juin 2021
Luca Notari et Hervé Kuendig (Addiction Suisse), Christophe Al Kurdi (GREA)
La plupart des jeux vidéo disponibles sont gratuits. Ils peuvent être téléchargés sur des smartphones ou des ordinateurs, sont disponibles sur les réseaux sociaux ou peuvent être joués sans frais sur internet. Pourtant, bien qu’ils soient qualifiés de jeux « gratuits-à-jouer », les « free-to-play »(F2P) ont généré 80 % des revenus d’un marché des jeux vidéo estimé à 110 milliards de dollars en 2018 1. Comment cela est-il possible ?
Contrairement aux jeux traditionnels, les F2P ne requièrent pas un achat initial ou un abonnement mensuel, mais offrent la possibilité de faire des achats (microtransactions) optionnels dans le jeu. De nombreuses techniques ont été mises en place pour fidéliser les joueurs et les pousser à dépenser. Ils peuvent ainsi payer pour obtenir un objet très rare ou inaccessible gratuitement et qui leur permet de progresser plus rapidement dans le jeu. Ils peuvent aussi dépenser pour gagner du temps de jeu supplémentaire ou réduire l’attente entre deux actions. Ils peuvent enfin acheter des objets qui leur donnent des avantages sur les autres, ou des caractéristiques uniques à leur avatar. Chaque producteur de jeu essaie de développer la meilleure combinaison d’options pour tirer le plus de profits.
L’une d’entre elles, l’hybridation avec les jeux de hasard, semble particulièrement dangereuse. Alors qu’historiquement les jeux vidéo reposaient exclusivement sur l’adresse, de nombreux jeux intègrent aujourd’hui des éléments typiques des jeux d’argent. On retrouve par exemple l’utilisation des techniques des machines à sous, comme les « near-misses » ou les animations, et un rôle prédominant du hasard 2,3. Le cas le plus emblématique est celui des « lootboxes ». À l’instar des pochettes Panini dans lesquelles on espère trouver LE footballeur qui manquait à l’album, les « lootboxes » sont des « coffres surprises » que les joueurs achètent dans l’espoir d’obtenir un accessoire ou objet virtuel particulièrement rare. Le contenu de ces coffres étant présenté comme relevant du hasard, certains joueurs sont prêts à tenter plusieurs fois leur « chance » pour obtenir l’équipement, le bonus ou le personnage désiré.
La monétisation de ces jeux s’appuie sur une petite minorité de joueurs, de l’ordre de 2 à 10 % 4, qui s’engagent dans des microtransactions pour acheter des biens virtuels. Ces petites transactions financières permettent de débloquer tout le potentiel du jeu et d’en tirer le meilleur. Cela pourrait conduire certains joueurs à des dépenses pouvant menacer leur situation financière 5.
Une étude a été récemment menée en Suisse pour étudier le lien entre les jeux d’argent en ligne et les jeux vidéo en ligne. Cet article résume les principales observations qui ont pu être faites concernant les jeux vidéo gratuits et leurs liens avec les jeux d’argent.
L’étude « Jeux d’argent sur internet en Suisse : Un regard quantitatif, qualitatif et prospectif sur les jeux d’argent en ligne et leur convergence avec les jeux vidéo » a été menée entre mai 2018 et début 2020. L’objectif était d’analyser l’utilisation des jeux de hasard et d’argent en ligne en Suisse et la convergence entre les jeux de hasard et les jeux vidéo « free-to-play ». Cette étude comprenait trois modules : une enquête par questionnaire auprès d’un panel d’internautes, des entretiens qualitatifs et une analyse documentaire sur les jeux « free-to-play » et leur rapport à l’argent. Elle a été financée par le Programme Intercantonal de Lutte contre la Dépendance au Jeu (PILDJ) et a donné lieu à plusieurs publications 6, 7 et factsheets.
L’enquête quantitative a été conduite par Addiction Suisse en suivant la méthodologie utilisée dans le cadre de la collaboration internationale « e-Games ». Ce projet intègre dans son questionnaire des questions sur les jeux de hasard et d’argent en ligne (JHAL), les JHAL gratuits et un module sur la participation payante à des jeux F2P. En Suisse la collecte de données a été menée en été 2018 auprès d’un échantillon aléatoire des personnes intégrés au LINK Internet Panel. Au total, 2’182 répondants étaient éligibles sur la base des critères d’inclusion. L’échantillon sur lequel se fondent les résultats présentés ici comprend 776 individus ayant payé dans le cadre de jeux vidéo F2P au cours des 12 derniers mois : 264 jouant tant aux JHAL qu’à des jeux F2P et 512 uniquement à ces derniers.
Profil des joueurs ayant payé pour des jeux F2P
Le portrait type du « joueur de F2P ayant dépensé de l’argent au cours des 12 derniers mois » est le suivant : masculin (58.6 % de l’échantillon), âgé de moins de 50 ans (presque 80 %) et ayant souvent entre 18 et 29 ans (presque un tiers), en situation d’emploi (un peu moins de 70 %), avec un niveau de formation primaire ou secondaire (un peu plus de 60 %), célibataire (presque la moitié), et vivant dans un ménage avec un revenu de plus de 6’000 francs par mois. Par rapport aux joueurs de jeux d’argent en ligne, l’échantillon de joueurs F2P est moins masculin, plus jeune et plus souvent célibataire. En matière d’éducation et d’emploi, les différences sont minimes.
Les raisons pour lesquelles les joueurs dépensent de l’argent
Le questionnaire comprenait sept motifs pour lesquels les joueurs avaient payé dans le cadre de F2P : pour « tirer le meilleur parti du jeu » (74,0 %), pour « continuer à jouer » (48,2 %), pour « augmenter les chances de gagner » (36,3 %), pour « augmenter le temps de jeu » (28.5 %), « pour des raisons esthétiques » (16.0 %), « pour soutenir la communauté » (12.1 %) et pour « une autre raison » (16.8 %). Les résultats montrent ainsi une grande diversité de motifs, soulignant que pour la plupart des joueurs il s’agit de faire face à des limites programmées qui les poussent à payer pour profiter pleinement du jeu.
Comportement de jeu et dépenses
Les joueurs de F2P jouent fréquemment : 28,2 % tous les jours, 24,9 % presque tous les jours et 20,2 % plusieurs fois par semaine. Toutefois, ils ne dépensent pas souvent de l’argent : seuls 6,6 % de l’échantillon a déclaré dépenser de l’argent pour de tels jeux au moins une fois par semaine et 12,4 % plusieurs fois par mois.
Dans l’ensemble, les sommes engagées sont limitées. Les joueurs ont dépensé en moyenne 86 CHF (SD=175,5) pour des jeux F2P en un an, avec une dépense médiane de 25 CHF et une dépense maximale de 2’000 CHF. L’analyse de la concentration des dépenses a montré que les 10 % de joueurs avec les dépenses les plus élevées étaient responsables de 62,6 % du total des dépenses dans les jeux F2P. Cela montre que la monétisation de ces jeux se fait sur une petite minorité de joueurs, mais aussi que la majorité des dépenses sont effectuées par une petite partie des joueurs payants.
La comparaison des 512 joueurs qui n’ont pas participé à des jeux de hasard et d’argent en ligne au cours des 12 derniers mois (appelés ici « gamers ») et les 264 joueurs qui l’ont fait (appelés ici « gamblers ») a permis d’observer des différences intéressantes. Ainsi, 4,3 % des « gamers » ont déclaré dépenser de l’argent pour des jeux F2P chaque semaine contre 11,0 % des « gamblers ». Les « gamers » ont aussi déclaré des dépenses significativement plus faibles (72 CHF) que les « gamblers » (113 CHF). Ces derniers étaient surreprésentés parmi les 10 % de joueurs qui ont dépensé le plus d’argent. Aucune différence n’a en revanche été observée en termes de fréquence de jeu. Des différences limitées ont cependant été observées en termes d’argent dépensé, ce qui tend à montrer que les joueurs de jeux de hasard et d’argent ont une attitude différente à ce niveau, même dans les jeux F2P.
S’agissant de l’achat de « lootboxes », 17,0 % ont déclaré avoir dépensé de l’argent pour cela au cours des 12 derniers mois. Les « gamblers » (25,3 %) étaient significativement plus nombreux que les « gamers » (13.2 %) à l’avoir fait.
Le questionnaire comprenait également une version du Problem Gambling Severity Index (PGSI) adaptée aux jeux vidéo. En prenant les seuils utilisés pour les jeux d’argent, près de la moitié des joueurs (46.9 %) avaient un comportement de jeu non problématique, 34.3 % présentaient un risque faible (score total de 1 à 2), 13.8 % un risque modéré (de 3 à 7) et 5,0 % avaient un comportement de jeu problématique (8 ou plus).
Le problème le plus souvent rapporté par les joueurs était d’avoir « passé plus de temps à jouer qu’initialement prévu » (65.4 % au moins parfois), suivi par « avoir rejoué plus longtemps pour récupérer votre position initiale perdue lors d’une session de jeu précédente » (27.3 % au moins parfois). Près d’un joueur sur cinq a déclaré qu’il avait senti, au moins parfois, avoir peut-être un problème avec le jeu. 8 % des joueurs ont aussi déclaré que le jeu leur avait causé au moins parfois des problèmes de santé (y compris stress et angoisse). Les problèmes financiers liés aux jeux gratuits ont été mentionnés le moins souvent, mais ont tout de même touché plus d’un joueur sur dix interrogés.
Contrairement à ce qui est observé pour les jeux d’argent, les problèmes rapportés ont deux dimensions distinctes. La première concerne les problèmes financiers et de santé, et la seconde les problèmes de temps. Ce résultat n’a rien d’inattendu étant donné que la plupart des jeux F2P proposent aux joueurs, comme alternative à l’achat de biens virtuels, la possibilité de réaliser des missions et/ou des tâches répétitives et dévoreuses de temps (le « grinding »). Un joueur interviewé résumait ainsi le fonctionnement des jeux F2P : « T’as du temps ou de l’argent ! ».
Avec un maximum de 2’000 francs par année en Suisse contre 20’000 euros en Allemagne, le niveau des dépenses pour les jeux F2P relevé par notre enquête ne saurait être comparé à celui des jeux d’argent et ne semble, à l’heure actuelle, pas mettre financièrement en péril les joueurs. S’agissant du temps consacré aux jeux F2P, les entretiens nous ont aidé à comprendre qu’il pouvait être interprété comme l’indicateur d’une passion, mais aussi se devoir à une disponibilité temporelle liée au parcours de vie des joueurs (études, période de chômage, premier job, enfant, etc.). Le fait de dépenser de l’argent pour des jeux gratuits ne semble donc pas être un indicateur de problèmes, pas plus que le temps consacré à ces jeux.
Vu les dépenses enregistrées à l’étranger et parce que la pandémie de COVID-19 a pu conduire à une plus grande disponibilité pour le jeu, il convient toutefois de rester attentif à l’évolution des pratiques. Un deuxième volet d’enquête, prévue cette année, permettra déjà d’affiner les connaissances.