décembre 2012
Emmanuel Langlois (entre Emile Durkheim (UMR 5116))
Depuis plus d’une quinzaine d’années, la France a développé un important programme de substitution aux opiacés en direction des usagers de drogue. En septembre 2010, on a estimé à 143‘600 le nombre de personnes bénéficiant d’un traitement de substitution aux opiacés (TSO)1. La préférence pour la prescription de buprénorphine haut dosage (BHD) étant une spécificité française, seuls 25 % d’entre eux sont traités par méthadone.
Le programme de substitution est devenu le principal mode de prise en charge des usagers d’opiacés qui restent une population très hétérogène du point de vue de ses modes de consommation, de son état de santé, ou encore de son niveau d’intégration sociale et professionnelle. Comment alors un seul et même instrument parvient-il à répondre aux besoins de publics aussi divers ?
La réponse tient à la fois à la perception ambiguë que les usagers ont du traitement, ce qui lui confère une grande adaptabilité aux situations individuelles, et à l’existence de plusieurs modalités pratiques d’entrée dans la trajectoire de substitution. Ces deux éléments permettent aux usagers de s’approprier la substitution en fonction de leur parcours et de leurs attentes. Ce processus d’appropriation est observable dès les premiers moments de la trajectoire de substitution grâce à une approche qualitative qui prend appui sur le point de vue des patients. Quinze ans après, il est possible d’éclairer ces processus et d’en tirer quelques enseignements grâce à une vaste enquête réalisée auprès de patients substitués commandée par l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (Langlois, 2011).
Aux yeux des patients, les traitements font l’objet de représentations ambiguës et irréductibles à leur définition médicale qui ont l’avantage de s’insérer facilement dans leurs projets et leurs conceptions des drogues. Quatre types de questions structurent leur rapport au traitement.
Le produit de substitution est-il un médicament ou une drogue légale ? Comment interpréter ses effets ? Les médicaments de substitution sont peu perçus à travers leurs propriétés pharmacologiques mais plutôt selon le degré de contrôle qui entoure leur délivrance par les professionnels de santé et leur potentiel de détournement. C’est la raison pour laquelle la méthadone jouit d’une « image thérapeutique » forte alors que la BHD est plutôt associée à la rue, à la marginalité et à l’injection et donc au champ des drogues. Pour certains, le médicament de substitution prendra place dans un ensemble de produits consommés ; pour d’autres il sera exclusif.
Les patients s’interrogent sur les effets thérapeutiques mais aussi sociaux et identitaires des traitements. La substitution introduit-elle une rupture biographique ou permet-elle une certaine continuité avec la vie de toxicomane ? Offre-t-elle une nouvelle identité ? Certains patients ont une attente minimaliste ; d’autres espèrent un changement plus profond. Dans tous les cas, la substitution peut être perçue comme un bon outil pour atteindre leur objectif.
Concernant les objectifs possibles du traitement, les patients se demandent s’il permet de guérir de l’addiction ou simplement de contrôler la dépendance. Derrière cette question, c’est aussi la conception de la toxicomanie qui est en jeu (maladie, pathologie chronique, mode de vie,…). Aussi, certains recherchent l’abstinence ; d’autres y voient un moyen pour contrôler les aspects problématiques de la vie avec les drogues.
La fonction « réelle » du traitement est-elle thérapeutique (soigner un individu) ou de contrôle social (traiter une population « problématique ») ? Le basculement vers une politique de réduction des risques a, certes, mis fin à la « singularité » de la politique française des drogues (Bergeron, 1999) mais n’a pas épuré le passif entre institutions et usagers qui reste marqué par une dimension conflictuelle.
Les objectifs institutionnels assignés aux traitements de substitution vont de la réduction des risques à l’abstinence. Lorsque les usagers entrent dans un programme de substitution, on observe peu de motivations liées exclusivement à la santé mais plutôt un entremêlement de préoccupations liées au corps et à la santé et un désir d’intégration sociale. La motivation des patients associe des raisons internes (en avoir assez, éprouver une fatigue, vouloir repartir à zéro, être en mauvaise santé, avoir mal, vouloir arrêter les produits,…) et des causes externes (offre médicale, raisons économiques, contrainte judiciaire, pression sociale,…) pour former une motivation. La quête de la vie « normale » constitue le fil conducteur de la démarche. Il s’agit souvent d’une image inversée du mode de vie toxicomane : ne plus avoir peur, ne plus courir, ne plus devoir se méfier des gens, ne plus avoir mal,… Les patients investissent aussi le traitement d’un « pouvoir social » qui doit déboucher sur des réconciliations avec les proches et la recouvrance d’une certaine dignité. D’ailleurs, leur engagement dans le parcours de soins est renforcé tant qu’ils ont le sentiment qu’être sous traitement modifie le regard d’autrui. Au fond, cette vie normale correspond au désir d’en finir avec une forme de souffrance qui articule peur de la douleur physique et sentiment d’indignité sociale.
Le recours à un prescripteur professionnel n’est qu’un mode d’entrée dans la substitution parmi d’autres. Les usagers ont recours soit au cabinet médical, soit à la rue, soit au réseau amical. Chacune de ces entrées propose au futur patient un environnement différent selon la personne qui est son interlocuteur (un médecin, un dealer, un ami), selon le mode d’accès au produit de substitution (une prescription, un achat, un don), et selon le statut endossé par l’usager à ce moment-là (un patient, un client, un pair). Les usagers s’orientent notamment en fonction de leur connaissance des médicaments et du niveau de confiance qu’ils éprouvent dans chaque mode d’entrée.
Ni la plus simple, ni la plus accessible, l’entrée médicale propose au futur patient un contexte d’incertitude où la confiance n’est pas acquise et où les contraintes sont fortes. Il faut notamment affronter le filtrage des demandes de la part des médecins qui ont peur de possibles détournements et de contribuer ainsi au trafic. Usagers et prescripteurs doivent s’entendre sur le bon dosage. Certains patients craignent d’être trop fortement dosés et ne voient pas d’issue dans la substitution. D’autres ont peur d’avoir un dosage trop faible, notamment en période de stress. Certains médecins (notamment généralistes) prescrivent de faibles doses et considèrent que les patients les plus dépendants doivent s’orienter vers le secteur spécialisé. Dans tous les cas, l’entrée médicale propose un niveau de contraintes élevé car il convient de se plier au protocole et de rendre des comptes aux soignants. L’enjeu est la construction d’une relation de confiance qui n’a jamais été simple dans le champ de la toxicodépendance. Pas davantage sous l’ère de la substitution de masse.
La rue offre une sérieuse concurrence à la consultation. Il s’agit d’un espace où entretenir une relation confiance avec son interlocuteur n’est pas un but en soi mais où l’entrée dans la substitution est moins contraignante car l’usager n’a pas besoin de rendre des comptes ou de donner les gages de son engagement dans le soin. Effectuée dans un but thérapeutique (soulager la douleur, éviter le manque…), elle permet finalement de passer plus facilement d’une toxicomanie avérée (Castel, 1998) à un programme de substitution médicalisée.
Le réseau amical est aussi mobilisé dans l’accès aux médicaments de substitution. Il ne s’agit pas de se procurer les traitements sur une longue période mais de permettre une prise de contact et une expérimentation au sein du groupe de pairs, dans un espace de conseil et de confiance. Le niveau de confiance est très élevé et la perception du risque y est bien neutralisée.
Qu’elle ait lieu dans le cadre d’une consultation, de la rue ou du réseau amical, l’entrée dans le traitement est jugée convaincante quand le manque est contrôlé et quand la confiance est au rendez-vous. Les tentatives de sevrage sont fréquentes dans le parcours antérieur des usagers et il ne faut pas considérer la substitution comme allant de soi. Les attentes des professionnels, l’endossement du statut de malade, la rupture avec l’environnement… tout cela demande des ressources morales solides. C’est pourquoi, souvent, l’entrée en traitement est une épreuve pour les patients. Un problème tout autant qu’une solution. De ce point de vue, si la porte d’entrée « médicale » est la plus compliquée pour les patients, c’est aussi la voie la plus tenable dans la durée à la fois pour des raisons économiques et parce que les usagers ont besoin de négocier ou se confronter avec le médecin pour se percevoir comme des patients engagés dans un traitement.
L’entrée dans la substitution révèle aux usagers qu’une vie plus apaisée sans douleur et sans peur du manque est possible. Elle fait découvrir que la substitution est un mode de vie « engageant » où l’usager doit s’efforcer d’éviter les risques de rechute, d’être observant, de partager l’idéal thérapeutique… Cette découverte peut d’ailleurs susciter une forte inquiétude concernant ses capacités à tenir dans le temps. Les usagers découvrent très vite qu’il n’y a pas forcément de contradiction entre mésusage et authenticité de l’objectif de soin (notion de « mésusage thérapeutique »). Et par conséquent on peut être un toxicomane qui se soigne, un malade qui injecte son traitement, ou différentes combinaisons intermédiaires entre le statut de toxicomane et de patient. C’est aussi pourquoi l’entrée dans la substitution s’avère être un temps de transition : il n’y a pas de rupture franche avec la vie d’avant. La substitution n’apparaît pas comme une recette miracle et se pose comme une simple bifurcation dans la trajectoire de toxicomanie.
Comme voie de sortie de la toxicomanie, la substitution fait l’objet de multiples appropriations par les usagers en fonction de leurs représentations du médicament, de leurs attentes envers la prise en charge et de leur mode d’entrée dans une perspective thérapeutique. Ces formes d’appropriation peuvent être perçues extérieurement comme des échecs thérapeutiques, comme des déviations ou des effets d’aubaine de la part d’une population qui agrège toujours sur elle de nombreuses connotations négatives. De ce point de vue, le détour par le point de vue de l’usager montre qu’en fait plusieurs voies sont possibles et efficaces quant à conduire l’usager vers un programme de substitution et une réduction des risques. L’existence des ces multiples portes d’entrée constituent une opportunité pour les patients et les professionnels car elles offrent des paliers adaptés à chaque situation et réduisent le fossé entre institutions et usagers. Certains usagers ont besoin de transition ou d’un environnement de confiance renforcé ou ont besoin de « bricoler » le traitement pour l’inclure dans leur trajectoire. Certains patients restent dans ces entre-deux et ne désirent pas aller plus loin vers l’abstinence ou des formes de médicalisation extrême de leur existence. D’autres restent coincés dans cette phase intermédiaire, sans accéder à leurs attentes et sans répondre aux attentes institutionnelles.
Les usagers développent leurs propres critères d’évaluation qui peuvent sembler plus « modestes » que les exigences institutionnelles. Accepter cette modestie, ce n’est pas renoncer à avoir des politiques de santé ambitieuses et à faire de la santé un droit. C’est aussi se donner les moyens de traiter chaque personne, de traiter bien chaque personne.