avril 2024
L’espace public c’est la grande colocation qui nous réunit. Un espace qui nous appartient à toutes et tous mais, paradoxalement, aussi à aucun∙e d’entre nous en particulier. C’est le lieu du vivre ensemble, où nous nous déplaçons, nous réunissons, nous rencontrons et nous faisons apostropher. Un endroit où des personnes s’amusent et d’autres souffrent. Où certain·e·s vont vers autrui pour lui apporter leur aide alors que d’autres y font de la publicité pour des produits psychoactifs. Un espace qui a ses règles explicites et ses institutions chargées de les faire respecter, mais aussi des normes plus implicites qui peuvent elles aussi conduire à des sanctions sociales, de la stigmatisation, de la souffrance.
Le sujet méritait donc bien un numéro de Dépendances. Ce qui nous a incité à le faire c’est aussi que de nombreuses villes, grandes et plus petites, ont été récemment confrontées à la réémergence de « crises » liées à la consommation et/ou à la vente de drogues illégales dans l’espace public. D’ailleurs, au moment d’écrire ces lignes, personne ne sait ce que l’été 2024 nous réserve et si les mesures décidées l’an passé permettront de changer cette situation. L’heure est plutôt au pessimisme.
Certain∙e∙s ont sans doute vu dans ces « crises » une drug panic de plus, une exagération politique et médiatique servant à renforcer un « système » d’exclusion. Pour les autres, dont je fais partie, il s’est aussi passé quelque chose d’inhabituel et d’inquiétant : tous les indicateurs sanitaires, sociaux ou sécuritaires semblent évoluer, un peu ou beaucoup, dans la mauvaise direction. La situation en ville de Genève en a sans doute été l’illustration la plus criante.
Après, chacun∙e a son explication sur les causes de cette situation : crise du logement, de la précarité, de la migration, du crack, des moyens et des effectifs, du système de santé ou social, ou encore conséquence indirecte de la pandémie. La vérité se trouve sans doute au confluent de ces explications. Mais ce qui compte aussi c’est notre capacité à répondre à ce qui se passe. L’avons-nous ? Au pays des scènes ouvertes des années 1980-1990 qui se félicite d’avoir inventé une politique pour y répondre ? Pas si sûr. Comme le montre l’excellent documentaire « Addictions »(https://piproduction.ch/portfolio-item/politique-drogues/), les différent∙e∙s intervenant∙e∙s de l’époque se sont souvent fait la guerre avant de se mettre ensemble à la recherche de solutions. Ce qui a pris du temps à naître, et qui a été au cœur du modèle helvétique, c’est la reconnaissance par chacun∙e des limites de son action et, donc, de la nécessité de travailler ensemble.
Des représentant∙e∙s du gouvernement canadien étaient récemment en Suisse, à la recherche de pistes pour réduire les milliers de décès liés chaque année à la consommation de fentanyls, de nitazènes ou de xylazine. Cette épidémie nord-américaine de surdoses glace le sang. Et si ce n’était pas la cocaïne/le crack mais ces autres substances qui se trouvaient au cœur de la situation que nous observons chez nous ? Saurions-nous agir promptement et collectivement pour sauver les vies et mettre les gens à l’abri ? La réaction à la pandémie de Covid-19 et au semi-confinement il y a quatre ans suggère que nous savons mobiliser de sacrées ressources quand il le faut (voir le numéro 68 de Dépendances « Face à la crise »), au moins à court terme. Mais sommes-nous aussi paré∙e∙s à intervenir collectivement face à des « crises » (un peu) moins aiguës comme celle que nous observons aujourd’hui dans les espaces publics de nos villes ? La question mérite d’être posée.
Frank Zobel