juillet 2015
Damien Rhumorbarbe (Ecole des Sciences Criminelles, Université de Lausanne)
Internet fait maintenant partie du quotidien d’une grande majorité de la population dans de nombreux pays. Le web a aussi pris une importance non négligeable en matière de santé. Il s’agit tout d’abord d’une abondante source d’information et les utilisateurs en quête de réponses à des questions d’ordre médical se tournent souvent vers les moteurs de recherche. Les résultats sont alors vastes, un grand nombre de sites web, de forums ou de blogs recensent une grande quantité de réponses sous différentes formes : témoignages de patients, avis de praticiens, extraits de notices de médicaments ou commentaires de provenances diverses. De plus, suite aux développements du commerce en ligne, le comportement de nombreux internautes a évolué : le web n’est plus seulement utilisé pour récolter des informations en matière de santé mais également pour se procurer des médicaments 1.
À partir du développement à large échelle d’Internet dans les années 1990, le commerce en ligne s’est trouvé au centre des préoccupations techniques. L’objectif était de mettre en place une structure permettant à un vendeur de proposer ses produits tout en assurant à ses clients qu’ils pourraient les acquérir par l’intermédiaire de transactions sécurisées.
Le commerce en ligne est devenu une nouvelle opportunité en matière de ventes par correspondance et de nombreux produits ont progressivement été proposés sur Internet.
Les premières pharmacies en ligne auraient été ouvertes en 1999 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Par la suite, le nombre de sites web proposant des médicaments a considérablement augmenté pour dépasser le millier en 2004 2. Ces chiffres atteignent plusieurs milliers selon les bilans des opérations de grande envergure menées par Interpol entre 2008 et 2014 3. Les recherches académiques récentes mentionnent en revanche des chiffres moins élevés. Ces contradictions traduisent les difficultés à estimer précisément le nombre de sites proposant des médicaments.
En Suisse, la vente en ligne de médicaments est en principe interdite. Cependant, comme le prévoit la loi régissant ces activités 4, des autorisations peuvent être délivrées sous certaines conditions, principalement à propos du suivi du patient. Les pharmacies en ligne autorisées en Suisse sont donc très contrôlées, notamment lorsqu’il s’agit de fournir des médicaments nécessitant une ordonnance. L’achat de médicaments sur des sites web hébergés à l’étranger est également autorisé, pour autant que la quantité commandée ne dépasse pas l’équivalent d’un mois de traitement pour le produit concerné.
Dans d’autres pays, la vente de médicaments sur Internet est loin d’être aussi contrôlée. Du point de vue du vendeur, il n’y a donc que peu d’obstacles à développer et entretenir un site web destiné à la vente de médicaments. Dès que l’interface d’un site est créée et que les moyens de paiement sont disponibles, les transactions peuvent débuter. Le client peut effectuer des achats comme sur d’autres plateformes de ventes : il sélectionne des produits et constitue un panier, puis il procède au paiement par virement bancaire ou au moyen d’une carte de crédit.
Comme pour tout commerce, une stratégie publicitaire est nécessaire pour orienter les clients potentiels vers une pharmacie en ligne. Au début des années 2000, la principale méthode utilisée était l’envoi massif de spam. Ces emails à caractère publicitaire, non sollicités par leur destinataire, contiennent un lien vers un site ainsi qu’un en-tête promettant toute sorte de produits à prix attractifs.
Au fil des années, les filtres anti-spam ont été perfectionnés. La stratégie publicitaire s’est donc diversifiée, au profit d’un marché d’affiliation. Le procédé d’affiliation consiste à rediriger un client potentiel vers un site de vente par l’intermédiaire d’un autre site web, affilié à un réseau, qui répertorie des pharmacies en ligne ou présente une bannière publicitaire. Le client peut par exemple trouver ce site affilié lorsqu’il utilise un moteur de recherche. Des bannières publicitaires peuvent également apparaître sur les pages qu’il consulte, selon son historique de recherche ou les sites web qu’il visite. Si le client est redirigé vers une pharmacie en ligne en cliquant sur un lien proposé par le site affilié (bannière, adresse dans une liste, image, etc.), le propriétaire de ce site touche une commission.
Les réseaux qui gèrent ces systèmes publicitaires sont plus connus sous le nom de programmes d’affiliation. Ils assurent, également contre une commission, la rémunération des sites affiliés tout en adaptant les stratégies publicitaires selon les produits vendus. Des recherches visent à mieux comprendre la place des programmes d’affiliation dans le marché des médicaments en ligne, certains d’entre eux étant également impliqués dans l’hébergement de sites web, le développement de logiciels malveillants ou d’autres activités illicites 5.
Le processus de redirection, par l’intermédiaire d’un spam ou d’une bannière publicitaire, peut rapidement amener un acheteur suisse à commander des médicaments sur un site hébergé à l’étranger et proposant une livraison en Suisse. Le contrôle de ce genre de pharmacie en ligne est particulièrement difficile, de même que d’éventuelles actions juridiques si le site s’avère frauduleux. La dimension internationale d’Internet implique que de telles actions ne peuvent être entreprises en Suisse que si le vendeur, son entreprise ou le site web ont un lien avec le territoire suisse.
Des médicaments sont achetés sur Internet dans le monde entier, la majorité des produits sont livrés en Amérique du Nord mais des ventes ont également lieu en Europe de l’Ouest 6. En Suisse, au cours de l’année 2014, Swissmedic a enregistré une augmentation de saisies de colis contenant des médicaments illégaux 7. Plus de la moitié des 1225 produits saisis étaient des stimulants de l’érection mais de nombreux autres médicaments sont accessibles sur Internet. Par exemple, deux antidépresseurs, l’amitriptyline (un antidépresseur tricyclique) et la fluoxétine (plus connu sous le nom de Prozac®), sont respectivement proposés sur 72% et 82% des sites web, d’après une recherche menée sur 100 pharmacies en ligne 1. Environ 20% d’entre elles ne requéraient pas l’envoi d’une prescription pour obtenir ces médicaments.
Acheter ce type de produits présente par conséquent un risque médical. La prescription implique l’avis d’un médecin et le suivi du patient, réduisant ainsi les risques d’automédication ou d’usage abusif de certains produits. Le risque encouru par l’acheteur est également légal : un colis livré en Suisse sera traité par les douanes qui s’assureront tout d’abord du respect de la base légale concernant la quantité autorisée à l’importation. De plus, les produits seront saisis s’ils peuvent présenter un risque pour la santé publique ou si certains critères ne sont pas respectés, notamment l’absence de prescription pour des médicaments classés comme stupéfiants. Des sanctions administratives sont envisageables, impliquant des coûts supplémentaires et la destruction des produits commandés, voire des poursuites pénales en cas d’importation à des fins de revente.
La recherche mentionnée précédemment montre également que différentes stratégies de vente sont adoptées selon les produits. Des réductions étaient par exemple proposées pour l’achat d’une grande quantité d’antidépresseurs. D’autres constatations laissent apparaître des contradictions. L’amitriptyline était en effet proposée à des prix plus avantageux si le client possédait une ordonnance, alors que pour la fluoxétine, c’est l’absence de prescription qui était synonyme de réduction. Ces différentes stratégies semblent destinées à favoriser les profits plutôt que le respect de la législation.
Les médicaments vendus en ligne sont souvent associés à des contrefaçons 8. Qualifier un produit de contrefait fait appel à des notions qui sont à la fois juridiques et pharmaceutiques. Sans aller jusqu’à déterminer s’il s’agit d’une contrefaçon ou non, il est possible d’étudier la qualité des produits disponibles sur Internet. Une recherche italienne a ainsi analysé 13 échantillons de fluoxétine commandés en ligne. Les analyses ont mis en évidence une composition en accord avec les standards en matière de contamination bactérienne et de présence de métaux lourds. Ce n’était cependant pas le cas pour les impuretés issues du processus de fabrication. De plus, la quantité d’actifs pharmaceutiques de ces médicaments était en général inférieure à ce qui est attendu d’un produit acheté en pharmacie 9. Ces résultats sont préoccupants si l’on considère les processus de contrôle normalement appliqués aux médicaments mis sur le marché, d’autant que ces médicaments sont très facilement accessibles et parfois sans prescription.
Des mesures sont progressivement mises en place pour réguler le marché en ligne, notamment grâce à l’attribution de logos aux pharmacies en ligne certifiées par les grands organismes de contrôles, aussi bien en Amérique du Nord (National Association of Boards of Pharmacy) qu’en Europe (European Medicines Agency). Des campagnes de prévention sont également mises en œuvre pour sensibiliser le public, comme celles de l’association suisse Stop Piracy qui traite, entre autres, de la problématique des faux médicaments et de leur achat en ligne.
Les offres de médicaments sur Internet sont souvent attractives du point de vue du client. Les avantages ne manquent pas : grande variété de médicaments, discrétion, simplicité par l’absence de prescription, prix réduits ou encore échantillons offerts. Dans les faits, certains intermédiaires impliqués dans la vente ont des activités parfois peu transparentes, reléguant au second plan la santé publique et la réglementation, au profit de bénéfices générés par les ventes. De plus, des produits livrés en Suisse peuvent facilement être saisis par les douanes. Se procurer des médicaments en ligne ne garantit donc pas une qualité à toute épreuve ni une différence de prix significative par rapport aux pharmacies traditionnelles. Des efforts de prévention auprès des patients sont par conséquent indispensables lorsqu’il s’agit de commandes effectuées sur des sites non contrôlés.
Finalement, malgré les différentes études menées jusqu’ici, certains aspects du marché des médicaments en ligne restent à éclaircir. Des recherches en cours à l’École des Sciences Criminelles de l’Université de Lausanne ont pour but de formaliser l’analyse d’éléments extraits de sites web proposant des médicaments afin de détecter des pharmacies en ligne potentiellement frauduleuses et de mieux comprendre ce marché.