juillet 2015
Marc Augsburger (Unité de toxicologie et chimie forensique) et Bernard Favrat (Centre universitaire romand de médecine légale, Lausanne)
La conduite d’un véhicule automobile et la participation au trafic routier sont des tâches complexes, impliquant l’usage de fonctions cognitives et psychomotrices. Elles font appel à des capacités stratégiques (planification, choix d’itinéraire, prise de décision), analytiques (sens critique, appréciation dynamique de l’environnement, prévision des distances), de manœuvre (accélération, décélération, adaptation de la vitesse) et de maîtrise (manipulation des commandes, réactions, réponses). Au gré de l’acquisition des compétences requises pour la conduite automobile, celles-ci deviennent des automatismes. Certains paramètres, en revanche, comme la fatigue, une forte émotion, le stress, l’âge ou les comorbidités peuvent favoriser les accidents.
La consommation d’une substance psychoactive peut également diminuer la capacité de conduire, voire l’aptitude à conduire, en particulier lorsque les effets principaux ou secondaires de la substance ou de ses métabolites diminuent les réflexes, le temps de réaction, la mémoire à court terme, la vigilance, la vision et l’audition, ou lorsque la prise de risques augmente. L’alcool a été la première substance pour laquelle les pouvoirs publics ont légiféré dès la moitié du XXe siècle car il était évident que l’état d’ébriété présentait un risque majeur pour la conduite automobile. Aujourd’hui, on se préoccupe également d’autres substances psychoactives, consommées avec ou sans prescription médicale. Selon le rapport européen DRUID 1, ce sont ainsi les benzodiazépines qui sont, après l’alcool, les substances le plus fréquemment retrouvées dans le sang des personnes décédées en conduisant. Cela entraîne une réflexion sur ce sujet qui s’inscrit dans la vision de la réduction du nombre de décès sur les routes, ou tolérance zéro, partagée par les grandes organisations internationales, dont le Conseil de l’Europe et l’OMS.
De manière générale, les dépresseurs du système nerveux central, comme les benzodiazépines et les substances apparentées, les antidépresseurs, les neuroleptiques, les myorelaxants, ou les analgésiques opioïdes, ont tendance à ralentir le temps de réaction, l’analyse et la prise de décision, ainsi qu’à perturber la mémoire. On peut alors observer une augmentation du taux d’erreurs dans la réalisation de tâches complexes, une perturbation de l’orientation et de l’équilibre, un abaissement de la vigilance et une augmentation de la sédation. Les médicaments indiqués pour les problèmes d’induction du sommeil entraînent aussi de facto une altération des performances de conduite. A l’opposé, les stimulants, comme les amphétaminiques, bien que pouvant être associés à une amélioration de certaines performances, sont également à risque pour la conduite automobile à cause de la modification du sens critique, de l’augmentation de l’impulsivité et de la perturbation des phases de repos et de sommeil qu’ils sont capables d’induire.
A la différence de l’alcool, la diminution de la capacité à conduire due à la prise de médicaments psychoactifs varie selon les substances consommées, l’habitude de consommation (effet de tolérance), la voie d’administration (topique, orale, parentérale), la forme galénique (à action prolongée), la dose administrée, le délai après la prise et l’état pathologique de la personne. Il a par exemple été mis en évidence que chez des patients traités pour dépression pendant plusieurs semaines, la capacité à conduire était plus diminuée du fait de la dépression que de la prise de médicaments 2. Les médicaments peuvent aussi, dans certaines circonstances, améliorer la capacité de conduite plutôt que de l’entraver. Ce n’est donc pas parce qu’un conducteur est sous l’influence d’un médicament psychoactif qu’il est de facto incapable de conduire.
De grandes différences ont été mises en évidence entre les effets observés suite à la prise de diverses substances psychoactives, y compris au sein d’une même famille de médicaments comme les antidépresseurs ou les benzodiazépines. La prise de mirtazapine est par exemple nettement plus à risque en termes de sécurité routière que la prise de citalopram 3. Il a aussi été montré que les effets délétères sur la conduite automobile de l’amitriptyline (25 mg) étaient comparables aux effets observés pour une concentration d’éthanol dans le sang supérieure à 0,5 g/kg (‰) en début de traitement, alors que les performances étaient à nouveau normales dix jours après le début du traitement, du fait du développement d’une tolérance 4. Une prise de zolpidem ou de zaleplon, aux doses recommandées avant une nuit de sommeil, ne constitue pas a priori une contre-indication à la conduite d’un véhicule le lendemain matin. Par contre, la prise de benzodiazépines ou de zopiclone, la prise d’une dose trop importante avant le coucher ou la prise diurne des mêmes substances est considérée comme un risque majeur vis-à-vis de la conduite automobile 5. Un traitement de substitution à la méthadone qui dure depuis plusieurs semaines, sans apparition d’effets secondaires, sans co-médication et sans prise d’autres substances psychoactives, ne constitue pas un motif suffisant pour définir tel quel une diminution de la capacité ou de l’aptitude à conduire. Par contre, la prise concomitante d’autres substances psychoactives, y compris dans le cadre du traitement, représente une augmentation importante du risque, d’autant plus si de l’alcool est consommé simultanément 6 7. C’est pourquoi, on considère que de telles situations ne peuvent être évaluées en réduisant l’appréciation du cas à la seule consommation d’un médicament psychotrope. Une évaluation de cas en cas, en tenant compte de la situation pharmacologique et de l’individu s’impose, et peut évoluer au cours du temps.
Une contre-indication majeure à la conduite automobile est la prise concomitante ou dans un laps de temps restreint, de plusieurs substances psychoactives. Les études épidémiologiques portant sur l’étude de cas d’accidents de circulation, ainsi que les études effectuées sur des simulateurs de conduite ont montré une propension à l’apparition d’effets néfastes sur la conduite automobile de manière additive, voire synergique, lorsque deux ou plusieurs substances psychoactives étaient prises de manière concomitante.
L’automédication et la prise de substances illicites constituent également un risque majeur pour la conduite. L’abus et le mésusage d’une substance psychoactive sont susceptibles d’entraîner des effets indésirables importants, impliquant une altération de la capacité et de l’aptitude à conduire. Cela est observé autant suite à la prise d’une substance obtenue de manière illicite, comme par exemple l’héroïne, qu’à celle d’une substance obtenue sur prescription médicale, comme l’oxycodone, pour rester dans la famille des opioïdes.
Il faut préciser que la loi suisse sur la circulation routière (LCR) ne régit pas la consommation d’alcool, de drogues et ou de médicaments. Elle vise à déterminer les règles en matière de circulation routière et les règles d’admission des conducteurs. Son objectif est de réduire les risques d’accident et à soustraire au trafic les personnes qui ne présentent pas l’aptitude suffisante et nécessaire à la conduite d’un véhicule. La LCR précise que « le conducteur doit rester constamment maître de son véhicule » et que « toute personne qui n’a pas les capacités physiques ou psychiques nécessaires pour conduire un véhicule parce qu’elle est sous l’influence de l’alcool, de stupéfiants, de médicaments ou pour d’autres raisons, est réputée incapable de conduire pendant cette période et doit s’en abstenir ». Ainsi, le célèbre slogan de la sécurité routière, « boire ou conduire, il faut choisir » s’applique également pour la prise d’autres substances psychoactives, qu’elles soient consommées suite à une prescription médicale ou non.
Toutefois, le législateur et la jurisprudence n’abordent pas le problème de manière identique s’il s’agit d’une consommation d’alcool, de substances illicites ou de médicaments psychoactifs. Ainsi, pour l’alcool et sept substances illicites (le THC pour une consommation non médicale de cannabis, la morphine pour une consommation non médicale d’héroïne, la cocaïne, l’amphétamine, la méthamphétamine, le MDMA (Ecstasy), et la MDEA), une approche impliquant la définition de seuils a été établie pour définir de manière irréfragable l’incapacité à conduire, alors que pour les autres substances psychoactives, en particulier les médicaments – peu importe leur statut au regard de la Loi fédérale sur les stupéfiants –, il est nécessaire de recourir à une expertise devant déterminer le degré d’altération de la capacité à conduire. De même, l’évaluation de l’aptitude à conduire ne pourra pas être basée uniquement sur le fait de la prise d’une substance psychoactive, mais devra chercher à déterminer le contexte de la ou des prises, et de déterminer la présence d’un usage ou d’un mésusage incompatible avec la conduite d’un véhicule.
En cas de mise en place d’un traitement impliquant un médicament psychoactif, il faut informer le patient de manière explicite des risques de la prise du médicament sur la conduite automobile, et documenter ces explications dans le dossier médical du patient. Il est également recommandé d’informer une nouvelle fois le patient au moment de la délivrance du médicament par le pharmacien. Il existe aujourd’hui des informations et des recommandations vis-à-vis des risques liés à la conduite automobile pour la plupart des médicaments commercialisés, en particulier celles émises par l’International Council on Alcohol, Drugs and Traffic Safety (ICADTS) 8, par l’étude DRUID (Driving under the Influence of Drugs, Alcohol and Medicines) 1, ou par l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (afssaps) 9, qui peuvent aider le praticien dans l’évaluation du risque lié à la prise de telle ou telle substance. Les médicaments sont listés avec une indication de risques et souvent classés entre les niveaux 1 (la prise du médicament ne remet a priori pas en cause la conduite d’un véhicule automobile, mais nécessite une information au patient), 2 (la prise du médicament peut remettre en cause les capacités de conduire un véhicule automobile) et 3 (lors de l’utilisation du médicament, la conduite d’un véhicule automobile est fortement déconseillée. En outre, compte tenu d’un éventuel effet résiduel, il est conseillé d’indiquer le délai à respecter avant de prendre le volant). Quelques exemples de classification de médicaments psychoactifs sont présentés dans le Tableau I). Dans certains pays, notamment la France, l’Espagne, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark, des pictogrammes sont apposés sur les boites de médicaments qui visent à mettre en garde le patient au sujet des risques liés à la prise du médicament lors de la conduite automobile.
Certaines situations sont aussi connues pour présenter des risques importants. Ainsi, en début de traitement, les risques sont généralement plus marqués, du fait de la survenue plus fréquente d’effets indésirables et de l’établissement d’une tolérance. Il est alors nécessaire de recommander au patient de s’abstenir de conduire s’il ressent de la somnolence, des vertiges, des difficultés de concentration, des difficultés à suivre une trajectoire, ou qu’il perçoit des troubles visuels. La modification de la posologie, la prescription justifiée ou non de plusieurs médicaments psychoactifs, et la prise concomitante d’alcool ou d’autres substances psychoactives non prescrites, représentent d’autres situations à haut risque parce qu’elles diminuent de manière importante la capacité à conduire. Il est également préférable d’indiquer au patient de prendre au coucher les médicaments susceptibles de présenter un risque pour la conduite.
De nombreux médicaments psychoactifs sont susceptibles de diminuer de manière plus ou moins importante la capacité d’une personne à conduire un véhicule automobile. En cas de prescription de médicaments psychoactifs, il est nécessaire d’informer le patient sur les risques encourus lors de la conduite d’un véhicule automobile et de noter dans le dossier médical cette information. Une évaluation de cas en cas est recommandée, qui devra tenir compte du médicament, de la dose, du mode d’administration, du moment de la prise et du patient. Les instituts de médecine légale en Suisse sont à disposition pour des questions relatives à ce sujet.