juin 2021
Alexander Ort (Universität Luzern), Dominique Wirz et Andreas Fahr (Université de Fribourg)
Le visionnage intensif de contenus audiovisuels, tels que les séries télévisées ou les films, n’est pas nouveau. Les histoires romanesques ou les contenus télévisés ont toujours captivé l’attention et ont souvent engendré chez certaines personnes une utilisation intensive des médias. Dans le passé, le visionnage était toutefois restreint tant au niveau de la disponibilité du contenu qu’au niveau de leur diffusion. L’arrivée de technologies telles que le DVD, puis l’émergence de plateformes de « streaming » en ligne telles que Netflix, Amazon Prime et Hulu, ont non seulement permis d’augmenter l’autonomie des individus quant à leur temps et leur lieu de visionnage de séries télévisées, mais elles leur ont aussi permis de regarder plusieurs épisodes, voire l’intégralité d’une série, d’une seule traite. La popularité et le visionnage des séries ont ainsi atteint des niveaux sans précédent. Les fournisseurs de streaming parlent d’une croissance rapide et continue avec une augmentation des abonnements dans le monde de près de 300 % entre 2015 (171 millions) et 2018 (508 millions). Ce nombre devrait atteindre près d’un milliard en 2024. Cette accessibilité sans effort et plutôt bon marché, la quantité illimitée de contenu, ainsi que la possibilité de voir des séries non seulement à la maison mais aussi sur des appareils mobiles lors des déplacements, sont susceptibles de faciliter, d’encourager, voire d’inciter un visionnage intensif.
La popularité et l’importance du visionnage intensif des séries se reflètent également dans notre langage quotidien : le « binge-watching » est devenu une expression courante. L’objectif de cet article est de faire la lumière sur ce phénomène en se concentrant en particulier sur deux aspects : sa nature et les conséquences néfastes qui pourraient y être associées. Nous examinerons ensuite les différents types de « binge-watching » et verrons si, quand et pour qui il peut devenir un comportement problématique, voire se transformer en addiction.
Le terme « binge-watching » (parfois également appelé « binge-viewing » ou « marathon-viewing ») fait référence au visionnage de plusieurs épisodes d’une série (télévisée) se succédant rapidement. Le concept inverse est appelé « episodic-viewing » et fait référence à une fréquence de visionnage plus faible, comparable à l’utilisation des services de diffusion traditionnels (par exemple, un [nouvel] épisode par semaine ou par jour). Ce n’est que récemment que les scientifiques ont commencé à étudier le phénomène du « binge-watching » et, même si l’utilisation de ce terme décrivant le plaisir coupable de s’engager et de s’immerger dans une série s’est banalisée, sa définition reste encore floue.
Le dictionnaire Oxford définit le «binge-watching» comme étant l’action d’enchaîner rapidement le visionnage d’une succession d’épisodes (d’une série télévisée). Cela fait écho à l’emploi habituel que l’on a de cette expression dans la vie courante. D’un point de vue scientifique, cette définition, plutôt vague, ne permet cependant pas de distinguer clairement le «binge-watching» des autres types de visionnages de séries. Netflix, la plateforme de « streaming » la plus performante et qui a inventé cette expression, conclut que le binge-watching commence dès le moment où les gens regardent deux épisodes ou plus de la même série en une seule fois. La communauté scientifique s’appuie aussi sur cette définition et la plupart des chercheurs parlent de « binge-wat- ching » à partir d’un visionnage consécutif de deux ou trois épisodes (pour un aperçu, voir Merikivi1).
Même si cette définition permet de distinguer le « binge-watching » de l’« episodic-viewing », on peut se demander si le nombre d’épisodes doit être le seul critère distinctif. Cette approche néglige la durée des épisodes qui peut varier considérablement d’une heure pour les séries dramatiques, à 20 à 30 minutes pour les sitcoms ou à 10 à 20 minutes pour certaines mini-séries. Regarder trois épisodes de Game of Thrones ou trois épisodes de Friends implique un investissement temporel différent et peut aussi avoir un impact différent sur les téléspectateurs. De plus, la fréquence avec laquelle les gens se livrent à des séances de «binge-watching» peut aussi impacter cette expérience et avoir des conséquences sur les individus. Il existe, en effet, une différence évidente entre des séances de « binge-watching » une fois par mois et plusieurs fois par semaine.
Pour surmonter ces imprécisions, nous avons mené une enquête visant à identifier les différents types de visionnages de séries (télévisées). Pour cela, nous avons invité un large échantillon de personnes, ayant accès à une plateforme de « streaming », à y participer. Outre le nombre d’épisodes regardé habituellement en une seule fois, nous avons évalué la durée des séances de visionnage, la fréquence des séances avec plus de deux épisodes d’affilée, le temps qu’il faut habituellement pour terminer une saison et la durée d’un épisode de la série préférée.
Notre analyse indique que certains individus ne font que «grignoter» des séries télévisées (50% des 415 participants), c’est-à-dire qu’ils ne regardent jamais plusieurs épisodes d’affilée, tandis que l’autre moitié pratique le « binge-watching ». Nos données montrent également que celui-ci est un phénomène à multiples facettes. Ainsi, trois types de « binge-watchers » ont pu être identifiés (les chiffres entre parenthèses indiquent leur pourcentage par rapport à l’ensemble des participants) :
Notre analyse montre qu’il existe différentes manières de regarder des séries via les plateformes de «streaming», et que celles-ci ne se reflètent pas dans les définitions conventionnelles du « binge-watching ». Nous soutenons ainsi qu’il est important de distinguer ces types de visionnage, car ils peuvent avoir des causes et des implications différentes.
Le «binge-watching» étant devenu un phénomène très répandu, un débat est en cours sur le risque potentiel qu’il représente pour les personnes qui s’y adonnent. Le terme « binge » a d’ores et déjà une connotation négative, car il est associé à la consommation excessive d’alcool, de nourriture ou d’autres produits. Jusqu’à présent, la recherche sur les effets du binge-watching s’est principalement concentrée sur ses conséquences négatives et le débat porte sur des préoccupations qui ont déjà été soulevées pour la pratique des jeux vidéo, l’utilisation des téléphones portables ou d’Internet. Le binge-watching serait ainsi la cause d’isolement social ainsi que de problèmes de santé dus à un mode de vie sédentaire (manque de mouvement et d’exercice)2. Une étude menée auprès d’étudiants a aussi révélé que le «binge-watching» est une forme de procrastination qui peut impacter négativement les résultats scolaires. Enfin, des recherches ont montré que le « binge-watching » est lié à une diminution de la qualité du sommeil, ce qui peut ensuite affecter la santé physique et mentale.
Il est important de noter que ces effets négatifs ont souvent été attribués à une pratique involontaire du « binge-watching ». Des études ont montré que les personnes qui déclarent regarder plus d’épisodes que souhaité (unintended) ont également des difficultés à contrôler leur temps de visionnage. Cette évaluation est appuyée par des recherches montrant un lien entre l’engagement des individus dans le « binge-watching » et le manque de contrôle de soi, l’impulsivité ainsi qu’une tendance à préférer les récompenses immédiates à celles à long terme. Comme pour d’autres addictions comportementales, il semble que les individus qui ne peuvent pas contrôler leurs séances de visionnage et qui pratiquent le « binge-watching » pour compenser un manque, risquent davantage de subir les conséquences négatives mentionnées ci-dessus.
Quelquefois, le « binge-watching » est caractérisé comme un comportement excessif et comme une perte de contrôle; certains chercheurs vont
jusqu’à le qualifier d’addiction qui implique « […] un engagement continu dans un comportement autodestructeur en dépit des conséquences négatives »3. Cependant, les résultats du visionnage de séries sont divers et souvent aussi positifs (par exemple, pour récupérer ou se divertir). Il s’agit donc de savoir pour qui, et dans quelles circonstances, les effets négatifs du « binge-watching » dominent.
Notre enquête donne quelques réponses à ces questions. Tout d’abord, il est important de se demander si le manque de contrôle sur les séances de visionnage est un phénomène régulier ou occasionnel. Nos données montrent que seuls quelques participants (30 sur 415) suivent des schémas de visionnage problématiques, qui se caractérisent par une perte de contrôle, un impact négatif sur les relations sociales et une consommation des séries (télévisées) malgré des conséquences négatives associées. Cela suggère que le « binge-watching » ne devrait, en général, pas être considéré comme un comportement problématique. Même si de nombreux individus rapportent qu’ils ne peuvent parfois pas s’arrêter, pour la plupart d’entre eux il ne s’agit pas d’un problème récurrent, n’entraînant ainsi pas de conséquences graves. Notre conclusion est appuyée par d’autres recherches qui n’ont pas trouvé de différences dans la maîtrise de soi entre différents profils des consommateurs de séries. Perdre le contrôle de manière occasionnelle sur le nombre d’épisodes regardés en une seule fois n’est donc pas un synonyme d’addiction, comme c’est aussi le cas avec d’autres comportements de consommation (de substances), tels que l’alcool.
Nous avons aussi constaté que les motifs liés au « binge-watching » influencent l’apparition de comportement problématiques. Ces motifs sont variés et vont de la simple volonté de se divertir, à la nécessité de s’évader de la vie quotidienne, en passant par une compensation de sa solitude, ou encore l’apprentissage de nouvelles choses. Nos données montrent que les personnes qui pratiquent le « binge-watching » pour se détendre et se divertir courent moins de risques d’avoir un comportement problématique, même si elles le pratiquent souvent. À l’inverse, un niveau élevé de besoin d’évasion, un fort sentiment de solitude et une grande nécessité de stimulation et d’interaction sociale sont les moteurs d’un « binge-watching » plus nocif. Plus les gens consomment de séries pour ces motifs et plus ils risquent 1 de développer des comportements problématiques et 2 d’en subir les conséquences négatives. En accord avec d’autres recherches sur l’utilisation des médias et le bien-être, le « binge-watching » peut donc avoir des conséquences négatives lorsqu’il pallie à un manque (par exemple, pour les contacts sociaux) ou s’il est forcé par des pressions extérieures (par exemple, pour rester au courant de l’actualité avec ses pairs), mais qu’il a des effets positifs lorsque les individus choisissent cette activité pour leur plaisir.
Sur la base de nos résultats, nous préconisons de considérer le binge-watching comme une activité récréative plutôt que de le diaboliser. Même si certains motifs peuvent favoriser le développement de comportement problématique, nos données suggèrent que la prévalence de ces derniers est faible. La plupart des individus qui pratiquent le « binge-watching » n’obtiennent un score élevé que sur l’une des dimensions qui caractérisent un visionnage intensif de séries : ils regardent soit souvent, soit longtemps, soit intensément (plusieurs épisodes d’affilée), mais il est rare qu’ils fassent les trois simultanément. Les futures recherches doivent se concentrer sur le petit groupe d’adeptes de « binge-watching » qui combinent ces habitudes, afin de découvrir s’il existe des indicateurs pathologiques d’une addiction et d’expliquer les circonstances qui favorisent ou conduisent au développement de tels comportements. Le « binge-watching » ne doit par contre pas être catégorisé comme addiction ou comportement problématique, et ce terme ne devrait pas non plus être utilisé pour décrire un comportement pathologique (voir « binge-eating » ou « binge-drinking »).