août 2019
Johan Jaquet, Jean-Marie Coste et Patrizia Cultrera (Addiction Neuchâtel)
Équipée de vingt-et-un casinos, la Suisse possède l’une des plus hautes densités d’offres de jeu de ce type. L’une des mesures de protection des joueurs est la possibilité d’être exclu, volontairement ou sur décision d’un casino. Cette disposition de l’ancienne loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu (1998) a été reprise dans la nouvelle LJar. À la fin 2015, la liste des exclusions s’élevait à 46’468 personnes (CFMJ, 2016), s’allongeant chaque année de 3’000 noms. L’exclusion d’un casino est automatiquement étendue à l’ensemble des casinos du pays, et la levée d’exclusion n’est possible que sur demande écrite auprès du casino où a eu lieu l’exclusion et après un an au minimum.
La procédure exacte de la levée d’exclusion diffère en fonction du casino considéré. Le plus souvent, l’entretien d’évaluation de la personne qui demande la levée est mené uniquement par le personnel spécialisé du casino. Par contre, dans le modèle Careplay (Lüscher et al., 2014), appliqué dans les casinos de Baden, Berne et Lucerne, l’entretien d’évaluation est réalisé conjointement par un membre du casino (responsable du concept social) et une personne professionnelle des addictions (du centre spécialisé de proximité), qui évaluent autant les aspects socio-financiers qu’addictologiques. Au Tessin, l’évaluation est confiée entièrement aux professionnels de l’IRGA (Institut de recherche sur le jeu de hasard; Carlevaro, 2015), qui approfondissent la dimension addictologique.
Le modèle appliqué au casino de Neuchâtel, sur lequel porte le présent article, implique un entretien d’évaluation en deux temps. Après qu’une personne a communiqué au casino une demande orale, puis écrite, de levée d’exclusion, un employé du casino s’entretient en premier lieu avec elle, en se focalisant sur les aspects administratifs et financiers, sans oublier sa pratique de jeu. Cet entretien s’effectue en présence d’une ou d’un professionnel d’Addiction Neuchâtel et évalue principalement les critères financiers suivants : la personne doit fournir les preuves de l’absence de poursuites, ainsi que d’un revenu régulier suffisant pour sa pratique de jeu.
La seconde partie de l’entretien, semi-structurée, est menée uniquement par les professionnels des addictions. Elle permet d’approfondir la première partie, d’élargir l’évaluation à d’autres aspects addictologiques, et d’inclure certains éléments de psychoéducation (selon la définition de l’APA, 2010) concernant la pratique de jeu et d’autres aspects liés à la santé psychosociale de la personne. Ainsi, les dimensions suivantes sont explorées : habitudes de jeu ; modalités d’exclusion ; buts et stratégies de « jeu responsable » (notamment la formulation d’autolimitation en termes de fréquence et de montants); cognitions erronées ; hobbies (autres que le jeu) ; autres addictions ; troubles de l’humeur et autres comorbidités ; impulsivité (recherche de sensation et manque de préméditation) ; contexte familial.
Suite à ces entretiens, la direction du casino prend la décision de levée d’exclusion, ou de maintien de l’exclusion, soit sur le critère financier, soit sur le critère addictologique (selon la recommandation des professionnels des addictions). En cas de levée d’exclusion suivent deux à quatre mois d’observation du comportement de jeu par le personnel du casino.
La recherche qui fait l’objet du présent article avait pour buts l’étude des retombées statistiques et qualitatives de la procédure, ainsi que l’évaluation de sa pertinence. En se basant sur les observations préalables (mais pas formalisées) du personnel du casino, ainsi que sur les recherches menées en Suisse alémanique (e.g. Lischer, 2016), nous avons formulé les hypothèses suivantes :
Grâce à une collaboration étroite avec le casino de Neuchâtel, nous avons pu avoir accès aux données statistiques suivantes concernant les personnes ayant effectué une demande (officieuse ou écrite) de levée (N = 65) depuis l’ouverture du casino en novembre 2012 : date de naissance (âge moyen = 42.5 ans, SD = 12.5); type d’exclusion initiale (volontaire N = 57 vs forcée, N = 8) ; type d’issue de la procédure de levée d’exclusion (maintien de l’exclusion pour raisons financières vs maintien pour raisons addictologiques vs levée d’exclusion vs levée d’exclusion puis réexclusion);fréquence des visites après la levée d’exclusion (de 0 à 11 par mois).
En outre, des entretiens téléphoniques ont été menés par les professionnels d’Addiction Neuchâtel avec les personnes réexclues (N = 3), ainsi qu’avec les personnes réadmises, mais pas réexclues (N = 12). Le canevas d’entretien avec le premier groupe explorait les raisons de la réexclusion, d’éventuelles différences avec l’exclusion précédente, les messages et autolimitations de jeu retenus de l’entretien psychoéducatif, ainsi qu’une estimation des critères DSM juste avant la réexclusion. Quant aux personnes du deuxième groupe, elles étaient interrogées sur leur auto-évaluation des conséquences de leur comportement de jeu, en termes de temps et budget disponible, à trois moments de la procédure : avant l’exclusion ; durant la période d’exclusion ; après la réadmission. On évaluait aussi leur capacité de rappel de leurs autolimitations et de leur besoin perçu d’aide professionnelle.
Sur 337 personnes exclues à cause de problèmes de jeu – les exclusions pour d’autres problèmes comportementaux n’étant pas prises en compte – entre novembre 2012 et décembre 2014, 65 (soit 20%) ont demandé une levée d’exclusion entre novembre 2013 et décembre 2015. Le graphique ci-dessous présente les proportions de levées et de maintiens d’exclusion.
Notre première hypothèse est donc soutenue, puisque la majorité des demandes de levée ne passe pas l’évaluation financière (60 %). Cependant, il faut noter que les 9 personnes (14 %) n’ayant pas fourni les documents demandés et/ou ne s’étant pas présentées aux entretiens sont comptées dans cette catégorie. Ainsi, on peut se demander si la barrière se situe entièrement au niveau de la capacité financière, ou si les efforts administratifs demandés jouent aussi un rôle.
La seconde hypothèse est également soutenue, puisque l’entretien addictologique maintient certains joueurs à risque – bien que financièrement stables – hors du casino (15 %). Cependant, on ignore si ces personnes continuent leur pratique de jeu (potentiellement à risque) ailleurs que dans les casinos suisses, tout comme pour la catégorie précédente. Les entretiens téléphoniques avec les 3 personnes réadmises puis réexclues indiquent des raisons de réexclusion variées, de la colère ou déception à la stratégie plus préventive. En comparaison avec l’exclusion précédente, la fréquence de jeu était similaire, mais les personnes attendaient moins longtemps avant de demander leur exclusion. En outre, ces trois personnes présentaient des critères DSM entre 1 et 3 au moment de la réexclusion. Enfin, elles décrivaient l’entretien évaluatif et psychoéducatif comme plutôt positif et utile, et les auto-limitations étaient partiellement suivies, mais pas précisément rappelées.
Notre troisième hypothèse stipulant que l’entretien favorise l’usage de stratégies préventives semble donc partiellement soutenue, et cette observation est consolidée par les données obtenues auprès des 12 personnes réadmises, lesquelles ont également perçu l’entretien positivement. En effet, cinq de ces personnes affirment avoir respecté leurs auto-limitations, et parmi celles qui ne les respectaient pas, certaines les percevaient tout de même comme des repères psychologiques à ne pas trop dépasser. Contrairement aux réexclus, la grande majorité des personnes réadmises (11 sur 12) se souvenait de leurs auto-limitations (jusqu’à 5’000 francs par mois). De plus, la majorité (8) considérait ne pas avoir besoin d’aide professionnelle, 4 étaient ambivalentes, et une personne aurait souhaité un entretien de suivi tous les 6 mois. Du point de vue des cliniciens impliqués, on observe une tendance à minimiser les difficultés chez les joueurs, ce qui est corroboré par le très faible impact des entretiens psychoéducatifs effectués sur le nombre de personnes (2) s’engageant dans une démarche thérapeutique.
Les entretiens avec les personnes réadmises ont en outre révélé que la plupart (9 sur 12) jouaient ailleurs que dans les casinos suisses (casinos étrangers, autres offres de jeu en Suisse, etc.) durant la période d’exclusion. Cependant, la majorité (7 sur 9) affirme qu’elle jouait moins fréquemment. De plus, la majorité des sondés déclaraient avoir moins d’impact négatif du comportement de jeu durant l’exclusion (10 sur 12) et après la levée d’exclusion (8 sur 12) qu’avant l’exclusion. Ce résultat important soutient notre quatrième hypothèse et suggère que la procédure d’exclusion est généralement bénéfique, du moins pour le groupe particulier des personnes ayant été exclues puis réadmises.
Cette recherche de petite envergure constitue un pas dans l’étude de l’efficacité des mesures de protection des joueurs de casino et des processus en jeu, mais il existe un besoin d’études ultérieures. Celles-ci gagneraient à être menées en prenant en compte les perceptions et parcours de l’ensemble des personnes exclues, et pas uniquement de celles qui ont effectué une demande de levée d’exclusion. Il serait également pertinent de mener une étude à plus grande échelle pour effectuer des comparaisons interrégionales des procédures, avec les modèles Careplay en Suisse alémanique et de l’IRGA au Tessin, mais également avec les modèles qui ne font pas recours aux professionnels des addictions. Enfin, il s’agirait d’explorer qualitativement et plus finement les processus psychologiques qui interviennent dans les parcours des personnes interrogées, notamment pour répondre à l’interrogation sur les raisons de la sous-estimation des problèmes. On peut par exemple questionner le contexte même des entretiens de levée d’exclusion, qui peut encourager les personnes à se montrer sous un meilleur jour, puisque c’est précisément cet entretien qui pourrait leur permettre de se remettre à jouer.
Les réflexions menées dans le cadre et autour de cette recherche nous ont également amenés à formuler quelques recommandations et suggestions pour améliorer la procédure de levée d’exclusion utilisée avec le casino de Neuchâtel. Tout d’abord, il s’agirait d’ajouter la dimension d’urgence aux dimensions de l’impulsivité que nous évaluons, puisque celle-ci semble jouer un rôle important dans les addictions, à fortiori dans le jeu excessif (Billieux et al., 2014). En outre, comme nous avons observé que les auto-limitations des joueurs n’étaient que partiellement suivies et/ou rappelées, nous remplissons désormais avec les personnes en entretien un document écrit à prendre à la maison, qui constitue un aide-mémoire concernant leurs auto-limitations et stratégies de coping. À noter qu’une application mobile d’auto-assistance, développée par le PILDJ (Programme Intercantonal de Lutte contre la Dépendance au Jeu) et nommée « Jeu contrôle », a récemment vu le jour et peut jouer un rôle similaire et complémentaire. Enfin, la procédure actuelle permet aux professionnels des addictions de ne voir en entretien que la partie des personnes exclues qui font une demande de levée et qui passent avec succès l’évaluation financière qui précède. Afin de toucher plus de monde avec l’aspect psychoéducatif de notre approche, il pourrait être judicieux de placer des entretiens addictologiques avant l’évaluation financière, voire même au moment de l’exclusion.