avril 2024
Linda Zehetbauer, Paula Quadri Sanchez, Cyrilla Debons et Thomas Herquel (association Première ligne)
Depuis environ deux ans, le crack a pris ses quartiers autour du Quai 9, le local de consommation à moindre risque de Genève. Arrivé d’abord progressivement, le « caillou » s’est fait de plus en plus présent entre nos murs, jusqu’à déborder de la structure pour envahir ses environs. Une scène ouverte s’est ainsi développée à l’arrière du Quai 9 à l’été 2022, déstructurant totalement les pratiques et les relations. La situation s’est dégradée progressivement, avec une augmentation importante de la violence entre personnes usagères de drogues. Cette violence est malheureusement entrée dans nos murs, nous obligeant à exclure temporairement la consommation de crack en journée afin de pouvoir garantir la sécurité des collègues et des personnes fréquentant la structure. Les fumeur·euse·s de crack étaient pour la plupart connu·e·s du Quai 9, mais de nouvelles personnes arrivaient chaque jour sur la scène ouverte sans avoir accès à la salle de consommation.
Lors d’une importante consommation de crack, les impératifs vitaux (se nourrir, se laver, se reposer) passent au second plan. Si certaines personnes réussissaient à maintenir leur logement avec une consommation d’héroïne, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le nombre d’individus se retrouvant dans cette situation d’extrême précarité ne cesse d’augmenter, avec en parallèle tous les risques qui en découlent. Il y a tout d’abord les risques sanitaires, comme la surdose et l’exposition à des maladies transmissibles, notamment l’hépatite C. Les blessures et les infections, souvent péjorées par la vie à la rue, ont également fortement augmenté. La précarisation induit d’autres problématiques, telles que le chômage, la perte de logement, l’exclusion sociale, la violence, la dissolution des liens avec les institutions et la désaffiliation. L’atteinte à la dignité est profonde. De plus, les personnes passent beaucoup de temps dans l’espace public et sont exposées au regard des passant·e·s, des forces de l’ordre et surtout des habitant·e·s du quartier, dont le sentiment d’insécurité a augmenté. Ainsi, même des personnes que nous connaissions depuis des années – et avec lesquelles un important travail de stabilisation avait été fait –, se sont progressivement éloignées, nous obligeant à assister dans une forme d’impuissance à la dégradation de leur santé et de leurs conditions de vie 1.
Face à ce constat, l’association Première ligne a tiré la sonnette d’alarme. La première étape a été de réfléchir à l’interne sur ce que nous pouvions proposer dans un contexte de réduction des risques. Il est très vite apparu qu’il s’agissait de palier aux besoins de base : se nourrir, se loger et ne pas perdre le contact. Des ressources financières ont été rapidement débloquées par le Canton pour répondre à cette urgence socio-sanitaire, et plusieurs types d’intervention ont été mis en place : la distribution alimentaire (à raison de deux fois par jour), un travail de rue (sous forme de maraudes et de permanence sociale de jour) et un accueil de nuit, le SleepIn. Il s’agit d’un dispositif de 12 lits où des personnes particulièrement fragilisées peuvent dormir, avec la possibilité d’être accompagnées dans leurs consommation afin de retrouver le sommeil.
Néanmoins, il arrive que le besoin de s’éloigner du Quai 9 se fasse sentir. Depuis mai 2022, nous collaborons avec le lieu d’hébergement d’urgence « le Passage » pour la mise à l’abri d’usager·ère·s de drogues. Initialement pensé en 2021 pour des personnes consommant des dépresseurs, nous avons dû l’adapter et le faire grandir pour répondre à la situation. Nous sommes ainsi passés de trois lits en 2022 à 6 lits en septembre 2023, et à 12 dès janvier 2024. Nous avons noué une collaboration avec une deuxième structure, le CausE (collectif d’associations pour l’urgence sociale), afin de pouvoir développer des places d’accueil pour les femmes, le Passage étant réservé aux hommes. La particularité du projet est d’avoir également obtenu un financement permettant d’avoir deux postes d’accompagnement social et sanitaire, permettant d’accompagner à la fois les personnes accueillies et les structures accueillantes.
En amont, nous avons participé à plusieurs colloques du Passage et organisé deux formations sur les effets, les risques et la réduction des risques liés à l’usage de drogues afin de sensibiliser nos interlocuteur·trice·s à la réalité quotidienne des usager·ère·s et à leur difficulté à respecter un règlement. Le défi était que l’équipe du Passage accepte d’adapter leur cadre aux spécificités et besoins des usager·ère·s, pour éviter que la mise à l’abri ne devienne une source de stress supplémentaire et que les personnes se retrouvent à nouveau dans la rue à cause du non-respect des règles établies.
La collaboration entre le Passage et Première ligne est constituée d’échanges réguliers et concrets. Quatre personnes sont en charge du projet, deux travailleuses sociales du pôle de valorisation, une infirmière et un collaborateur du Quai 9. Chaque matin, nous recevons la liste des présences et un descriptif des faits marquants. S’ajoute à cela des visites hebdomadaires pour rencontrer les personnes hébergées ou échanger avec l’équipe du Passage. Nous sommes également disponibles en dehors de ces visites. Grâce à cette confiance mutuelle, il est arrivé que l’équipe du Passage, avec l’accord de la direction, ne sanctionne pas directement des manquements à leur règlement. Des entretiens tripartites sont alors organisés pour essayer de comprendre plutôt que de sanctionner.
Pour imager cette collaboration, prenons l’exemple de Bertrand 2 , hébergé depuis quatre mois au Passage. Il est consommateur de benzodiazépines et d’héroïne depuis de nombreuses années mais consomme depuis peu également du crack. Après avoir erré entre le SleepIn et le Quai 9, il a accepté notre proposition d’intégrer le Passage. S’il s’est d’abord senti mal à l’aise et stigmatisé par l’équipe du Passage, sans exactement savoir pourquoi, le fait de l’exprimer et d’échanger avec l’équipe de Première ligne l’a aidé à dépasser sa gêne et à se sentir à sa place dans cet hébergement.
Lors de sa première nuit d’absence, il se sentait coupable et craignait de retourner au Passage, mais l’équipe l’a accueilli en lui expliquant qu’il était important de prévenir de son absence afin qu’elle n’ait pas d’inquiétude. Avec cette posture, l’équipe a manifesté sa bienveillance envers Bertrand, qui n’a pas été sanctionné. Un jour, il a été retrouvé en train de consommer dans son lit et a été prié de faire ses affaires pour sortir de la structure. Il nous a finalement appelé pour échanger sur la situation. Avec l’accord de la direction, nous avons organisé un entretien tripartite le jour même pour essayer de comprendre la situation et rappeler les règles. Cet entretien et la confiance que l’équipe lui a à nouveau accordée lui ont remonté le moral, ce dernier ayant même formulé l’envie d’avoir des affaires propres afin de se sentir mieux. Finalement, un soir, l’équipe de la maraude rencontre Bertrand à 23h30 devant le Quai 9. Il se sentait mal, était en manque et paniqué car il était déjà en retard pour rentrer au Passage. Nous avons pu avertir le Passage et excuser Bertrand, qui a pu rester au Quai 9 pour consommer et pour se reposer au SleepIn.
Grâce aux efforts communs de notre collaboration, la plupart de nos usager·ère·s ont pu rester suffisamment longtemps au Passage pour se stabiliser et se reposer. Le fait de pouvoir retrouver un rythme de sommeil a souvent des effets importants sur la maîtrise de la consommation, limitant les pertes de poids et permettant un retour aux soins. Cette stabilisation nous permet de nous concentrer sur l’accompagnement social et sanitaire de nos bénéficiaires, la plupart d’entre eux·elles se trouvant face à une multitude de problèmes pour lesquels elles n’arrivent plus à faire des démarches. Elles perçoivent cette situation comme une répétition d’échecs dont elles se sentent responsables. Le seuil d’accès aux institutions tels que l’hospice général, le Service de protection de l’adulte (SPAd) ou les institutions médicales semble trop haut 3 pour cette population fragilisée et dépassée par la consommation.
Afin de les aider à sortir de cette spirale d’auto-dévalorisation, nous adoptons un accompagnement professionnel orienté vers des solutions, et adapté aux fonctionnements et aux besoins exprimés. Nous élaborons un projet personnalisé au début de chaque séjour, en mettant l’accent sur leurs ressources, afin qu’ils·elles reprennent petit à petit le contrôle sur leur vie. Notre dispositif social bas seuil nous permet d’adapter notre pratique, en allant à la rencontre des personnes, en les accompagnant physiquement aux rendez-vous, en sortant de nos murs pour les retrouver lorsque le lien est rompu. La proximité avec la salle de consommation nous permet également de maintenir le lien avec les personnes qui sont dépassées par leur consommation et qui s’y rendent quotidiennement. Par ce biais, nous pouvons entrer en contact, rappeler un rendez-vous ou simplement discuter d’un projet. Nous effectuons ainsi un micro-coaching, en mettant l’accent sur les petites réussites et les apprentissages réalisés lors d’un moment plus difficile à vivre. Les démarches concrètes permettent à la personne de se mettre en mouvement, de se sentir capable d’avancer dans son projet et de redevenir actrice de sa trajectoire de vie.
L’hébergement d’urgence est un puissant levier pour aider les personnes usagères de drogues à sortir de l’espace public, à se décentrer de leur consommation durant la nuit et à se reposer en sécurité. C’est l’étape première et essentielle dans l’accompagnement vers une situation plus adéquate.
L’exemple de la collaboration entre Première ligne et le Passage met en lumière les différents défis qui entourent la mise à l’abri des personnes avec une consommation active. Une institution qui souhaite accueillir des personnes usagères de drogues doit en effet pouvoir s’adapter aux spécificités, aux besoins et au fonctionnement de cette population, tout en garantissant un cadre permettant un accueil collectif. Mais comment adapter l’accompagnement social ? Quelle posture adopter pour que les personnes suivies soient dans un processus de reprise de liens ? Une réflexion constante concernant nos pratiques professionnelles est ainsi nécessaire, et prend forme au travers de formations, d’échanges d’idées et d’une communication permanente entre nos équipes.
Bien que nous ayons opté pour un suivi orienté solutions, adapté au fonctionnement et aux besoins exprimés par les bénéficiaires, nous n’intervenons pas de manière isolée. Dès lors, comment travailler activement ensemble dans le réseau socio-sanitaire pour inclure cette population fragilisée ? Comment tisser des liens « plus denses » pour qu’elle ne se perdent pas entre les différentes institutions ? Quels nouveaux dispositifs sont à développer à Genève pour répondre aux besoins fondamentaux de la population en consommation active ? Est-ce que le housing first pourrait être une prestation adéquate afin de stabiliser les situations de rupture ? Serait-il possible d’intervenir en amont de la perte de logement ?
Autant de questions qui restent ouvertes et qui vont continuer à agiter Première ligne et nos partenaires dans les prochains mois.