mars 2016
Iannis McCluskey (Re-pairs)
Un pair praticien est un usager des services de santé mentale qui a suivi une formation pour intervenir, à partir de son expérience de la maladie, dans le milieu de la psychiatrie – domaine des addictions inclus. Son champ d’action se divise en deux axes : il peut, d’un côté, accompagner les personnes en souffrance et, de l’autre, représenter les usagers auprès des autres professionnels de la santé. Les exemples de Jean-Baptiste Pussin – qui engagea au début du XIXe siècle des “aliénés guéris” au sein du personnel de la Salpêtrière pour leurs compétences relationnelles – ou de John Thomas Perceval, dit le Fou – qui lutta pour les droits desdits “aliénés” et l’amélioration des conditions de vie au sein des asiles – rappellent que ces enjeux ont une longue histoire. Cependant, l’entraide entre personnes souffrant de difficultés psychiques n’a a priori commencé à se formaliser qu’à partir du début du XXe siècle, avec notamment la naissance des Alcooliques Anonymes. Dans le même temps, un vaste mouvement a oeuvré pour l’auto-détermination des usagers et, par conséquent, leur implication dans les domaines et décisions les concernant.
Le développement et la reconnaissance de la profession de pair praticien s’inscrit dans la continuité de ces événements. Afin de répondre aux exigences institutionnelles en matière de certification, des formations ont été créées conjointement aux différents projets d’officialisation du statut de pair. En Suisse romande, une première formation a eu lieu de 2013 à 2014 à l’ÉÉSP 1, en partenariat avec Pro Mente Sana 2 et la CORAASP 3. Les objectifs de cette formation étaient d’amener les participants à prendre du recul sur leur vécu, à développer une position d’aidant et une posture professionnelle ainsi qu’à collaborer au sein d’une équipe pluridisciplinaire.
Durant la première volée, les étudiants ont décidé de constituer une association afin de réunir les pairs formés et les autres professionnels intéressés par cette approche. Il s’agissait également d’informer le milieu de la santé mentale et le grand public, de promouvoir l’engagement des pairs praticiens, de faciliter leur intégration au sein des équipes ainsi que d’offrir une formation continue à ses membres et servir de garant auprès des institutions.
Le Réseau romand des pairs praticiens en santé mentale – dit Re-pairs – a ainsi été fondé peu avant la fin de la première formation.
À ce jour, treize pairs praticiens ont été certifiés en Suisse romande. Ils représentent autant la diversité géographique que la pluralité des parcours de vie. Une deuxième volée commencera sa formation à l’automne 2016. Six pairs sont actuellement employés au Service de Psychiatrie générale des Hôpitaux Universitaires Genevois, à la Maison Béthel – un EMS psychiatrique vaudois –, à l’Institut et Haute École de Santé La Source, au Service de Psychiatrie communautaire du Département de Psychiatrie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois et au Centre Neuchâtelois de Psychiatrie. La majorité des autres personnes formées interviennent sporadiquement pour des Hautes Écoles, au sein d’associations, dans des foyers, etc. Six à huit institutions envisagent à leur tour d’engager des pairs praticiens. Le milieu romand de la santé mentale manifeste donc un intérêt croissant pour cette nouvelle profession. Cet appel d’air du marché de l’emploi stimule, par la même occasion, la poursuite de l’offre en formation.
Comme évoqué plus haut, le champ d’action du pair praticien se divise en deux axes. Le premier est le soutien clinique de personnes en difficulté. Le second est la représentation des usagers – et, plus globalement, de l’expérience de la maladie – dans l’enseignement, la recherche, la gestion, la politique et la promotion de la santé. Bien que chaque pair praticien puisse, selon ses intérêts et ses compétences, intervenir dans l’ensemble du champ de la santé mentale, la clinique reste le domaine le plus évident pour les autres professionnels. Par conséquent, c’est également le domaine où les pairs praticiens seront orientés le plus aisément.
Dans la clinique, un pair praticien peut proposer un accompagnement individuel ou en groupe, assumer un rôle de médiateur entre les usagers et les soignants ou orienter l’équipe et la direction dans ses choix. La spécificité de son rôle tient au fait que le pair praticien assume ouvertement son vécu de la maladie et se base sur cette expérience. Les usagers développent dès lors un sentiment de proximité et d’appartenance lié à la perception d’avoir un vécu commun avec leur interlocuteur. Dans un groupe d’entraide concernant les addictions, l’un des participants avait déclaré : “J’écouterais avec autant de respect un autre dépendant qu’un médecin, voire plus.” Ce phénomène d’identification permet notamment au pair praticien d’élaborer une relation de confiance, d’aborder plus aisément certains sujets délicats – comme les traitements non pris ou les consommations cachées – et de transmettre un message d’espoir.
Le second axe du champ d’action – la représentation des usagers – va dans le sens des mouvements militant pour trouver leur place dans les domaines les concernant. La solution de la représentation par des patients dits experts s’est rapidement imposée face à l’évidente impossibilité de faire participer plusieurs centaines de milliers d’individus à chaque décision. On pourrait envisager une étape suivante à la démocratisation de la psychiatrie avec, par exemple, la constitution de parlements de patients. Un tel organe aurait pour rôle de représenter le point de vue, les intérêts et les attentes des patients au sein des instances dirigeantes de chaque hôpital, clinique ou foyer. Des initiatives telles que le GRAAP 4 – en particulier sous l’angle de l’action communautaire – et l’Université des patients du Centre Hospitalier du Valais Romand vont dans ce sens.
Dans l’ensemble des domaines hors clinique – de l’enseignement à la recherche, en passant par la gestion et la politique – le pair praticien agit comme représentant de l’expérience de la maladie et comme interface entre usagers et professionnels. Il peut rapprocher les objectifs des autres professionnels des besoins des patients, concevoir des projets répondant aux demandes de ceux-ci ou faciliter la communication entre le milieu de la santé et les personnes concernées. Par sa position hybride – à la fois usager et professionnel – le pair praticien peut comprendre autant l’opinion des uns que des autres. Il peut ainsi s’appuyer sur ce double regard pour expliquer à chacun le point de vue de l’autre partie.
La formalisation et la reconnaissance des pratiques de pairage et de représentation dans le domaine de la psychiatrie ont pris leur essor au moment de l’émergence du mouvement du rétablissement, il y a une cinquantaine d’années en Amérique du Nord. En raison de sa jeunesse, la profession de pair praticien est encore intimement liée aux concepts du modèle de rétablissement.
Il semble cependant inévitable que les générations dépassent cette première théorie, développant ainsi de nouvelles conceptions des soins et du pairage.
Le modèle de rétablissement a connu une importante croissance ces dernières décennies. Ce développement a mis en lumière certaines de ses limites. Le fait que les professionnels de la santé se réapproprient ce concept a, par exemple, provoqué de grands remous : alors qu’ils atteignaient un objectif de notoriété, les usagers se sont sentis dépossédés de leur création. De plus, pour qu’elle soit mesurable, la notion de rétablissement a été découpée, standardisée et schématisée – à l’opposé, donc, de l’idée de départ de processus et de continuum pluridimensionnel.
Cependant, les concepts essentiels à ce modèle n’en sont pas moins pertinents. L’auto-détermination et le pouvoir d’agir sont, par exemple, des préoccupations centrales des personnes en souffrance psychique. L’un des thèmes récurrents des entretiens avec des usagers est en effet leur souhait – et leur difficulté – à être impliqués dans leur propre prise en charge. Ne se sentant pas suffisamment écoutés, ils voient parfois l’arrivée d’un pair praticien comme une possibilité de communiquer indirectement avec les soignants.
Dans cette configuration, le pair praticien peut prendre un rôle d’intermédiaire entre le patient et son environnement. Seulement, l’un des principaux freins à un changement relationnel entre usager et thérapeute – voire avec les proches – est le manque de confiance réciproque. La stigmatisation des personnes souffrant de troubles psychiques ne facilite pas la confiance envers le patient et, du coup, la confiance du patient en lui-même et envers les autres. Il en découle certaines difficultés à collaborer. D’autant plus que la foi en les capacités de l’autre à atteindre ses objectifs est un aspect essentiel dans l’accompagnement vers l’auto-détermination.
En plus d’agir en tant que médiateur, le pair praticien peut faciliter la réappropriation du traitement par les usagers en les encourageant à être pro-actifs et participatifs et ainsi améliorer l’alliance thérapeutique. Plus spécifiquement, il peut aider les personnes hésitantes ou en marge du système de santé à entrer dans une démarche de soin ou faciliter cette entrée, que ce soit en déstigmatisant les troubles psychiques ou en apportant de l’espoir. Que le passage dans la psychiatrie ne dure au final qu’une heure ou toute une vie, le moment de franchir ce seuil est crucial et souvent douloureux. L’accueil par un pair praticien peut permettre une vision normalisée et dédramatisée de la santé mentale.
Enfin, il peut aider les personnes déçues ou ambivalentes à ne pas quitter trop hâtivement la démarche ou à y revenir. La psychiatrie étant un travail de longue haleine, il peut être du ressort du pair praticien de redonner à un usager à bout de souffle l’espoir et l’énergie qui lui manquent pour continuer son parcours.
La pertinence et la valeur de l’expertise des usagers sur leur propre vécu semblent aujourd’hui plutôt bien acceptées. Chaque personne apprend en effet, grâce à son parcours avec la maladie, à connaître ses troubles, à détecter les lieux, les temps et les comportements à risque et à développer des stratégies pour faire face à ces risques. Maintenir une distance suffisante avec la zone de deal et la communauté des dépendants ou appeler une personne de confiance à l’aide en cas de tentation trop forte sont des exemples connus de stratégies. L’expérience personnelle est le fondement de tels comportements adaptatifs et ce savoir expérientiel permet à chacun de devenir un expert de sa propre maladie.
Il ne faut cependant pas oublier, en plus du soutien fourni par les thérapeutes tout au long de la “carrière” du patient, le rôle du pairage dans le développement de telles stratégies. Les groupes d’entraide, par exemple, échangent souvent sur les moyens plus ou moins efficaces de faire face aux problèmes que les participants rencontrent. Ce thème est également fréquemment abordé lors d’entretiens avec des pairs praticiens. Ceux-ci sont conscients de la non-universalité des stratégies adaptatives – “ce qui a marché pour moi ne marchera pas forcément pour toi” – ainsi que du temps nécessaire au parcours de chacun. L’adaptation de la médication à l’évolution de l’état de la personne ne peut, par exemple, se faire qu’à partir du moment où celle-ci a développé une certaine capacité à détecter l’arrivée de nouvelles crises.
La position des usagers dans le domaine des addictions en Suisse romande a suivi ces dernières décennies un mouvement de balancier. Il y a une trentaine d’années, les personnes concernées étaient particulièrement impliquées dans plusieurs institutions spécialisées. Malheureusement, l’absence de formation et de professionnalisation des usagers a engendré certains excès. Comme la présence – dans le cadre de programmes de prévention – de discours “héroïques” par d’anciens consommateurs, au risque d’exercer une fascination morbide sur des jeunes déjà vulnérables. Ce type d’excès a mené à un retour de manivelle de l’opinion sur l’implication des usagers dans le domaine des dépendances.
L’élan favorable provoqué par l’arrivée de la profession de pair praticien permettra peut-être de recréer une confiance réciproque entre patients et institutions. Une telle évolution des relations est souhaitable et – sans doute – atteignable, sans pour autant tomber dans de nouveaux excès. Il serait davantage bénéfique de chercher un équilibre entre le savoir expérientiel et le savoir théorique, un partenariat entre usagers et professionnels. Si la reconnaissance du rôle de pair peut participer à la construction d’une telle collaboration, cette évolution ne se fera pas sans une transformation en profondeur de la vision des uns et des autres. Or, l’accueil favorable qui a été réservé aux premiers pairs formés est sans doute un excellent indicateur de l’intérêt du milieu romand de la santé mentale pour l’implication des usagers.