juillet 2015
Niels Weber (Rien ne va plus) et Gabriel Thorens ( HUG, Genève)
Avant la technologie numérique, le gambling se pratiquait uniquement dans des lieux spécifiques en fonction des lois sur les jeux d’argent (Casinos essentiellement, cafés restaurants, bars). Il en était de même avec les jeux vidéo popularisés depuis les années 80 (pratiqué par exemple dans des salles d’arcade ou à domicile). Parfois, ces deux activités se côtoyaient, mais les régulations en vigueur permettaient un contrôle sur les utilisateurs, et il n’y avait pas la possibilité de jouer à distance (en ligne via internet).
Actuellement, l’accès démocratisé au réseau internet permet de jouer indifféremment à des jeux vidéo ou à des jeux de hasard et d’argent depuis les mêmes plateformes (ordinateurs, tablettes, téléphones), et ceci à toutes heures du jour, de manière anonyme et avec un nombre théoriquement illimité de participants. Dès lors, les enjeux se complexifient et de multiples questions autour des éventuels problèmes et risques, ou autour de nouvelles opportunités émergent. Cet article se propose de passer en revue les éléments les plus significatifs des liens potentiels entre gaming et gambling.
Si l’accès se fait par le même média, y-a-t-il un risque de vases communicants entre le gaming et le gambling? Plus particulièrement, est-ce que la pratique du jeu vidéo quasi universel va amener au gambling et au développement de joueurs pathologiques?
a. «Gamifier le gambling»
L’être humain ayant un fort attrait pour le principe de jeu sous toutes ses formes, il est devenu intéressant pour d’autres domaines d’activités d’essayer d’en adopter les codes pour solliciter une attention ou motiver des résultats. Ce principe s’appelle la « gamification », ou « ludicisation », comme décrit par Genvo1. Il est clair que les casinos en ligne et les industriels du secteur du gambling voient un intérêt majeur à la «gamification», notamment en rendant l’apparence des jeux d’argent et de hasard la plus proche possible de celle des jeux vidéo. On voit ainsi apparaître des designs de gambling très similaires aux jeux vidéo en vogue. Ce processus traduit certainement l’idée d’attirer les joueurs de jeu vidéo (immense réservoir de potentiels clients) vers le gambling. Cet intérêt s’étend au-delà du gaming, et des concepts comme le social gambling visent à recréer l’aspect et l’intérêt des réseaux sociaux de type Facebook. Une tentative également d’implémenter un jeu de rôle massivement multijoueur basé sur le gambling illustre également cette évolution 2.
Cet intérêt de la part des fournisseurs de jeux d’argent et de hasard n’est pas nouveau, puisqu’un des facteurs essentiels au maintien de l’intérêt du joueur à continuer à parier et dépenser de l’argent est l’illusion du contrôle3: augmenter de manière artificielle l’impression que le joueur maîtrise ses gains alors que ces derniers restent aléatoires. Par exemple, en créant sur des machines à sous la possibilité de choisir entre doubler ses gains au risque de tout perdre (impression de maîtriser la prise de risque alors que les probabilités de gains restent inchangées quels que soient les choix des joueurs). On comprend dès lors l’intérêt du gambling à vouloir ressembler à des jeux vidéo qui se veulent et sont souvent liés à l’adresse des joueurs.
Enfin, un point à soulever est lié à la perte de popularité des lieux de gambling en général (cf. perte des profits des casinos suisses 4) au profit de la possibilité de jouer en ligne qui est plus accessible et plus anonyme.
b.«Gamblifier le gaming»
A l’inverse, l’industrie du jeu vidéo, essentiellement avec l’apparition des jeux dit « free to play » particulièrement populaires sur tablettes et portables, adopte des mécanismes de jeu qui s’apparentent au gambling.
En effet, pour qu’un jeu gratuit à l’installation soit rentable, il faut proposer aux joueurs des achats intégrés, à savoir que durant le jeu, le joueur peut en dépensant de l’argent réel augmenter telle ou telle caractéristique ou franchir des difficultés. Ce nouveau mode d’achat et de consommation du jeu vidéo est principalement dicté par la compétition et les réalités économiques. Si le jeu n’est pas gratuit à la base, il ne va pas être vu et installé par un nombre suffisant d’utilisateurs, et, s’il a un prix fixe, les gains des développeurs seront faibles. Alors que dans les jeux gratuits, un nombre important d’utilisateurs les essaie et même si une minorité dépense de l’argent réel, ceux qui le font peuvent dépenser des sommes très importantes5.
Ce modèle est d’ailleurs critiqué par un bon nombre de développeurs de jeux vidéo de qualité qui préfèrent proposer un produit abouti et complet à un prix plus élevé, mais sans achats supplémentaires.
Des questions se posent donc sur la manière dont les développeurs vont inciter les joueurs à dépenser de l’argent. Nous allons démontrer que certaines de ces stratégies sont comparables aux méthodes utilisées pour augmenter les dépenses des joueurs de gambling6:
Utilisation de monnaie virtuelle
Si dans les casinos l’argent est transformé en jeton, c’est qu’il est plus facile pour un individu de «dépenser des jetons» que de l’argent réel (même phénomène avec les cartes de crédit qui entraînent des dépenses plus importantes que lors d’achats en cash)7. Les jeux utilisent la même stratégie où la monnaie virtuelle s’appelle des «Smurfberries» par exemple dans le jeu des Schtroumpfs sur plateforme portable. Le taux de change est volontairement complexe et tout est fait pour que le joueur perde la notion de dépenser de l’argent réel. Et généralement, les achats de cette monnaie virtuelle se font par un clic relié à la carte de crédit.
Opacifier les dépenses
Comme dans le gambling où on évite soigneusement de montrer de manière explicite les pertes cumulées des joueurs, les sommes dépensées dans les jeux ne sont jamais représentées à l’écran. Un mécanisme appelé le «Kompu Gacha » a été interdit dans certains jeux en Asie8. Il s’agit de proposer des combinaisons payantes infinies pour augmenter la puissance des joueurs. Par exemple, dans un jeu de combat de dragons, le dragon vert coûte un franc et si vous combinez deux dragons verts vous obtenez un dragon rouge plus puissant et ainsi de suite. Au final, le «dragon d’or» aura été la combinaison d’une multitude d’achats, et les joueurs perdent la notion de la somme totale dépensée.
Faire croire qu’il s’agit de jeux d’adresse
Ce concept est très utilisé et, si au début l’adresse est un facteur de succès, par la suite, ce n’est plus l’habilité du joueur qui va lui permettre d’avancer mais l’argent dépensé (mécanisme présent dans un des jeux les plus populaires et rentables du moment: Candy Crush). Un autre mécanisme similaire fait croire aux joueurs qu’ils sont en compétition de manière équitable avec les autres joueurs alors que seuls ceux qui ont dépensé le plus d’argent sont les plus avantagés. Une analogie serait d’imaginer un jeu d’échec où les joueurs devraient acheter toutes leurs pièces une à une mais auraient la possibilité d’être en compétition quel que soit le nombre de leurs pièces disponibles. Par conséquent, celui qui n’a acheté que deux pions ne fera pas le poids face à un set complet de pièces. Ce concept appelé « pay to win » est dénoncé par certains joueurs puisqu’il va souvent à l’encontre de l’esprit même du jeu.
Gestion du temps
Un mécanisme très simple est celui d’imposer des temps d’attente. Exemple, dans un jeu de course automobile, les voitures s’usent et subissent des dégâts, vous avez soit la possibilité d’attendre, et dès lors vous êtes obligé d’arrêter de jouer pour une période, soit de payer la réparation et jouer immédiatement. Récemment, une association de consommateur anglais a dénoncé ce mécanisme en parlant de publicité mensongère. La compagnie (Electonic Arts au sujet du jeu Dungeon Keeper) proposait un jeu gratuit alors que selon l’avis des joueurs, les temps d’attente imposés si les joueurs ne payaient pas étaient incompatibles avec une expérience de jeu satisfaisante. La communauté européenne a communiqué dans ce sens9 sur le besoin de réguler les « free to play ».
Jouer sur la peur de perdre un acquis
Le concept de « loss aversion » définit qu’un individu a de manière subjective un vécu beaucoup plus négatif si on lui retire un gain déjà obtenu que s’il ne peut simplement pas obtenir ce gain10. Dans ce sens, certains jeux dits gratuits permettent aux joueurs d’acquérir expériences et avantages sans payer. Puis, après un investissement conséquent des joueurs en temps, on leur demande de payer pour maintenir les gains obtenus.
Ces nouvelles manières d’aborder les jeux ouvrent un réel questionnement: si elles permettent à ceux qui n’ont pas beaucoup de temps à consacrer au jeu de ne pas se sentir défavorisés par rapport aux autres joueurs en payant plus, elles redéfinissent également le principe de jouer à proprement parler. Payer pour progresser sans réellement jouer selon les règles est-ce toujours jouer ? Si à l’avenir, la majorité des joueurs de jeux vidéo acceptent le principe de payer pour progresser et que ce mode de jeu devient la norme, les risques de voir le jeu vidéo devenir une forme de gambling sont importants. Il est donc essentiel de suivre et analyser les comportements de tous les joueurs (jeux vidéo et jeux de hasard) pour anticiper des évolutions vers une augmentation des dépenses et un risque accru d’addiction.
Le chiffre d’affaire global du jeu vidéo a depuis longtemps dépassé celui du cinéma et les gains de blockbuster du jeu (Grand theft auto V a été vendu à 32 millions de copies) se comptent en centaine de millions11.
Cette immense popularité se traduit également par l’apparition du phénomène de l’E-sport: compétitions entre joueurs de jeux vidéo médiatisées et rémunérées. La finale 2014 du jeu DOTA 2 se jouait à guichets fermés dans une arène de 10’000 spectateurs à Seattle et l’équipe gagnante a touché plus de 5 millions de USD en prime12.
Cette popularité amène les bookmakers à proposer des paris sur les compétitions de E-sport13, rapprochant à nouveau le monde du gaming et du gambling. Ceci pose bien évidement la question de l’attrait éventuel chez les joueurs de tels jeux, soit de participer à des tournois rémunérés (et dont l’inscription est payante) ou de parier sur des joueurs spécifiques car ils s’identifieraient à des connaisseurs et penseraient maximiser leur chance (cf PMU). Ainsi, une des différences fondamentales entre le gaming, où le but n’est jamais de gagner de l’argent réel, et le gambling s’estompe.
On remarque également une volonté chez les grands studios de développement d’implémenter des séquences de gambling dans des jeux dont ce n’est pas le propos de base. Dans le jeu Far Cry 3, par exemple, Ubisoft a intégré la possibilité pour le héros de s’asseoir à des tables de poker et de gagner de l’argent. Cette monnaie est purement virtuelle et permet uniquement au personnage d’acheter du matériel dans le jeu. Cependant, ce matériel représentera souvent un moyen pour le joueur d’augmenter ses chances d’atteindre son but (nouvelles armes, gadgets, armures, etc). Ce processus correspond alors plutôt à une volonté de créer une ambiance dans laquelle le joueur va s’immerger plus facilement. On remarquera que les jeux d’argent sont alors très souvent associés à des aspects sombres, comme la délinquance ou le crime organisé. Au-delà de la possibilité de modeler un univers crédible, nous pouvons nous poser la question de savoir si ces séquences de jeu, obéissant aux véritables règles des jeux de hasard et d’argent comme le poker, ne pourraient pas servir de porte d’entrée pour des gamers vers le gambling.
Quels enjeux pour la prévention et la législation?
Jusqu’à présent, la prévention concernant les jeux de hasard et d’argent se distinguait de celle du jeu vidéo excessif car il était considéré que les deux ne s’adressaient pas au même public, puisque chacune de ces catégories de jeux répondait à ses critères propres. Maintenant que les mécaniques de jeu tendent à se mélanger, nous pouvons questionner cette manière de faire de la prévention. De notre expérience, les jeunes restent peu intéressés par les jeux d’argent et ce ne sont pas eux qui dépensent de l’argent réel dans des jeux vidéo dits « free to play ». En effet, ils préfèrent de loin l’aspect gratuit. Mais si le fait d’être puissant dans un jeu est un moyen de montrer sa valeur face aux autres, faut-il craindre que ceux dont l’estime de soi est au plus bas ne cèdent à la tentation d’atteindre le niveau des plus forts en sortant leur porte-monnaie? Et si les jeux vidéo intègrent des éléments addictifs semblables au gambling, le risque de développer des addictions comportementales sera à prendre en compte.
Sans crier au loup, nous souhaitons soulever un questionnement afin d’assurer une prévention, et des traitements, au plus près de la réalité.
Du côté de la législation, la loi suisse sur les jeux d’argent et de hasard est actuellement en pleine révision. Dans cette nouvelle loi, nous pouvons à nouveau relever l’intention de l’industrie du gambling de proposer des produits se rapprochant du gaming. Sans que cela ne soit condamnable en soit, il est plus marquant de relever que la distinction entre les deux reste plutôt floue dans le nouveau texte .
L’évolution très rapide du monde du gaming et du gambling suscite des questions et pose des enjeux multiples. Ce qu’on peut retenir, c’est la volonté forte des développeurs de jeux d’argent et de hasard de rendre leurs produits attractifs et de conquérir une nouvelle clientèle en les rapprochant du gaming. De la part des développeurs de jeux vidéo, introduire des mécanismes de gambling et de payement progressif est un moyen d’augmenter leur revenu, et avec le poids de l’industrie du jeu vidéo, l’apparition de phénomènes comme le E-sport et les paris en ligne les rapprochent du gambling. Tous ces éléments ont forcément des répercussions sociales, légales et de santé publique qu’il s’agit d’anticiper et de prendre en compte rapidement dans les stratégies de prévention et de prise en charge