mars 2016
Cédric Fazan (Le Tremplin, Fribourg)
Célestine Perissinotto : Comment définissez-vous le projet de La Trampoline ?
C’est un projet de réduction des risques dans le domaine de la poly-toxicomanie consacré à un lieu d’accueil bas seuil, ambulatoire.
Quel est l’intérêt de vendre une bière artisanale dans un centre de jour fréquenté par un public polyconsommateur et donc aussi alcoolo-dépendant ?
On ne peut pas supprimer l’alcool car les usagers en ont besoin. En tant que « tapis de consommation », il permet de potentialiser leur médication notamment. Une bière autoproduite est intéressante car elle permet de diminuer le pourcentage d’alcool consommé. Non seulement le lien socio-éducatif se resserre – les éducateurs ayant plus de temps pour favoriser les prestations – mais le lien entre les usagers change. De nouvelles solidarités naissent. C’est une démarche citoyenne.
Comment est né le projet ?
Pour comprendre la genèse du projet, il faut comprendre le fonctionnement du Tremplin. La Fondation dispose de cinq domaines d’activités, dont une unité bas seuil pour des personnes dans la précarité, « Au Seuil ». Ces personnes y sont accueillies sans jugement. Elles peuvent se restaurer, se doucher, se voir offrir des mini-jobs ou encore recevoir du matériel stérile. A mon arrivée comme directeur en novembre 2013, la cigarette y était autorisée. Le restaurant de 60 places assises baignait dès le petit matin dans un nuage de fumée ; dans son prolongement, l’odeur qui émanait des WC n’était pas que celle du tabac mais également de substances comme l’héroïne. Violences, cris, bagarres, il y régnait de la confusion au quotidien. Deux de mes collègues, enceintes alors, craignaient d’y travailler.
Le sentiment d’insécurité a-t-il joué un rôle de déclencheur ?
Certainement. La sécurité de mes collègues et des usagers est devenue ma priorité aussi pour recoller à la mission de base du centre d’accueil : l’agir éducatif. Il fallait intervenir sur le lieu de consommation.
J’ai donc décidé d’interdire la fumée pour supprimer les désagréments qui y étaient liés. Au 1er janvier 2014, le Seuil est devenu non-fumeur. Effet pervers : les usagers restaient davantage dehors. Ils fumaient dehors, buvaient dehors et ne rentraient plus pour bénéficier des prestations. Les bagarres se passaient à l’extérieur, les gens y produisaient davantage de littering. La gestion de l’extérieur devenait à son tour problématique. Plus grave : le lien avec eux était distendu.
D’où la question de recréer du lien ?
Le choix était cornélien. L’alcool était banni à l’intérieur car, croyait-on, il générait de la violence. Cette croyance avait la dent dure puisqu’elle perdurait depuis 30 ans. D’un autre côté, nous tolérions la fumée pour ne pas les exclure. Sans le vouloir, nous avons créé une zone de non droit, qui favorisait aussi la consommation de substances illégales. Où faillait-il bouger le curseur ? Comment faire respecter les règles tout en faisant valoir nos droits et à fortiori nos devoirs ? Comment, étant situés en plein Fribourg entre l’université et la gare, pouvions-nous changer le regard des passants sur les consommateurs, lesquels s’en plaignaient par ailleurs ? Nous avons alors visité les « Treffpunkt » des villes de Berne et Zurich (ndlr : des lieux de rendez-vous et de consommation pour les personnes alcoolodépendantes). Nous avons été convaincus : nous pouvions agir de façon constructive sur l’alcool sans nous mettre à contrôler son ingestion. Nous devions par contre changer leur rapport au produit.
Comment s’est mis en place le projet ?
Nous l’avons élaboré en plusieurs phases. La première a été de plancher sur l’autorisation de la consommation de bière intra-muros. La deuxième de réfléchir à produire une bière standardisée. Ces réflexions ont été menées au 2e semestre 2014. Une troisième phase consistera à développer une installation brassicole au Seuil dès ce printemps et une quatrième, plus tard, à produire la bière nous-mêmes. Parallèlement, nous sommes en train de mettre sur pied un groupe de pairs pour diffuser les messages clairs de réduction des risques.
Qu’ont pensé les usagers du débit de bière à l’intérieur ?
Lorsque nous avons annoncé, au début de 2015, que nous allions autoriser la bière dès le mois de mai, nous avons été confrontés à une levée de boucliers. Les usagers ont prédit une recrudescence de violences, qu’ils n’allaient plus rien contrôler. Ils annonçaient l’apocalypse.
Et…
Il ne s’est rien passé. C’était un non événement : pas de ruée sur l’alcool, pas d’aggravation du climat. Au contraire, il y a eu comme un apaisement. La tolérance de l’alcool a permis une porosité bienvenue : les usagers rentraient au Seuil avec leur boisson pour discuter avec nous et nous sortions pour être avec eux. La deuxième phase pouvait commencer, celle de la production d’une bière standardisée.
Avez-vous rencontré des difficultés ?
Ce n’est pas évident de réussir une bière standardisée qui soit assez forte pour régater avec les bières du marché mais aussi intéressante en goût, donc qui réponde à la notion du plaisir, et peu chère. Surtout que nous étions aux premières loges pour les critiques. Les usagers nous avertissent très vite qu’ils ne boiront pas de « cette » bière s’ils n’en retirent pas les effets. Nous avons dû procéder à plusieurs brassages avec un brasseur local. D’abord à 3,3 degrés, la bière a progressivement atteint les 4,5 degrés. Les usagers ont été intégrés au processus. La Trampoline est ainsi née accompagnée de produits dérivés : des jolis verres et des sous-bocks, ce qui en termes de dignité et de citoyenneté pèse de tout son poids.
En août 2015, les premières Trampoline se vendent, mais timidement
Sur une semaine, on a fait 20 litres, c’est peu, mais on ne se décourage pas. Les usagers la trouvent goûteuse ce qui est important car nous voulions aussi réintégrer le plaisir dans leur mode de consommation. Ils sont séduits par les sous-bocks qu’ils s’approprient rapidement. Et puis, ils sont fiers d’avoir participé au paramétrage de la bière. Aujourd’hui on en est à 150 litres. En brassant nous-mêmes, on vise les 400 litres par semaine.
Concrètement, comment ce projet a-t-il été accompagné au Seuil ?
Chaque changement au Tremplin est précédé d’une table ronde avec et pour les usagers. Nous parlons, nous échangeons beaucoup. C’est une démarche participative. Pour tendre vers un objectif commun, il nous faut l’adhésion de tous.
Quel soutien avez-vous reçu des autorités et des partis ?
Nous avons eu la chance de travailler avec un professionnel de la communication. Nous avons commencé par informer les autorités cantonales. Nous avons rencontré plusieurs représentants des services du Département de la santé et des affaires sociales. Ils ont abordé leurs craintes, légitimes, sur la gestion du projet et le risque d’augmentation de la consommation. Nous leur avons expliqué notre vision et finalement, je dirais, le projet s’est imposé par lui-même. Les partis, sceptiques au départ pour certains, ont été sensibles à notre action. Le Service de l’action sociale de la ville de Fribourg nous a soutenus à hauteur de 10’000 francs qui serviront à financer l’évaluation. Enfin, nous avons présenté le projet aux médias à travers desquels le projet a pu trouver une certaine résonance en Suisse romande et alémanique. Sur Facebook enfin, on a eu 7965 « like ». On était fier et rassuré (rires).
Quelles ont été les réactions dans le domaine des addictions ?
Certains collègues ont mentionné le risque de banalisation du produit face aux jeunes, nous y sommes attentifs. D’autres du monde médical ont regretté ne pas avoir été mieux informés, nous ferons mieux. La plupart des professionnels nous ont soutenus disant que le projet peut paraître un peu fou mais qu’il n’en demeure pas moins intéressant.
8000 « like », des réactions plutôt encourageantes. Et des réactions négatives ?
Les réactions négatives se sont cristallisées lorsque le projet est devenu public. Le soutien financier de la ville a provoqué l’ire d’une lectrice du quotidien La Liberté qui ne comprenait pas cette « subvention » en faveur de l’alcool. D’autres réactions du style « vous êtes des fous idéologues , vous incitez à la biture » nous sont parvenues. Et quand on démontre par des études factuelles que ce projet n’a rien d’idéologique, on se fait traiter de personnes sans morale. C’est le plus dur à gérer aujourd’hui.
Vous parliez d’évaluation, de quoi s’agit-il ?
C’est une évaluation que nous avons commencée depuis le début de l’année par le design de recherche. Nous nous enjoignons le soutien du Professeur de l’Université de Fribourg Marc-Henry Soulet pour les 3 prochaines années. L’évaluation porte principalement sur deux axes. Le premier touche à la consommation : est-ce que les usagers boivent moins, ou plus, et dans quelle envergure ? La Trampoline facilite-t-elle l’accès au traitement ? Le deuxième axe se focalise plutôt sur le personnel encadrant : comment le travail socio-éducatif évolue-t-il ? Qu’est-ce que ça change pour les praticiens de terrain ? Elle englobera aussi la manière dont évoluent notre fonctionnement et notre environnement avec la production de la bière par les usagers.
Qu’attendez-vous de cette évaluation ?
La question du lien est pour moi essentielle. J’attends de l’évaluation qu’elle confirme ou infirme que le lien s’est resserré. J’attends aussi de savoir si cela n’est que du gadget ou une démarche solide de réduction des risques qui responsabilise l’usager et lui réapprend la citoyenneté tout en favorisant son intégration sociale et sa dignité.
Qu’est-ce que La Trampoline a déjà changé au sein du Seuil ?
Le Seuil est devenu un outil plus performant. Le personnel s’est formé, notamment en mesures de réductions des risques et de réanimation, pour parer à toute éventualité de dérapage. De façon générale, on a augmenté le niveau de compétences de nos collaborateurs.
Du point de vue des conditions de travail c’est tout de même plus agréable de travailler dans un environnement sans fumée. Il y a moins de tension, le climat est plus serein. Les usagers renouent avec nos prestations. Un résultat très concret : nous accueillions il y a encore quelques semaines deux très gros consommateurs. Ils ont passé par un sevrage. L’un d’entre se trouve aujourd’hui en EMS. C’est le mieux qui pouvait lui arriver quand on sait qu’il fréquentait le Seuil depuis plusieurs années, qu’il souffrait de pathologies somatiques importantes sans tirer de bénéfices à ses allers-retour à l’hôpital. C’est emblématique de la réduction des risques : il a pu prendre conscience de son état et se faire soigner. Il s’est assis et nous a parlé. Avant le départ pour l’EMS, nous l’avons accompagné dans son studio. Il était jonché de 1200 canettes de bière.
Vous parliez aussi de l’importance du plaisir….
Les usagers ont retrouvé le plaisir de boire. C’est une grande satisfaction pour nous car c’est ce que nous voulions. Paradoxalement, nous ne parlons pas du plaisir comme d’un élément essentiel à la modification du rapport au produit alors qu’il est essentiel. Nous portons encore le poids du jugement, de notre tradition, mais cela va aussi changer car nous voyons bien l’évolution. Les usagers s’enivrent moins, « ils prennent l’apéro » me taquinait l’un d’entre eux. Ils oublient moins leurs rendez-vous. Ils voient que le changement est possible alors qu’ils annonçaient l’apocalypse. C’est bon pour la confiance. Le lien s’est resserré. Et nous pouvons aborder leur consommation et ses effets de manière plus franche.
Pour réduire les risques, pensez-vous qu’il faut tendre vers ce genre de projet ?
L’exemple de la Trampoline ou la remise de matériel stérile procèdent pour moi d’une démarche similaire. On sait pourtant que ce n’est pas bien du point de vue de la santé. Mais on ne peut pas s’arrêter à ces constats, à cette sorte de morale. Il faut être dans la réduction des risques et pour y rester vraiment, elle nécessite de prendre en compte la réalité de la personne.
Le Tremplin avant la Trampoline travaillait sur la gestion du lieu. Aujourd’hui, on ne fait plus la différence. La question de l’accompagnement est globale. La Trampoline et toute la réflexion qui l’a précédée ont permis une perméabilité. Mes collègues sont autant dehors que dedans. Le service social, qui est au premier étage, a repris des couleurs. Avant les usagers ne montaient que difficilement. Maintenant, le service organise trois permanences par semaine. Ce sont des incidences directes ou indirectes de l’introduction de la Trampoline.
L’intérêt que nous suscitons vers l’extérieur montre que nous ne faisons pas fausse route. L’agence régionale de santé d’Alsace nous a visités pour s’imprégner de ce modèle de réduction des risques. D’autres encore sont intéressés. C’est un exemple qui peut servir.
Quelle doit être la flexibilité du réseau ? Devons-nous vraiment offrir des psychotropes pour rester en lien ?
Cela me semble insuffisant car il y a d’autres moyens de garder le lien. Mais si ce sont des psychotropes légaux et standardisés qui aident à changer le rapport au produit, alors je réponds « oui ». Cela vaut probablement aussi pour le cannabis, si c’est cadré.
Finalement, vous menez un projet-pilote qui flirte entre dédiabolisation et banalisation du produit ?
Dédiabolisation, non. Banalisation, oui, c’est un risque. Ce projet sert avant tout de facilitateur comme accroche humaine. Il nous a ouvert les yeux sur la réalité des gens qu’on accueille et sur ce qu’on peut leur offrir d’alternatif. On a cassé plein de fausses croyances. En cela je suis heureux. Même si l’expérience devait s’arrêter.