vont être les premières à s’assurer que les patients ont accès à un traitement de substitution quand ils sont dépendants ; elles poursuivent le traitement d’héroïne injectable pendant l’hospitalisation pour les patients officiellement en traitement d’héroïne médicale, ce qui est le cas de deux patients actuellement hospitalisés. Parfois, elles remettent des kits d’injection quand il arrive que des patients consomment des drogues de rue durant l’hospitalisation. Chaque nuit, les infirmières des urgences acceptent de remettre des kits d’injection aux usagers qui en font la demande, quand les programmes d’échange de seringues officiels sont fermés.
Le résultat est que l’usager de drogue qui a besoin de soins n’a plus peur de venir consulter à l’hôpital, ce qui n’était pas le cas autrefois.
ARP : Mais dispenser un traitement à un malade et remettre une drogue à un toxicomane, n’est-ce pas source de conflit « éthique » pour un soignant ?
Thierry Musset : Ce n’est pas toujours facile ! Poursuivre un traitement d’héroïne médicale à l’hôpital peut être source de questionnements et d’inquiétudes pour un certain nombre de soignants. D’autres peuvent être en difficulté en voyant que certains patients continuent à consommer des drogues illicites, y compris en utilisant des cathéters dédiés au traitement médical.
L’information et l’accompagnement sont indispensables mais il y a aussi un malentendu qui consiste à confondre le traitement du problème médical à l’origine de l’hospitalisation du patient avec le traitement du problème de l’addiction. On ne peut pas traiter une pneumonie ou un infarctus et réaliser en même temps un sevrage, sachant que la durée d’hospitalisation moyenne est de dix jours. Il faut avoir des objectifs de soins suffisamment modestes pour être réalistes.
ARP : Comment intervenez-vous en termes d’information et de formation et en termes de réduction des risques ?
Thierry Musset : De façon informelle, j’ai un rôle de réassurance auprès des soignants. Je passe régulièrement dans les unités de soins leur donner des conseils, proposer des outils cliniques comme des scores de sevrage ou des protocoles de soins, travailler le « comment être » avec les patients. À la longue, ce travail porte ses fruits. Dans les unités de soins qui ont l’habitude d’accueillir ces patients, les infirmières ont développé des habiletés importantes pour soigner les usagers de drogues et ont pu s’approprier des approches spécifiques comme la réduction des risques.
De façon plus formelle, j’interviens dans la formation permanente « en cours d’emploi » des infirmières et aides-soignantes, lors de sessions de deux à trois jours, autour des questions de l’addiction. J’interviens aussi dans la formation post-diplôme pour ceux qui se spécialisent et je participe aux journées d’accueil des nouveaux collaborateurs.
Je passe également beaucoup de mon temps avec les patients à parler de mode de consommation, d’hygiène d’injection, à donner des informations sur le réseau de soins et l’accès à un traitement à la sortie de l’hôpital pour essayer de prévenir les récidives, atténuer la morbidité, réduire les méfaits liés aux drogues.
ARP : Vous allez prochainement partir à la retraite. Quelles pistes d’amélioration recommandez-vous ?
Thierry Musset : Il faudrait poursuivre le travail de dé-stigmatisation, ce qui passe aussi par le langage utilisé : les mots « shooté », « alcoolo », « défoncé » ne peuvent que renforcer des contre-attitudes négatives et nuire à la qualité des soins.
Il ne faut pas non plus se focaliser uniquement sur les drogues illicites mais s’occuper davantage de la question du tabac et de l’alcool, sans bien sûr verser dans l’hygiénisme.
Enfin, il faut revoir le traitement de la douleur chez les patients dépendants des opiacés, qui ont une tolérance importante aux médicaments. Par crainte de leur nuire, d’aggraver leur dépendance en rajoutant des opiacés à la méthadone ou de provoquer des overdoses, les médecins laissent parfois ces patients avec des douleurs mal contrôlées.