avril 2024
Michele Montet (Ville de Lausanne)
L’espace récréatif de la Grenette est un espace d’accueil gratuit, dédié aux familles lausannoises et alentours, piloté par le Service de la petite enfance de la Ville de Lausanne. Cette structure a pour objectif d’animer la place nord de la Riponne, fréquentée par la population marginalisée. L’infrastructure comprend des locaux sur deux étages et une terrasse sur laquelle est peint un parcours cyclable pour les enfants. L’espace récréatif est complété par des bacs potagers attenants, hérités du passage de Lausanne-Jardins 2014.
À la belle saison, les deux terrasses des cafés-bars d’à côté permettent aux familles de se restaurer pendant que les enfants jouent. La Grenette est un lieu convivial, ouvert à toutes et tous, facilitant la mixité sociale de la population : familles établies dans la précarité ou l’opulence, familles migrantes, de passage, en difficulté momentanée ou à l’aise dans leur rôle de parents, en situation d’addiction ou simplement désireuses de passer un moment à jouer avec leur enfant dans un lieu pensé pour elles. Une option de garde est également offerte, pour les enfants âgés de 3 à 12 ans, permettant aux parents de quitter l’enceinte du lieu durant deux heures et de prendre un moment pour soi. L’équipe éducative de la Grenette est complétée par une équipe de maison, composée des usager·ère·s habituel·le·s rencontré·e·s sur la place.
Après la fermeture de deux locaux appartenant à la Ville de Lausanne – celui du restaurant Mövenpick en 1998, suivi six ans après par le cinéma Romandie –, le public a progressivement abandonné la zone nord de la place de la Riponne. En 2014, la place était déjà squattée par des personnes marginalisées, affectueusement renommés « nos Voisin·e·s » par le personnel de la Grenette.
La Ville de Lausanne, partie à la reconquête du nord de la Riponne par le Service des parcs et domaines – organisateur de la manifestation Lausanne-Jardins 2014 –, a reproduit en ville les champs de fleurs en libre-service que l’on trouve en campagne. Ce support floral était coloré par l’espoir qu’une population, trop timide et rare à cette époque, traverse à nouveau la route depuis la place pour se réapproprier cet endroit. Une fois les fleurs en mains, les badauds pouvaient se restaurer à la buvette rénovée pour l’occasion. Le Service de la petite enfance de la Ville de Lausanne prête alors main-forte au projet de Lausanne-Jardins en gérant une halte-jeux gratuite avec un jardin de la circulation pour que les enfants pédalent gaiement pendant que leurs parents s’attablent en terrasse. L’offre est complétée par une bibliothèque et une scène musicale éphémère.
En amont, l’éducatrice de l’enfance, en charge de l’animation de la saison 2014, s’approche des personnes en situation d’addiction pour évaluer si la présence d’enfants est compatible avec leurs habitudes quotidiennes. La réponse enthousiaste des personnes rencontrées la rassure aussitôt sur la faisabilité de l’accueil. Touchée par leur préoccupation de montrer « le mauvais exemple aux enfants », une collaboration se dessine, notamment pour le ramassage des verres vides et des bouteilles cassées, dans le périmètre occupé par les enfants. Une cabine de toilettes chimiques est installée sur la place un autre « Voisin » vient spontanément prêter main forte, pour que les enfants et les familles retrouvent les WC en bon état au petit matin. Le public noctambule laisse bien souvent ce coin d’aisance dans un drôle d’état au point que « notre Voisin-gardien » reste assis, devant la cabine, une bonne partie de la nuit, sur un seau retourné et appuyé sur un balai. D’autres « Voisin·e·s » fabriquent, avec du matériel de récupération, un tunnel pour les enfants ainsi qu’un chevalet à peinture sur roulettes.
Le futur gérant du bar se joint également à l’échange, au cours duquel apparaît le nom de la Grenette. Un « Voisin », connaisseur de l’histoire de Lausanne, nous évoque la Grenette de Lausanne, halle à blé où se tenait également des foires au bétail, entre 1840 et 1933. Une Grenette est un marché couvert où les fermier·ère·s de l’époque venaient nourrir les citadin·e·s. Dans plusieurs villes de Suisse, on retrouve la trace de ces bâtiments au détour du nom d’une rue ou d’un café. Nous regardons des clichés de cette époque et nous imaginons alors le lieu à venir comme un endroit où l’on cultiverait ensemble la mixité sociale. La manifestation Lausanne-Jardins 2014 démarre ainsi avec ce nom, tant pour le bar que pour l’espace d’accueil des enfants. Le succès est au rendez-vous, les saisons d’ouverture se suivent et la halte-jeux se développe dans les locaux attenants à la terrasse jusqu’à se pérenniser le 1er décembre 2018 sous le nom d’ « espace récréatif de la Grenette ».
La collaboration avec « les Voisin·e·s » s’intensifie au fil du temps et de la fréquentation du lieu. Aujourd’hui, trois d’entre eux·elles sont au bénéfice de contrats fixes de travail à des taux de 30 et 40% auprès du Service de la petite enfance de la Ville de Lausanne. Ils·elles entretiennent les locaux, la terrasse et les bacs à fleurs hérités de Lausanne-Jardins, renommés « le potager de la Grenette ». Trois autres « Voisin·e·s » ont des contrats de remplacements pour pallier les absences du personnel fixe.
La situation sanitaire et sociale des personnes consommatrices de drogues présentes sur la place de la Riponne s’est dégradée et intensifiée ces derniers temps, au point de défrayer la chronique l’été dernier. Cela a notamment eu pour conséquence un renforcement de la présence policière ainsi que l’engagement d’une équipe sociale de rue. Mais cette effervescence n’a pas autrement perturbé les activités de l’espace récréatif : les enfants ont continué de jouer et les parents à nous fréquenter. Qu’est-ce qui a donc permis cette forme de tranquillité, de sécurité de l’équipe éducative en place malgré le climat d’urgence ?
Nous pensons que le lien tissé avec « nos Voisin·e·s » au fil du temps, la reconnaissance de leurs coups de mains par un contrat de travail pour certains d’entre eux·elles, ont probablement grandement participé à maintenir le calme. Leur mission est de garder la Grenette et son périmètre propre et sécure pour toutes et tous. Avant l’ouverture de la structure, ils·elles s’activent à ramasser les éventuels déchets liés à la consommation et les évacuent correctement, tout en participant au récent monitorage des déchets trouvés dans l’espace public mis en place par la Ville de Lausanne. L’horaire de travail de l’équipe d’intendance se termine au moment où les enfants et les familles arrivent. Pourtant, leur sentiment d’appartenance au lieu et leur conscience de la présence d’enfants perdurent au-delà de leurs horaires. Témoins d’une situation d’incivilité (bagarre, trafic, littering, violence verbale…) de la part de l’un·e de leurs pairs, ils·elles interviennent immédiatement et remettent de l’ordre, parfois en haussant la voix ou en chassant la personne problématique. Cette forme d’autocontrôle du périmètre dédié aux enfants se prolonge jusqu’à tard dans la soirée, même après la fermeture de l’espace récréatif. Nos « Voisin·e·s », avec ou sans contrat de travail, sont ainsi devenu·e·s les « Gardien·ne·s de la Grenette ». Ils·elles vivent au quotidien les bénéfices de la mixité sociale et ont, pour certain·e·s, retrouvé une dignité, un travail, un sentiment d’utilité, une reconnaissance ou un logis. Les enfants les saluent, certains parents leur sourient, un membre de l’équipe leur offre un en-cas ou un t-shirt ou encore les passant·e·s complimentent les cultures potagères lorsqu’ils sont en train d’arroser. Des petits gestes qui alimentent le lien social.
Les écouter nous raconter leur parcours de vie, mieux les connaitre et tisser une relation avec certains d’entre eux·elles a également nourri les réflexions de l’équipe éducative sur ce qu’est la marginalité, la toxicomanie, l’accueil bas-seuil, l’intégration des migrant·e·s, le quotidien d’un parent toxicomane, la place de l’enfant dans la ville, dans la société actuelle. Car la marginalité, c’est aussi une forme de refus de se soumettre aux normes sociales dominantes, ce que nous avons souvent entendu dans leurs récits de vie. Une enfance difficile, des souvenirs douloureux lors du passage à l’école, les dictas de la mode et du consumérisme, en passant par les nombreuses injonctions de la vie professionnelle, une perte d’emploi, un divorce ou une maladie ont conduit ces personnes à se mettre en partie en retrait du système. Personne n’est vraiment à l’abri de situations malheureuses, qui s’enchaînent parfois comme une spirale infernale.
Certains parents s’interrogent parfois de cette proximité ou réagissent en exprimant leurs craintes. L’équipe éducative accueille avec ouverture ces réactions et les rassure en leur expliquant combien nos « Voisin·e·s » sont précieux·ses pour la bonne marche du lieu. Parfois, les regards changent et la peur de l’autre s’estompe.
L’annonce de l’ouverture d’un nouvel espace de consommation sécurisé (ECS) a également fait réagir, notamment par la crainte de la proximité entre les enfants et les toxicomanes. Cet espace de consommation sera géré par la Fondation ABS, déjà présente sur la place avec le Distribus. Active depuis 1999 dans le domaine de la réduction des risques et des dommages liés à l’usage de drogues, elle se profile comme nouveau partenaire pour l’équipe de la Grenette. ABS propose par exemple régulièrement « des p’tits jobs » à ses usager·ère·s, leur permettant de se rendre utiles tout en gagnant quelques sous.
En 2024, la Fondation ABS fête ses 25 ans d’existence et la Grenette souffle 10 bougies. Réunies sur une place au cœur de la ville, bétonnée et malfamée dans la représentation d’un grand nombre de Lausannois·es, un joli défi se présente à nous. La manifestation de Lausanne-Jardins aura également lieu en 2024, avec un parcours d’art paysager le long des rives du Léman, sur le thème « entre l’eau et nous ». Pour faire un clin d’œil à cette manifestation qui a donné vie à la Grenette, nous pensons nous réunir autour du potager, sur le thème de l’eau et des enjeux climatiques qui nous demandent de repenser l’utilisation de cette précieuse ressource. Les « oyas » sont des poteries d’irrigations, enterrées dans le potager qui diffusent l’humidité nécessaire aux plantes voisines. En somme, une autre histoire de voisins ! Une technique ancestrale qui permettra à la fois d’économiser l’eau d’arrosage et de développer des p’tits jobs supplémentaires.
Les intervenant·e·s sociaux d’ABS et les éducateur·trice·s de l’enfance accompagneront ainsi leur public respectif dans cette démarche. Contribuer au lien social par l’intermédiaire de l’entretien de ce potager ultra urbain relie l’humain au vivant, à l’environnement dont il est dépendant. C’est d’ailleurs l’une des valeurs pédagogiques phare de l’équipe éducative de la Grenette: prendre soin du vivant sous toutes ses formes. Un·e usager·ère de la place qui vient demander un sirop ou recoller sa semelle de chaussure, demande in fine à ce que l’on prenne soin de lui·elle. Un enfant qui crie, un parent qui nous confie son enfant, une plante assoiffée demande également cela. Choisir ensemble des semences, préparer des semis, mettre en terre des plantons, désherber, récolter et transformer notre butin pour finir devant une tartinade d’orties arrosée d’un sirop menthe est un souhait qui se révèlera peut-être un chemin semé d’embûches…ou pas ! Car finalement, cette rencontre improbable au détour de fleurs s’est développée en un bouquet composé, un patchwork bigarré et chatoyant d’individus qui contribuent à un vivre-ensemble positif au coeur de la ville.