décembre 2012
Olivier Guillod (directeur de l’Institut de droit de la santé, Université de Neuchâtel)
Comme son nom l’indique, le traitement de substitution des personnes dépendantes aux opioïdes doit être appréhendé d’un point de vue juridique comme une forme particulière de traitement médical, et non pas comme une mesure ordonnée judiciairement. Dès lors, le traitement de substitution s’inscrit d’abord dans le cadre des dispositions légales adoptées au niveau international et dans chaque pays sur l’accès aux soins et sur la relation entre patients et professionnels de la santé. Après avoir rappelé ce cadre juridique général, nous évoquerons quelques aspects de la réglementation du traitement de substitution dans quatre pays francophones (Belgique, France, Québec et Suisse).
Les quatre pays étudiés ont tous ratifié le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I), du 16 décembre 1966, élaboré sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU). L’article 12 du Pacte I prévoit que «Les Etats parties au présent pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre ». A cette fin, les Etats doivent prendre une série de mesures, notamment pour assurer « la prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, professionnelles et autres, ainsi que la lutte contre ces maladie » et « la création de conditions propres à assurer à tous des services médicaux et une aide médicale en cas de maladie ».
Cette disposition du Pacte I oblige les Etats, en fonction de leurs ressources financières, à réaliser progressivement le droit à la santé de chacun en garantissant notamment la disponibilité des services de soins, leur accessibilité, à la fois physique et financière, sur une base non discriminatoire, ainsi que leur acceptabilité culturelle et éthique 1.
La thérapie des personnes toxicodépendantes poursuit comme buts d’éliminer la dépendance ou, du moins, de diminuer l’usage des produits concernés et, ainsi, de permettre à ces personnes de recouvrer la santé ou, au moins, de la maintenir à un niveau permettant à la personne concernée de fonctionner comme elle le souhaite au sein de la société. Pour atteindre ces buts, la prescription d’opiacés doit être liée à une indication individuelle. Elle présente alors de nombreux points positifs pour les personnes dépendantes aux opioïdes (diminution du risque de mortalité, réduction des dommages secondaires, amélioration de la qualité de vie) et, plus généralement, pour la santé publique et la sécurité publique (réduction de la délinquance notamment) 2.
Compte tenu des connaissances accumulées par la médecine des addictions, les Etats ayant ratifié le Pacte I ont, à notre avis, l’obligation d’offrir aux personnes dépendantes aux opiacés la possibilité de suivre un traitement de substitution. Ces personnes souffrent en effet d’une atteinte à leur santé et jouissent du droit aux soins à l’égal de toute autre personne atteinte dans sa santé physique ou psychique. Il appartient donc à chaque Etat, selon ses ressources, de leur offrir des thérapies ayant fait leurs preuves du point de vue médical, parmi lesquelles figurent indiscutablement aujourd’hui les traitements de substitution.
Le droit de toute personne à l’autodétermination par rapport à son corps et à sa santé est consacré en des termes similaires dans les quatre pays francophones étudiés.
Pour la personne toxicodépendante, le principe d’autodétermination signifie qu’il lui appartient de choisir si elle veut se soigner et, dans l’affirmative, quel traitement elle accepte ou refuse. Ce droit à l’autodétermination n’englobe cependant pas la possibilité d’exiger une forme de traitement qui ne répondrait pas aux règles de l’art, par exemple en raison de son inefficacité établie, de ses risques excessifs ou de son coût exorbitant. Le traitement de substitution entre naturellement dans les options que le patient peut choisir puisqu’il correspond aux règles de l’art, est efficace, ne présente pas de risques excessifs et n’a pas un coût exorbitant.
En même temps, le principe d’autodétermination individuelle oblige l’Etat à respecter la liberté de choix de la personne toxicodépendante. Si, dans des circonstances, exceptionnelles, l’Etat souhaite se réserver la possibilité de prendre une mesure envers une personne toxicodépendante sans tenir compte de sa volonté, il doit alors le prévoir de manière claire et précise dans une disposition légale (exigence de la base légale) et pouvoir invoquer des raisons impérieuses justifiant la mesure envisagée. Ces principes vaudraient, par exemple, pour des mesures de placement et pour des mesures thérapeutiques.
Un cadre juridique souvent complexe
La réglementation du traitement de substitution s’inscrit généralement dans le cadre complexe de la législation sur les produits thérapeutiques et de celle sur les stupéfiants. L’esprit de ces deux sortes de législation n’est souvent pas le même : la première adopte résolument une perspective de santé publique, alors que la seconde est, dans bien des pays, influencée aujourd’hui encore par l’approche répressive traditionnelle vis-à-vis des drogues. Le traitement de substitution est ainsi encadré de manière stricte et détaillée, ce qui souligne l’ambivalence des autorités à son égard.
Pour se limiter à la situation en Suisse, les stupéfiants utilisés comme produits thérapeutiques sont soumis à la Loi fédérale du 15 décembre 2000 sur les médicaments et les dispositifs médicaux (LPTh). En outre, depuis l’importante réforme entrée en vigueur le 1er juillet 2011 qui a consacré le modèle des quatre piliers, la Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes du 3 octobre 1951 (LStup) régit la prévention, la thérapie, la réduction des risques et la répression en matière de stupéfiants, ainsi que la fabrication, la remise, l’acquisition et l’utilisation de stupéfiants. L’article 1b LStup coordonne ces deux lois, en précisant que la LStup est applicable si la LPTh ne prévoit pas de réglementation ou que sa réglementation est moins étendue.
Le traitement de substitution est réglé plus en détails dans l’Ordonnance du Conseil fédéral relative à l’addiction aux stupéfiants et autres troubles liés à l’addiction du 25 mai 2011 (OAStup), qui traite notamment du contrôle des traitements avec prescription de diacétylmorphine.
Conformément à l’article 3e al. 1 LStup, les cantons sont tenus de soumettre à une autorisation spéciale la prescription, la remise et l’administration des stupéfiants destinés au traitement des personnes dépendantes. Seule la prescription d’héroïne est soumise à une autorisation fédérale (article 3e al. 3 LStup). Les cantons ont donc édicté des dispositions généralement très détaillées concernant l’utilisation des stupéfiants autres que l’héroïne. Il s’y ajoute encore des recommandations non contraignantes, spécialement les Recommandations de l’Office fédéral de la santé publique, de la Société suisse de médecine de l’addiction et de l’Association des médecins cantonaux suisses concernant la dépendance aux opioïdes et les traitements basés sur la substitution.
Un traitement soumis à autorisation étatique
En Suisse (article 3e LStup) et au Québec (articles 56 et 57 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRDS), le contrôle de médecins des Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) peuvent obtenir une autorisation du directeur général de l’agence régionale de santé pour détenir, contrôler, gérer et dispenser les médicaments (Code de la santé publique, articles D 3411-9 et 10, R 5124-45). En Belgique, les centres d’accueil, les réseaux de prise en charge pour usagers de drogue et les centres spécialisés doivent également détenir une autorisation, en vertu de l’article 3 de l’Arrêté royal réglementant le traitement de substitution (ARTS). Une telle autorisation n’est en revanche pas nécessaire pour les médecins exerçant en cabinet privé.
En Suisse, il faut une autorisation cantonale pour un traitement au moyen de stupéfiants (article 3e al. 1 LStup), à l’exception de la prescription d’héroïne qui requiert une autorisation fédérale (article 3e al. 3 LStup), normalement délivrée aux institutions ou, exceptionnellement, au médecin ou au patient (articles 16ss OAStup). Les autorisations cantonales sont, quant à elles, délivrées à un médecin ou à un établissement hospitalier.
Alors que l’autorisation n’a pas de limite temporelle dans les cantons suisses, en France et au Québec, elle a une durée maximale de cinq ans en Belgique (article 3 ARTS). De même, l’autorisation fédérale délivrée en Suisse aux institutions et aux médecins pour la prescription de diacétylmorphine est valable cinq ans au plus, mais peut être renouvelée (articles 16 al. 4 et 18 al. 2 OAStup). L’autorisation délivrée au patient est valable deux ans au plus, avec renouvellement possible (articles 21 al. 3 OAStup).
L’autorisation ne vise pas un nombre limité de patients en France, au Québec et en Belgique. Au contraire, l’autorisation cantonale en Suisse ne vaut souvent que pour un seul patient (par exemple Berne, Neuchâtel et Tessin), voire pour dix patients (Genève). Un médecin en cabinet privé en Belgique (qui n’a pas besoin d’une autorisation) ne peut pas administrer un traitement de substitution à plus de cent-vingt patients simultanément (article 11 ARTS).
Le traitement ne peut généralement être administré qu’avec certains produits. Par exemple en Suisse, seuls la diacétylmorphine, la méthadone, les benzodiazépines et la buprénorphine peuvent être prescrits dans le cadre des traitements de substitution autorisés. La réglementation légale en France et en Belgique ne s’applique qu’à la méthadone et à la buprénorphine. Au Québec, la méthadone est actuellement le seul stupéfiant autorisé pour le traitement de la dépendance aux opiacés. Dans ces pays, la prescription de benzodiazépines reste cependant autorisée par les règles générales.
Un traitement réservé à certains patients
Les réglementations nationales relatives aux traitements de substitution peuvent être réparties en trois catégories en ce qui concerne les conditions personnelles posées aux patients.
La réglementation belge reste muette concernant des conditions que devrait remplir le patient pour pouvoir bénéficier d’un traitement de substitution. Il va de soi cependant que les règles générales relatives à tout traitement médical, notamment le principe du consentement libre et éclairé du patient, s’appliquent.
La réglementation française n’est pas beaucoup plus bavarde. Elle insiste simplement sur la base volontaire de la prise en charge, censée favoriser la réussite du traitement, et prévoit que le traitement de substitution est destiné aux personnes fortement dépendantes aux opiacés, âgées de plus de quinze ans.
Les réglementations suisse et québécoise contiennent en revanche beaucoup plus de détails sur les conditions auxquelles des patients peuvent bénéficier d’un traitement de substitution.
Par exemple en Suisse, le Conseil fédéral doit veiller à ce que la prescription de diacétylmorphine soit destinée à des personnes toxicodépendantes pour lesquelles les autres types de traitement ont échoué ou dont l’état de santé ne permet pas d’autre traitement (principe de subsidiarité du traitement avec prescription d’héroïne : article 3e al. 3 let. a LStup). En outre la personne doit (sauf cas exceptionnels selon l’article 10 al. 2 OAStup) avoir 18 ans révolus, être gravement dépendante à l’héroïne depuis deux ans au moins, avoir suivi sans succès ou interrompu au moins deux fois une autre thérapie ambulatoire ou résidentielle reconnue et présenter des déficits de nature psychique, physique ou sociale (article 10 al. 1 OAStup).
De leur côté, les cantons suisses ont aussi défini une série de critères de sélection des patients pour déterminer l’indication aux traitements de substitution autres que celui à base de diacétylmorphine.
Plusieurs cantons suisses, de même que le Québec, requièrent la signature par le patient d’un contrat thérapeutique. Par exemple, les Lignes directrices pour l’utilisation de la méthadone dans le traitement de la toxicomanie suivies au Québec prévoient un contrat de traitement signé par le patient et le médecin qui doit décrire les règles à observer, les exigences de contrôle et les possibilités de mettre fin au traitement. Ce contrat peut naturellement aussi être conclu dans les autres pays, dans la mesure où il peut servir d’outil thérapeutique utile.
Un traitement appliqué par certains professionnels
Les réglementations nationales posent en général aussi des conditions tenant aux professionnels de la santé et aux institutions susceptibles d’administrer un traitement de substitution.
Par exemple, en France, la primoprescription de méthadone ne peut être effectuée que par des médecins exerçant dans des établissements de soins ou des CSAPA. En Belgique, tout médecin qui prescrit des traitements de substitution à plus de deux patients simultanément doit être enregistré auprès d’un Centre d’accueil agréé, d’un réseau de prise en charge pour usagers de drogue agréé ou encore d’un centre spécialisé agréé (article 2 § 2 ARTS). Au Québec, il existe une liste des médecins autorisés à prescrire de la méthadone ainsi qu’une liste des pharmaciens offrant le service. En Suisse, la diacétylmorphine peut être prescrite uniquement par un médecin spécialisé et dans une institution appropriée (article 3e al. 3 let. b LStup). Pour être appropriées, les institutions doivent répondre aux conditions énoncées dans les articles 14 et 15 OAStup.
Les réglementations belge et suisse insistent en outre sur les qualifications professionnelles requises des médecins prescrivant des traitements de substitution et sur leur obligation de formation continue.
Un traitement appliqué selon certaines règles
Les diverses réglementations nationales posent aussi des exigences liées au traitement lui-même, qui varient fortement d’un pays à l’autre. Ces exigences portent notamment sur les modalités du traitement et sur les contrôles à effectuer par les professionnels de la santé.
La réglementation suisse se distingue encore une fois par sa densité. L’administration et la prise de diacétylmorphine doivent en principe avoir lieu à l’intérieur de l’institution visée à l’article 16 OAStup, sous contrôle visuel d’un membre de l’équipe chargée du traitement (article 13 al. 1 OAStup). Exceptionnellement, dans des cas indiqués, la diacétylmorphine peut être administrée à domicile, sous contrôle visuel du médecin responsable ou d’une personne mandatée par ses soins (article 13 al. 2 OAStup). Un patient peut, à titre exceptionnel, se faire remettre jusqu’à deux doses journalières s’il est en traitement depuis six mois au moins sans interruption, si son état sanitaire et social est stabilisé, si les deux dernières analyses d’urine n’ont pas mis en évidence de stupéfiants et s’il n’y a pas de risque d’abus (article 13 al. 3 OAStup).
S’agissant de l’administration de la buprénorphine, il existe des dispositions détaillées dans les recommandations de l’Office fédéral de la santé publique. Les législations cantonales précisent de leur côté les modalités usuelles d’administration des autres produits et stupéfiants, notamment la méthadone (en général : prise sous le contrôle et en présence d’un médecin, d’un pharmacien ou de l’un de ses auxiliaires). Des exceptions sont prévues, à des conditions qui varient d’un canton à l’autre, par exemple pour le dimanche, les jours fériés et les vacances (remise de plusieurs doses au patient) ou quand l’état du patient s’est stabilisé (par exemple remise de doses hebdomadaires, à Zurich et au Tessin).
Les réglementations cantonales en Suisse ne sont pas uniformes non plus en ce qui concerne les contrôles d’urine demandés aux personnes toxicodépendantes suivant un traitement de substitution. Berne et Zurich exigent de tels contrôles (de même que le Québec et la France), contrairement à Neuchâtel.
Au surplus, la dimension clinique des traitements de substitution avec prise de méthadone et de buprénorphine fait l’objet de recommandations de la Société suisse de médecine de l’addiction.
Les réglementations nationales prévoient enfin différents motifs justifiant d’interrompre le traitement de substitution. Toutes admettent, de manière explicite ou par application de principes généraux, que le patient puisse en tout temps renoncer à poursuivre un traitement de substitution. Le droit suisse (article 23 OAStup) permet en outre à l’Office fédéral de la santé publique de retirer au patient l’autorisation de suivre un traitement avec prescription de diacétylmorphine, par exemple, s’il consomme des stupéfiants, s’il remet ou vend à des tiers des préparations qui lui ont été remises dans le cadre de la thérapie ou s’il exerce des menaces ou commet des actes de violence envers des membres du personnel soignant.
La législation des pays francophones exige le plus souvent une autorisation étatique pour entreprendre un traitement de substitution et règle de manière détaillée ses modalités. S’agissant d’une thérapie dont l’application est confiée aux médecins, ces réglementations demeurent assez paradoxales : pourquoi l’Etat doit-il absolument se mêler à une décision d’ordre médical ?
Le cadre normatif fixé par le droit ne représente évidemment qu’un élément parmi d’autres qui conditionnent la réponse d’une société à une problématique comme celle de la prise en charge des personnes toxicodépendantes. Mais dès l’instant où un pays adhère au modèle des quatre piliers, il reconnaît la nécessité d’offrir aux personnes souffrant d’addiction des traitements appropriés. Or, il ne fait médicalement aucun doute aujourd’hui que les traitements de substitution doivent faire partie de cet arsenal thérapeutique. Par une réglementation souple et faisant confiance aux professionnels de la santé impliqués, le droit devrait plus clairement encourager les bonnes pratiques cliniques fondées sur des preuves scientifiques et libérer des peurs et des fantasmes qu’éveille encore dans la société la consommation de substances dites illicites.