juin 2011
Patrice Charpentier, Départ Nord, Yverdon
Quel beau sujet de réflexion pour l’homme de terrain que je suis. Homme de 55 ans, franco-suisse, multi-pluri-inter ou transnational? Me sentant bien aux frontières de…
Intervenant en toxicomanie depuis 1985, il ne me paraît pas inutile, à l’heure où l’écologie politique a tant de choses à dire dans notre société, de préciser que mes premières études universitaires concernaient le domaine de l’environnement, ce qui m’a amené ensuite à pratiquer le maraîchage biologique. C’est à travers cette activité que je suis allé à la rencontre d’une population fortement ancrée dans la dépendance, marginalisée, souvent en rogne contre notre société.
Tout·e praticien·ne préoccupé·e en premier lieu par la situation et le ¨mal-être¨ de l’autre sait qu’il-elle devra, à un moment donné, faire appel à un autre regard que le sien, à une autre discipline, à d’autres professionnel·les, à d’autres partenaires institutionnels. Encore plus s’il s’agit d’un/e jeune consommateur·trice de substances psychotropes, en colère ou en souffrance. Cela semble évident, et pourtant!
Je m’appuierai ici sur mon expérience personnelle longue de 25 années dans le champ clinique des dépendances. Je considère avoir eu beaucoup de chance de côtoyer des acteurs importants dans ce domaine, en Suisse romande et au Québec. Avide d’apprendre, d’échanger voire de confronter, j’ai assisté à de nombreuses manifestations: formations, assises, congrès, colloques, conférences. Si, à mes yeux, l’interdisciplinarité sur le terrain de l’intervention précoce s’impose, c’est grâce à la diversité des rencontres et collaborations vécues. A ceux qui m’ont appris ou fait réfléchir, je dois de vifs remerciements.
L’interdisciplinarité s’impose, oui, face à des problèmes aussi complexes que la toxicomanie ou toute addiction, surtout si on ambitionne non seulement d’aider celles et ceux qui ont développé un lien de dépendance à des psychotropes, mais aussi de faire de l’intervention précoce auprès d’adolescents. L’adolescence est un passage où de nombreux aspects de la personnalité sont mis en jeu, que ce soit sur le plan physiologique, psychologique, cognitif, émotionnel, social ou environnemental. Cette phase de profonds changements est alors influencée par une prise plus ou moins régulière de produits psychotropes, que ce soit sous forme d’expérimentation ou d’automédication, voire dans un lien de dépendance. La mise en commun des apports des spécialistes de l’adolescence et de ceux de l’addiction, nécessaire dans le cadre de l’intervention précoce, se surajoute au défi de l’interdisciplinarité.
Comme postulat ou principe de base, je propose d’associer au terme interdisciplinarité le terme partenariat, qui lui-même impose la notion de respect. Respect, combien me lisant objecteront à ce mot les qualificatifs de truisme, banalité, platitude. Ceci dit, je ne me contente pas de jeter ce mot à la légère. En effet, en consultant diverses définitions j’ai retenu celle-ci: «respect: déférence dont on fait preuve envers quelqu’un que l’on considère1». Déférence, le mot est fort, très fort même, et pour ne pas vous noyer dans de multiples définitions, je ne citerai qu’un synonyme: estime ! Alors, ne doit-on pas, au regard des lignes ci-dessus, requestionner nos liens et nos relations, nos considérations envers nos partenaires ?
Toujours curieux, j’apprends alors que le mot partenariat n’apparaît dans le Larousse qu’en 1987 ! Permettez-moi enfin de citer cet extrait des Actes de la Journée nationale de l’OZP (Observatoire des Zones d’éducation Prioritaire) Paris, 5 mai 2001:
«Partenariat: racine latine «partitio, partitionis», qui signifie partager, diviser, séparer, car, s’il est possible de partager quelque chose avec quelqu’un, il est aussi possible de partager une responsabilité en association avec quelqu’un. Le travail est donc simultanément conduit avec et contre l’autre. «Travailler avec» présente un risque, le risque de la confusion identitaire. Enfin le suffixe «aire» de «partenaire» indique que l’on se situe dans un système de «personnes en charge de», «en association avec», et le suffixe de «partenariat» désigne un système, une forme d’organisation inscrite dans l’action».
Division, querelle, enjeux de pouvoir, de territoires, concurrence entre compétences, batailles d’égo font partie des obstacles contenus dans l’idée que le partenariat c’est aussi travailler «avec et contre l’autre». Si j’ajoute la nécessité de décloisonnement, voire de déconstruction, vous devinerez la complexité de l’interdisciplinarité. J’ai cherché ici du «sens au sens» des mots, mais, à cet instant, je me demande ce que je fais: «avec et/ou contre vous» ?
Il faut des spécialistes au top dans leur discipline, cherchant à faire avancer connaissance et recherche, j’en suis certain. Je me suis enrichi en les côtoyant mais j’ai aussi réalisé que pour aider ou accompagner celles et ceux qui souffrent, il ne faut pas s’ancrer dans UN langage, UNE approche scientifique, UNE formation, UN modèle ou Une référence à UN maître.
Les modèles et techniques d’intervention, de traitement, d’aide ou de résolution de problèmes sont nombreux à être efficaces. Il faut donc se consulter, réfléchir à plusieurs chaque fois que cela est possible afin que l’action soit soutenue par la réflexion collective. Se mettre ensemble, ce n’est pas simplement juxtaposer les données de chaque discipline. C’est également progresser, étudier, approfondir les techniques et les connaissances de sa formation de base en s’interrogeant mutuellement. Voilà pourquoi depuis de nombreuses années, je dis et redis que les plus grands progrès, à l’avenir, viendront d’un savoir «mettre ensemble». C’est dans ce processus que la marge de progression est, à mes yeux, importante. Tout cela se réalisera autant à travers le savoir-être (attitudes/valeurs), le savoir-faire (expériences/techniques) qu’à travers le savoir-connaissance (la recherche/les fondements théoriques de chaque discipline ou profession). De manière pragmatique et pour illustrer ces propos, voici «mon» histoire d’un service spécialisé en «addictologie et adolescence», DEPART, programme développé dans le canton de Vaud.
J’ai commencé mon travail au Centre Saint-Martin2 avec un financement du SUPEA3. Rapidement, le travail sur le terrain puis quelques recherches menées conjointement par ces deux entités4 ont mis en évidence la nécessité de construire, avec les spécialistes de l’addiction et ceux de l’adolescence, un programme commun. L’UMSA5 ayant initié de nombreuses recherches sur la consommation chez les adolescents, s’associa au projet. Se sont joints des intervenants de la Protection de la Jeunesse et des responsables de foyers pour adolescents, membres de l’AVOP6.
J’ai été l’un de ceux, en lien avec tous ces acteurs, qui a cru en ce projet. Nous devions mettre ensemble des services qui, jusqu’à ce jour, et qui sait aujourd’hui encore, riches de leur histoire, de leur fondement, de leur spécialité, s’appliquaient essentiellement à comprendre, décrire et apporter des réponses souvent par le seul biais de leur discipline. Il s’agissait alors de prendre le temps de construire, en partenariat, de nouveaux savoirs et de nouveaux modes d’intervention. Le projet fut bien théorisé au préalable, appuyé sur les expériences de terrain et les connaissances approfondies de chacun. Trois années d’âpres et d’intenses discussions ouvertes ont permis l’élaboration d’un modèle qui a été conceptualisé et bien défendu pour obtenir des financements. Un bon outil au service des jeunes en prise avec des consommations de psychotropes, de leurs parents et des professionnels accompagnants fut mis en place. Fort de ce modèle interdisciplinaire emprunt de bon sens pragmatique et clinique, les intervenants en présence, médecin psychiatre, psychologue également chargé de l’évaluation du programme et intervenants socio-éducatifs ont co-construit le modèle d’intervention. Les difficultés au quotidien ne manquaient pas, mais n’étaient que les objets d’un accroissement des compétences. Ne pas malmener l’identité de l’autre, la parole de l’un vaut la parole de l’autre, etc. Nous mesurions quelles exigences étaient posées. S’ajoutaient des enjeux relationnels qui impliquaient personnellement en jouant avec les capacités et faiblesses de chacun. Et n’oublions pas la gestion des expressions et des émotions ainsi que la capacité à recevoir celles des autres. Un an après l’ouverture de ce programme, divers rapports, publications, présentations en congrès attestaient de la réussite sur le terrain. Le mouvement initié il y a sept ans ne pouvait plus s’arrêter même si plusieurs équipes se sont succédé.
Continuer d’identifier les freins, les écueils, les conditions favorables, je voudrais y contribuer en posant des questions. Quelle réforme appliquer pour qu’un pilotage interdisciplinaire existe? Qu’en est-il d’un système hiérarchique et de l’équilibre des implications de chaque instance et discipline, des pouvoirs, au regard d’un modèle interdisciplinaire ? Comment fonctionnent les chaînes de décisions ? Quels rôles doivent jouer, dans le futur, les structures impliquées qui revendiquent, plus ou moins, la propriété de ce programme ? Quid d’un tel service toujours plus lié et contraint dans les instances du CHUV ? Qui doit, qui peut, qui a la légitimité et les moyens, voire la neutralité nécessaire pour répondre à ces questions et poursuivre le chemin indispensable ? Rien n’est figé, tout est en devenir. Mais l’âme de DEPART doit être interdisciplinaire.
Il est important de dire qu’en Suisse romande, les atouts ne manquent pas, des expériences existent déjà. J’ai pu travailler dans différents programmes où il m’est apparu que l’interdisciplinarité s’esquissait puis existait.
Le Centre Saint-Martin a rapidement été reconnu comme un modèle d’intervention interdisciplinaire. Comment cela s’est-il imposé ? Croyez bien que je suis conscient de ma vision partielle et probablement partiale, mais voici ma description: des observations sont remontées de la rue, grâce à l’action d’une médecin de rue, somaticienne, ayant, il faut le dire, une pratique fort marginale, unique en Suisse, proche pour une part de celle des éducateurs de rue. Elle mettait en évidence que les structures de soins, spécialisées ou non, ne permettaient pas l’accès aux soins à tous. La psychiatrie s’est emparée de ce problème et a proposé d’y répondre en ouvrant un centre d’accueil à bas seuil. Il sera fait appel, en complément à la médecine somatique et psychiatrique, à des infirmiers, des psychologues, des travailleurs sociaux. Après quelques mois, le responsable de l’équipe socio-éducative fut recruté: son approche sera interdisciplinaire ou ne sera pas ! Tous y ont cru, et un long, difficile, mais courageux travail a été mené pour que l’interdisciplinarité vive et soit reconnue comme améliorant l’accompagnement des usagers.
Autre exemple, la maison du Soleil Levant, où j’ai pu travailler d’abord comme intervenant éducatif à l’ouverture en 1989, puis dès 2007, comme responsable de la structure. S’adressant à des personnes atteintes par le VIH, ce lieu d’accueil et de soin a toujours composé avec un double regard. L’approche médicale avait un rôle indispensable. Dès les années nonante, ce sont des réponses médicamenteuses et médicales qui ont permis à ces personnes d’avoir une espérance de vie toujours grandissante. Au Soleil Levant, tout au long de ces années, il s’est agi de faire côtoyer des prestations médicales toujours plus pointues et spécialisées avec une approche de type socio-éducatif. Originellement modélisé comme un lieu de vie de type familial ou communautaire, l’équipe donnait une place prépondérante à la qualité du lien entre le patient et les accompagnants, entre le service et les besoins, entre la structure et le réseau entourant les patients. Selon la situation des usagers et les époques traversées, le personnel pouvait inclure plus ou moins de postes d’éducateurs. En 2007, l’équipe, composée d’infirmiers et d’aides soignants, a fait le choix de prendre comme responsable de structure un éducateur: seule une expérience positive de l’interdisciplinarité au sein de cette structure pouvait permettre cela. J’ai été recruté pour ce poste. De manière pragmatique, une approche centrée sur les besoins des usagers, portée au quotidien par l’équipe de base, a conditionné le fait que l’interdisciplinarité s’est imposée et perdure.
Modestement, mais fort de ce parcours à travers ces trois structures, il m’apparaît que là où l’interdisciplinarité a fonctionné aisément, vraisemblablement portée par un concept clair, est là où elle s’est construite sur le terrain. Ce fut le cas au Soleil Levant mais aussi au Centre Saint-Martin, où l’approche centrée sur la personne de C. Rogers fut un ciment de la construction interdisciplinaire. Des allers-retours indispensables entre le terrain et les dirigeants feront perdurer ces réussites.
Les acteurs du terrain doivent être forts et porteurs auprès de ceux qui les dirigent. Encadrés oui, mais libres de gérer la dualité usagers-accompagnants, ils doivent aider à s’écarter des enjeux liés à leurs corporations et leurs structures, se recentrant ainsi sur les besoins des usagers. L’interdisciplinarité peut alors vivre et se renforcer.
Chaque acteur impliqué ne doit-il pas prendre de la distance face à ses références parfois étroites, à son langage qui doit reste évolutif, à ses concepts toujours à réviser et ses certitudes nourries par le doute? Et si à ce jour nous parlons d’interdisciplinarité, parlerons-nous bientôt de transdisciplinarité (ou s’ajoute les notions de «entre», «à travers», «au-delà des disciplines») qui serait à même, qui sait, de donner naissance à de nouvelles disciplines. Utopie ? Peu m’importe. L’important est de rester en mouvement.