septembre 2008
Michel Graf (ISPA), Jean-Félix Savary (GREA)
Dès les années 90, la Suisse s’est engagée dans une politique pragmatique pour réduire les conséquences négatives de la consommation de drogues. Cette politique dite des 4 piliers (répression, prévention, traitement et réduction des méfaits) a depuis prouvé son efficacité sur le terrain (réduction des délits, diminution des décès et des infections VIH, augmentation des traitements et de la sécurité). Après une période de scepticisme, voir d’hostilité de la communauté internationale, elle s’est progressivement installée comme un modèle dont plusieurs pays se sont inspirés, pour adapter leur réponse politique au problème toujours très complexe de la consommation de substances psychotropes illicites.
Aujourd’hui, la stratégie de l’Union européenne adoptée en 2004, ainsi que les récentes inflexions de l’UNODC sur la question démontrent de manière éclatante que la vision suisse en la matière est passée du statut d’une politique expérimentale et pionnière, mise en œuvre dans l’urgence d’un problème socio-sanitaire hors de contrôle (les scènes ouvertes), à celui de modèle consensuel au niveau mondial. C’est bien par la balance entre une action sur l’offre (répression) et sur la demande (prévention, réduction des risques, traitement) que les problèmes liés à la consommation de drogues illégales peuvent être diminués.
C’est dans ce contexte que l’on pourrait croire apaisé, alors que les études montrant la pertinence de cette approche s’entassent dans les bibliothèques, que le peuple suisse est amené à reprendre le chemin des urnes. Il devra décider, le 30 novembre 2008, s’il accepte la révision de la loi sur les stupéfiants, acceptée par le Parlement le 19 mars de cette année. Malgré un vote à l’unanimité au conseil des Etats et à une confortable majorité des deux tiers au National, le petit parti fondamentaliste UDF décidait de lancer un référendum.
Avec un soutien unanime des partis gouvernementaux (hormis l’UDC), un engagement sans faille du Conseil fédéral, une batterie de résultats scientifiques mesurés sur le terrain et une quasi-unanimité du réseau professionnel derrière cette révision, devons-nous nous inquiéter de cette votation? La réponse est malheureusement oui. Penser le contraire reviendrait à oublier un des fondamentaux de la politique drogues. Le phénomène de la consommation de drogues reste un enjeu très émotionnel dans notre pays, qui peine à sortir des ornières de l’idéologie. Les récents débats autour des drogues et leur couverture médiatique le montrent.
Le passage d’une vision morale sur les drogues à une approche clinique, fondée sur le résultat mesuré scientifiquement, ne s’est jamais définitivement imposé dans la population. D’abord adoptée par les professionnels sur le terrain, puis plus tard par les responsables politiques, cette approche pragmatique, qui privilégie résolument la preuve clinique au déterminisme moral reste une affaire de spécialistes. Dans le climat particulier des années 90, alors que la drogue trônait au sommet des préoccupations des Suisses, la population a suivi à plusieurs reprises des positions réfléchies et compliquées sur les drogues, proposées par une classe politique unanime et responsable. Aujourd’hui, la situation a changé.
Mais que risque-t-on au juste? La politique des 4 piliers existe en Suisse depuis une quinzaine d’année et s’est développée et solidifiée sous la législation actuelle. Dès lors, que craindre de l’échec de ce projet de révision? En quoi le statu quo serait-il si périlleux? Là aussi, sous-estimer le danger reviendrait à se rendre coupable d’une funeste négligence. Un rejet de la révision de la LStup ne serait donc en aucun cas un statu quo.
En l’occurrence, le statu quo passe bel et bien par l’acceptation de la LStup. Un refus signifierait obligatoirement un changement de direction. Il est aujourd’hui impossible d’enprédire exactement l’ampleur. Mais nous savons que la direction prise ces quinze dernières années en serait profondément modifiée, et qu’un nouvel équilibre, au profit de l’approche répressive, devrait avoir lieu. En politique, jamais rien n’est acquis une fois pour toute. Dans le domaine des drogues illégales encore moins que dans d’autres.
Pour la première fois depuis son instauration, le peuple suisse est amené à se prononcer sur l’entier de la politique drogue de la Confédération. Sur un sujet complexe, le vote émotionnel de rejet serait une catastrophe. Il ruinerait tout simplement les efforts énormes consentis en annulant les avancées rendues possibles sur le terrain grâce à un consensus fragile obtenu de haute lutte. Un succès du référendum signifierait probablement la fin de la politique suisse en la matière et le retour vers une vision purement répressive du phénomène, avec son cortège de dommages socio-sanitaires annoncés.
Si la politique des quatre piliers venait à ne plus être soutenue par la population, les gouvernements fédéraux et cantonaux ne s’embarrasseraient plus de scrupules pour couper dans les budgets consacrés au problème, avec à la clé d’inévitables restructurations et de pénibles suppressions de postes et de services.
De plus, une votation comporte toujours deux faces bien distinctes. L’une formelle, sur le texte lui-même, et l’autre subjective, sur le signal que la population envoie aux élites politiques du pays. Le paysage de la politique drogues de suisse sera donc en grande partie déterminé par le résultat du 30 novembre.
A ce jour, l’administration et les partis politiques ne se sont pas montrés très empressés à lutter pour cette révision. Les héros de la veille sont fatigués. Après quinze ans de lutte, remonter encore une fois au créneau pour défendre une politique toujours difficile à expliquer, ce n’est plus la priorité dans les états-majors des partis. Avec le même jour une votation sur l’AVS et une autre sur le droit de recours des associations, les élites politiques hésitent à investir ce thème. De plus, en pleine phase de re-polarisation du paysage politique suisse, quel intérêt pourraient avoir les partis à se battre ensemble, la droite avec la gauche? Alors que chacun se déchire les restes de la formule magique, on recherche les différences et les oppositions.
Il revient donc aux personnes concernées, et en premier lieu aux milieux professionnels, de prendre les devants. C’est pourquoi la coordination nationale des associations concernées par la drogue (NAS-CPD) a confié le rôle de coordinateur aux deux associations interprofessionnelles suisses du champ des addictions, le GREA et le Fachverband Sucht. Cette proposition a été acceptée avec responsabilité et détermination, tant le sujet est important.
Coordination nationale
Au vu des faibles ressources à disposition, une coordination maximale au niveau suisse est souhaitée entre les acteurs. La NAS-CPD offre pour cela une plate-forme toute désignée. Ce premier cercle constitue un comité de soutien, lancé le 11 juillet 2008, jour du dépôt du référendum. Ce comité est actuellement en voie d’élargissement. Au niveau stratégique et organisationnel, les deux associations FS et GREA jouent naturellement un rôle plus important. Elles ont les deux puisé dans leurs réserves pour engager du personnel supplémentaire afin de faire face à l’enjeu.
Un comité politique devrait également voir le jour cet automne. Les relations entre ces deux coordinations restent à définir. Cependant, des contacts assez importants existent déjà avec tous les partis favorables à la révision (PRD, PDC, PS, Verts). La collaboration avec les partis politiques permet de bénéficier de leur expertise technique sur les votations. En retour, nous pouvons leur fournir une expertise pointue sur les domaines spécialisés de la politique drogues.
Argumenter sereinement
Les opposants à la révision de la LStup ont choisi d’enflammer le débat dès le début de la récolte de signatures, en annonçant par exemple la volonté des partisans de la révision d’étendre la prescription de stupéfiants et d’ouvrir partout des locaux d’injection. A ce discours en noir et blanc, nous nous devons de réagir. Par chance, tous les arguments avancés jusqu’ici par le comité référendaire sont des extrapolations fallacieuses.
Face à cette désinformation, il nous appartient donc de rétablir un certain nombre de faits. Ce travail d’argumentation est facilité par la multitude de résultats qui démontrent la pertinence de notre travail dans le domaine des drogues illégales. Cependant, le nombre de contre-vérités et d’amalgames nous obligent à une grande rigueur. Un site internet a été ouvert pour diffuser ces informations : http://www.lstup.ch
Utiliser les réseaux
La politique des 4 piliers a l’avantage de bénéficier d’un soutien quasi-unanime des institutions suisses. Toutes les grandes organisations du domaine socio- sanitaire sont en faveur de ce modèle. Même si plusieurs acteurs ne souhaitent pas forcément la continuation de la prohibition dans le domaine des drogues illégales, les 4 piliers sont unanimement vécus comme un moyen efficace de diminuer les problèmes liés à la consommation de substances illicites. Cette situation nous donne l’occasion de bénéficier de nombreux canaux de promotion du « oui à la Lstup ». Tous les réseaux doivent donc être mobilisés en vue de cette votation.
Agir localement
Cette campagne sur les 4 piliers doit être considérée comme étant de la responsabilité de chacun. Sans aucun moyen pour lancer de grandes actions d’affichage ou de matraquage publicitaire, c’est au niveau local qu’il faut s’engager. Au niveau de l’efficacité, cela peut même être plus performant ! Mais évidemment, cela demande la coopération et l’engagement de chacun. Le domaine des drogues n’est pas si vaste.
Pour stimuler et coordonner cet investissement local nécessaire, le GREA a pris l’initiative de créer des comités cantonaux de soutien. C’est à ce niveau que l’essentiel de la campagne devra être menée. Toutes les informations sur ces groupes, actuellement en constitution, sont disponibles au GREA par mail ou téléphone (info@grea.ch ou 024 426 34 34).
D’autres objets épineux
Rien n’étant jamais simple, le discours sur la révision de la LStup devra être par ailleurs spécialement attentif aux interactions possibles avec d’autres objets soumis le même jour. On pense notamment aux votations sur le tabagisme (initiative vaudoise, loi sur la santé valaisanne) et à l’initiative fédérale sur le cannabis. Pour des raisons différentes, ces deux votations ont un potentiel de nuisance important.
Malgré un soutien populaire massif, les différentes tentatives pour protéger la population de la fumée passive dans les lieux publics a permis à tout un courant libéral de faire florès pour stigmatiser un Etat liberticide. Il est vrai que les intérêts en jeu sont importants pour la Suisse romande, havre de paix pour l’industrie du tabac. Ces mêmes courants libéraux combattent avec le dernier acharnement la révision de la LStup et n’hésitent pas à opposer un soviétisme dangereux sur le tabac à un laxisme coupable sur les drogues. Les dérives actuelles de l’Etat se retrouveraient donc en même temps dans ces deux extrêmes. Cette opposition malhonnête doit être combattue avec détermination. La politique tabac et la politique drogue, dans les faits, ne font que se rapprocher durant ces dix dernières années!
Quant à l’initiative sur le chanvre, elle pose un problème similaire, dès lors qu’elle est votée en même temps que la LStup. De fait, LStup et initiative sur le chanvre proposent deux modèles différents. L’un, dans la continuité de la politique existante, aménage un modèle prohibitionniste dans une logique de santé publique. L’autre, spécifique aux seuls produits cannabiniques, ouvre une nouvelle perspective, en proposant de passer à un régime de régulation du marché. Nous sommes donc amenés à voter sur deux sujets de portée différente, ce qui peut prêter à confusion. Dans ce débat, les professionnels des dépendances doivent savoir raison garder et ne pas tomber dans un amalgame que certains ne manqueront pas de faire entre ces deux objets.
Bien que le débat sur la prohibition soit fondamental pour le devenir de la politique des addictions de la Suisse, l’ISPA et le GREA ont donc choisi de privilégier le thème de la LStup dans leur communication de cet automne. Il s’agit là d’une position consensuelle dans l’ensemble du réseau, qui, à notre connaissance, soutient dans la quasi-totalité cette révision de la loi. Rappelons que sur la difficile question du cannabis, les opinions sont toujours très diverses et que, contrairement à la politique des 4 piliers, le modèle de régulation du marché proposé par l’initiative ne dispose pas encore d’évaluations solides de ses effets.
La nouvelle LStup ressemble un peu à un colosse aux pieds d’argile. Soutenue largement par nos élus à Berne tout comme par les professionnels du domaine des addictions, elle ne risque qu’une chose: la désinformation massive de milieux plus aptes à utiliser l’émotionnel, l’exagération et la morale que l’évidence scientifique pour défendre leurs idées et faire capoter la pérennisation indispensable des principes de base de santé publique inscrits dans cette loi. Tout cela au nom de l’abstinence… par ailleurs absolument pas remise en question par la future loi! Face à cette stratégie, il est impératif de nous mobiliser et de montrer ouvertement notre soutien à la politique actuelle en matière de toxicomanies. A nous d’argumenter, d’expliquer, de mettre des nuances là où nos adversaires font dans la caricature, de témoigner de nos pratiques de professionnels engagés, à nous de rappeler nos fondements sociaux, nos valeurs humanistes, notre volonté de contribuer au bien-être des individus. Notre cohérence, notre expérience du terrain, notre engagement quotidien est notre meilleur argumentaire pour affirmer que les pratiques actuelles doivent pouvoir continuer d’exister, parce qu’elles sont porteuses de succès. Les opposants à la LStup peuvent-ils en prétendre autant?