décembre 2016
Sophie Paroz, Véronique S Grazioli, Caroline Graap, Jean-Bernard Daeppen (Service d’alcoologie du CHUV), Susan Collins (Université de Seattle/US) et Nicolas Pythoud (Fondation ABS)
Sous mandat de la Ville de Lausanne, un groupe de travail constitué de plusieurs institutions spécialisées dans la prise en charge des dépendances aux substances psychotropes 1 a émis à l’automne 2011 un certain nombre de propositions relatives au développement d’un nouvel espace d’accueil destiné aux personnes socialement marginalisées touchées par l’abus de substances. La possibilité d’y tolérer la consommation d’alcool était au cœur des recommandations. Elle reposait, d’une part, sur la nécessité de compléter le dispositif socio-sanitaire lausannois par une offre permettant d’abaisser son seuil d’accès et de favoriser un lieu de rassemblement alternatif à la rue ; et, d’autre part, sur la nécessité de développer des prestations en matière de réduction des risques pour une population particulièrement touchée par l’alcoolo-dépendance ou par la consommation à risque (Labhart 2010) et peu desservie par l’offre existante. C’est dans ce cadre que la Terrasse, hébergée par la Fondation accueil à bas seuil (ABS), a ré-ouvert ses portes à Lausanne en février 2014 et propose depuis aux personnes qui ne peuvent se passer de leurs consommations, de consommer dans un cadre contrôlé. Actuellement financé par une commission de l’Etat de Vaud, le projet a la particularité d’être conduit en partenariat avec le Service d’alcoologie du CHUV et de créer un pont entre des compétences, des usagers/patientèles et des milieux professionnels historiquement peu enclins à se rencontrer.
Le modèle général est un espace d’accueil de jour comprenant 25 places, destiné à toute personne marginalisée majeure, présentant une problématique de dépendance à l’alcool et/ou à d’autres psychotropes. Sa mission principale répond à un objectif d’aide à la survie et de réduction des risques liés à l’usage de substances psychotropes. Le cadre – en accord avec la philosophie du « bas seuil » – respecte l’anonymat des usagers et offre un accueil bienveillant et non jugeant. Deux à trois intervenants socio-sanitaires gèrent l’espace d’accueil et offrent un accompagnement social et sanitaire, 7 jours sur 7, à raison de 7 heures d’ouverture quotidienne entre 12h et 19h. Des boissons alcoolisées peuvent être apportées par les usagers mais n’y sont pas vendues. Des repas de midi, ainsi que des collations et des boissons non alcoolisées sont proposés. Une douche et une machine à laver sont à disposition et en synergie avec l’offre du Passage 2, un accès à différentes prestations (soins infirmiers, vestiaire, matériel stérile, petits jobs) accompagne cette offre. Finalement, une psychologue du Service d’alcoologie complète l’équipe et propose, sur libre adhésion et sur place, des consultations alcoologiques ou plus largement psychothérapeutiques, ainsi qu’un travail de liaison, notamment avec le réseau alcoologique à plus haut seuil et le réseau psychiatrique.
Près d’un tiers des personnes présentant un problème d’abus de substances n’entrent pas en traitement faute d’être prêts à arrêter leur consommation (Substance Abuse and Mental Health Services Administration 2009). Cette réalité, entre autres, est à l’origine des stratégies dites de réduction des risques et des méfaits, qui reposent sur une approche pragmatique et humaniste proposant de rencontrer le patient « là où il se trouve », avec comme objectifs principaux de réduire les risques associés à la consommation de substances, d’améliorer la qualité de vie, ainsi que de proposer une alternative aux programmes traditionnels visant l’abstinence et de promouvoir l’accès au système de soins en réduisant les barrières au traitement (Colins 2011). Si cette approche s’est dans un premier temps développée dans le domaine de la consommation de substances illégales, elle s’est depuis étendue à l’ensemble des substances psychotropes.
En alcoologie, c’est par le biais d’interventions brèves et de programmes de consommation contrôlée (Albrecht & Daeppen 2007) offrant une dimension thérapeutique par l’introduction d’objectifs de réduction de la consommation alternatifs à l’abstinence, que la réduction des risques a vu le jour. Si leur efficacité a été mise en évidence (Kaner et al. 2009), ce type d’offre est peu documenté pour les personnes présentant une alcoolo-dépendance sévère. Les traitements visant l’abstinence constituent souvent « les traitements de choix » des professionnels pour ce groupe de patients (Sobell & Sobell 2000), notamment pour les personnes présentant une polytoxicodépendance, et/ ou des problèmes sociaux majeurs qui restent sous-traitées cliniquement (Gordon et al. 2006). Ce dernier constat a contribué à une évolution supplémentaire en termes de paradigmes et d’offre de soins, et conduit au développement de prestations de réduction des risques adaptées au bas seuil (Collins 2015). Parmi elles, des centres d’accueil, résidentiels ou ambulatoires sans exigence de sobriété, et d’autres où la consommation d’alcool intra-muros est tolérée et où aucune prise en charge spécialisée n’est requise.
Dans cette lignée, des offres de logement non contingentes à l’abstinence d’alcool se sont développées en Amérique du Nord pour des personnes sans domicile fixe (modèle Housing First; Tsemberis et al. 2004). Il a notamment été démontré que le temps passé dans une structure de ce type prédit une diminution de la consommation d’alcool et des conséquences négatives associées parmi une population présentant un problème d’alcool sévère (Collins et al. 2012a). Au Canada, un centre d’accueil de nuit pour une population similaire offre une aide à la gestion de la consommation par la mise à disposition de boissons alcoolisées. La fréquentation de cette structure a été associée à une réduction de la consommation, une amélioration de l’hygiène et de l’utilisation du système de santé, ainsi qu’à une diminution du nombre de visites au service d’urgence (Podymow et al. 2006).
Ce type d’offre n’existe pas encore en Suisse. Des structures ambulatoires, en revanche, se sont développées au cours des dernières années. Dans le cadre du Plan national alcool 2008-2012, Infodrog a été mandaté afin d’explorer l’offre existante et promouvoir la création de lieux de rencontre à bas seuil permettant une consommation de boissons alcoolisées. Comme le soulève son rapport (2010), « des structures où la consommation d’alcool n’est pas permise ont un caractère complémentaire avec d’autres, où la consommation est admise. Cela garantit une prise en charge complète qui couvre l’hétérogénéité de la population concernée, avec des trajectoires de vie très diversifiées et par conséquent des besoins aussi différents ». Malgré l’existence dans d’autres pays (SWAPS 2011) et dans d’autres cantons3 de différents points de rencontre, tolérant la consommation d’alcool, destinés à des personnes alcoolo-dépendantes et désinsérées socialement, aucun espace d’accueil de ce type n’existait au sein du réseau lausannois, à l’exception d’une première version éphémère de la Terrasse sur les mois d’hiver.
Passer de la tolérance de l’état alcoolisé (c.-à-d. ne pas mettre la sobriété comme pré-requis à l’entrée et/ou accepter des usagers sous l’influence de psychotropes) à la tolérance de la consommation au sein des murs d’une institution implique un pas supplémentaire, en termes de philosophie de soins et d’abaissement du seuil d’accès, mais aussi en termes d’adaptation du cadre et des compétences requises. La Terrasse repose ainsi sur une série de mesures permettant de s’adapter à la tolérance de la consommation, mais aussi d’y réfléchir : en premier lieu, un contrôle de la consommation regroupant une aide à la gestion des consommations excessives et des abus associés, une interdiction de l’incitation à consommer à l’intérieur des murs et la mise à disposition d’une consigne gérée par les intervenants pour y déposer les boissons alcoolisées, parallèlement à un monitoring des boissons apportées ; en deuxième lieu, un renforcement des compétences des professionnels, par des échanges de pratiques entre les ressources d’ABS et celles du Service d’alcoologie ; en troisième lieu et parallèlement à l’étape précédente, un renforcement des compétences des usagers par un accès facilité à des mesures (sur libre adhésion) de réduction des risques liés à l’alcool (discussions, transmissions d’informations, consultations en alcoologie, et/ou groupes d’échange). Finalement, un volet évaluatif entend observer l’évolution des usagers en termes de consommation, de problèmes associés et de qualité de vie4. L’intérêt pour des prestations alcoologiques à bas seuil et la faisabilité d’une intervention brève de type réduction des risques dans ce contexte sont par ailleurs étudiés.
L’ensemble des résultats n’est pas encore à disposition, mais les premiers constats relatifs à ces mesures sont positifs. Entre autres observations : une autorégulation des comportements, une bonne acceptation de l’encadrement de la consommation, une consommation modérée de boissons alcoolisées intra-muros, un intérêt et un recours manifeste de la part des usagers pour les prestations de réduction des risques et/ou alcoologiques proposées, et un bon déroulement de l’étude en cours en termes d’engagement des participants.
Comme l’ont souligné le travail préliminaire effectué en amont du projet pilote5 et l’intérêt manifeste des usagers de la Terrasse pour les prestations proposées, le souci que les populations dépendantes et marginalisées ont de leur santé ne doit pas être sous-estimé. Dans une logique pragmatique, la tolérance de la consommation d’alcool doit favoriser leur entrée dans le réseau et permettre aux personnes qui ne sont pas en mesure d’arrêter de boire, de consommer dans un cadre sécurisé. Dans une logique de santé publique, elle doit permettre aux personnes préoccupées par leur consommation d’avoir accès à des compétences et des prestations spécialisées, leur permettant d’être mieux informées sur les méfaits de la consommation, de mettre en place des stratégies de réduction des risques, d’améliorer leur qualité de vie ou de maintenir une consommation modérée.
Mais la tolérance de la consommation d’alcool dans des espaces supervisés doit aussi donner l’opportunité aux professionnels de développer des compétences nouvelles en alcoologie, adaptées aux pré-requis du milieu à bas seuil d’accès (anonymat, libre adhésion, entre autres) et à une population pour laquelle l’accès à des traitements et prises en charge conventionnels ne sont pas possibles. D’autre part, elle doit permettre de compléter un champ de recherche encore peu étudié et de bénéficier de données permettant de soutenir la pertinence de ces développements.
Pour le Service d’alcoologie du CHUV, le projet La Terrasse et le partenariat avec la Fondation ABS, ont permis un accès privilégié dans la communauté et une sensibilisation au milieu à bas seuil comme cadre de travail. La création d’un poste de psychologue spécialisé en alcoologie amené à travailler in situ a été jusqu’ici centrale dans la rencontre entre milieux professionnels et le développement de prestations adaptées. Ce type de projet interdisciplinaire et interinstitutionnel s’avère important dans le développement de l’offre du réseau socio-sanitaire vaudois, confronté à de nombreuses difficultés de prise en charge des populations poly-toxicodépendantes et/ou socialement précarisées pour qui les mesures à plus haut seuil d’accès ne sont pas adaptées. Le maintien et le développement de ce type de prestations doit être un objectif commun au réseau de prise en charge des dépendances aux substances psychotropes.