juin 2011
Jean-Félix Savary, Secrétaire Général, GREAMichel Graf, Directeur, Addiction Info Suisse
Peu discuté lors du débat sur la loi sur les stupéfiants (LStup), un nouvel article concentre l’attention aujourd’hui en raison des enjeux liés à sa mise en œuvre, l’article 3c. Celui-ci parle de la «compétence d’annonce» pour les «troubles liés à l’addiction» (voir encadré). Cette compétence d’annonce, de portée limitée dans l’ancienne loi (art. 15), l’article 3c l’élargit considérablement. Ce sont dorénavant tous les professionnels des domaines de «l’éducation, de l’action sociale, de la santé, de la justice et de la police» qui sont invités à signaler les situations problématiques à une «institution compétente». Autre nouveauté, la jeunesse est également mise en avant («nämlich» en allemand à l’alinéa 1 de l’art. 3c, qui veut dire: « à savoir » et devenu étonnamment «notamment» dans le texte en français…). C’est donc bien la jeunesse qui fait l’attention prioritaire de l’article 3c et de notre présente contribution.
Cette volonté d’agir de manière plus précoce n’est bien sûr pas nouvelle. Sur le terrain, les professionnels n’ont pas attendu la nouvelle loi pour se mettre au travail. De nombreux exemples existent déjà dans la pratique où les collaborations interinstitutionnelles se sont multipliées ces dernières années, par exemple avec les écoles ou les clubs sportifs.
Dans la pyramide de l’intervention précoce, le droit d’annonce se situe à l’intersection du repérage et de l’évaluation. Il s’agit donc du moment où l’entourage de la personne concernée (le jeune dans le cas de l’art 3c) épuise ses possibilités d’action et qu’une structure plus spécialisée est sollicitée pour procéder à une évaluation globale de la situation. Grâce à une approche multidimensionnelle et interdisciplinaire, ainsi qu’une bonne collaboration entre spécialistes et non-spécialistes, il sera ainsi possible de déterminer, avec le jeune, le besoin et l’opportunité d’une aide concrète.
Le repérage est une étape clé de la démarche d’intervention précoce, qui, à raison, focalise l’attention. Dans l’art 3c, l’accent est mis sur le repérage des conduites dans une logique préventive, autrement dit avant la formulation d’une demande. L’art 3c porte ainsi en lui un certain interventionnisme, qui appelle notre vigilance dans la manière de le mettre en œuvre.
Le soupçon d’un objectif de normalisation des comportements que peut renfermer toute démarche intrusive dans la vie privée ne peut être éliminé d’emblée. Dans le monde contemporain, c’est un sujet hautement sensible. Pour preuve, la récente polémique qui a suivi la publication du rapport de M. Bockel, secrétaire d’Etat à la Justice du Gouvernement français. Ce dernier reprenait des thèses fortement critiquées d’un rapport de 2005 de l’INSERM 1 qui prétendait pouvoir dépister la délinquance à partir de 36 mois, selon certains comportements. Cette approche statistique des réalités individuelles choque. Elle contredit le fondement même des droits humains, en plaçant les personnes dans une perspective déterministe, qui enterre le principe d’égalité et qui réveille une vieille tendance à la stigmatisation des comportements «déviants». Les dérives sécuritaires de ce genre de dispositif interventionniste sont bien connues et ont fait l’objet de nombreux positionnements professionnels 2.
Par contre, le pire n’étant jamais une fatalité, il existe de nombreuses marges de manœuvre que nous devons utiliser pour revendiquer une approche nuancée et pragmatique qui réponde aux besoins. Nous sommes ici au cœur du débat sur l’intervention précoce, entre danger de normalisation des comportements et volonté de protection des jeunes en situation de vulnérabilité.
Malgré les dangers évoqués ci-dessus, la mise en œuvre du 3c représente aussi une opportunité. C’est en effet la première fois qu’une disposition législative fédérale porte sur la compétence d’annonce et vient ainsi soutenir l’intervention précoce. Dans ce débat difficile qui va s’enclencher dans tous les cantons, l’expertise des professionnels des addictions devra être entendue.
Un des premiers retours positifs à escompter concerne la clarification de la notion d’évaluation. L’expérience acquise dans le domaine permet aujourd’hui de mieux cerner les besoins du dispositif en la matière. Il ne s’agit pas seulement de déterminer s’il y a consommation et si celle-ci amène un problème. Au-delà du produit, c’est l’environnement social et psychique qui fait l’objet d’un questionnement, ceci afin de permettre l’émergence d’un potentiel besoin, et d’y répondre le cas échéant. Cela a bien sûr des implications sur le type de structure pouvant procéder à une telle évaluation. Une équipe interdisciplinaire, capable de faire une évaluation multidimensionnelle est nécessaire. L’article 3c force les cantons à se doter d’un tel type de structure là où elles n’existeraient pas. On peut également espérer une certaine clarification dans les cantons où plusieurs structures peuvent se retrouver en concurrence pour ce genre de prestations.
L’article 3c comporte aussi l’avantage de désigner les non-spécialistes comme un chainon essentiel dans la gestion des consommations problématiques. De longue date, les professionnels spécialisés interpellent la société pour mieux intégrer les questions liées à la consommation problématique en amont sans compter uniquement sur une intervention miracle de «spécialistes» pour régler définitivement les problèmes qui en découlent. Les produits font partie de notre société et c’est ensemble que nous devons répondre aux problèmes qu’ils peuvent poser. Avec l’invitation au repérage que contient le 3c, il y a là un signal fort qui va dans cette direction.
Last but not least, la mise en discussion de l’organisation cantonale du dispositif en regard de l’intervention précoce devrait soulever la question des moyens alloués à la prévention et au traitement. La mise en œuvre de l’article 3c ne peut se faire sans des structures qui ont les compétences et les ressources pour remplir ce mandat.
Ces dernières années, plusieurs initiatives politiques malheureuses ont été lancées pour «dépister» les consommations chez les jeunes. Le Grand Conseil vaudois avait par exemple succombé au populisme en demandant l’autorisation d’instaurer des tests d’urine dans les établissements scolaires (pour déceler les consommations). Une tentative similaire avait eu lieu en Valais, fort heureusement stoppée par une majorité de députés responsables. Cette préoccupation habite donc certains esprits échauffés de nos politiciens. L’article 3c permet de reprendre la question de l’intervention précoce sous un angle plus professionnel et ainsi couper l’herbe sous les pieds d’initiatives malheureuses et contre-productives. Ce travail pédagogique doit être mené par nos réseaux et l’article 3c nous en donne l’occasion.
La démarche de repérage ne peut être répressive ni classificatrice. Sinon, elle risque de couper le lien avec l’entourage et éloigner les jeunes des possibilités de soutien. Ici comme ailleurs, c’est le travail sur la motivation, dans une alliance avec l’accompagnateur, qui peut provoquer un effet. Cela ne veut pas dire que toute contrainte serait définitivement exclue, mais plutôt que le seul moteur reste l’individu, maître de son comportement et de son destin. L’intervenant doit pouvoir construire un rapport de confiance personnalisé avec le jeune, de façon à le rassurer dans sa capacité à influencer son avenir.
La mise en place de dispositifs de détection et d’annonce est un acte intrusif dans la vie du jeune, qui peut percevoir un danger dans le fait de se faire «repérer». Face à des adultes perçus comme suspicieux et enclins à le dénoncer, le jeune va d’abord choisir l’éloignement et la dissimulation. Alors même qu’il aurait besoin de s’ouvrir à un personnel spécialisé sur les difficultés qu’il éprouve, il s’en trouvera dissuadé par le danger perçu d’une annonce potentielle.
Le non-jugement reste fondamental dans le travail des addictions. Ce type d’attitude bienveillante s’accommode mal de «critères», qui ont forcément un caractère diagnostic. Si cette démarche peut se justifier dans le cas du dépistage des maladies, elle contredit certains principes du travail dans le domaine des addictions.
Pour améliorer le repérage, le premier réflexe peut consister à instaurer des critères. Sous l’apparence de l’objectivité et de l’égalité de traitement, voire de l’efficacité et de l’efficience, un tri peut ainsi être opéré entre les jeunes «à risques» et les autres. Recourir à des critères pose cependant beaucoup trop de questions. Cette piste a heureusement été abandonnée dans le projet d’ordonnance d’application de la LStup. S’ils peuvent être légitimes dans certains contextes particuliers, comme l’hôpital, ils ne peuvent être imposés de manière indifférenciée pour l’ensemble de la société.
Le débat sur l’article 3c pose aussi la question du glissement vers une approche trop individualisée de la prévention. Plutôt que de s’adresser plus précisément aux conditions cadres qui entourent le développement des jeunes, donc de faire de la promotion de la santé et de la prévention structurelle, on porterait son attention sur les «symptômes» d’individus isolés. Cette «dérive» vers une individualisation de la réponse sociale aux problèmes de consommation est malheureusement une réalité. Il est probablement plus commode pour la société de déléguer à un système de soins la gestion de comportements qui oseraient questionner notre mode de développement. A l’heure de la médiatisation des avancées remarquables des neurosciences, la tentation est grande pour nos élus d’y voir là «enfin» une solution aux problèmes posés par des substances: détecter, prescrire, neutraliser. Aujourd’hui, face à des attentes démesurées du politique, les professionnels des addictions se doivent de défendre leur expertise. L’addiction ne sera pas vaincue par un lapin sorti d’un chapeau. Cette chimère d’un monde idéal, d’une société qui nie sa responsabilité et qui renvoie chacun à sa seule individualité, doit cesser.
Ce qu’apporte avant tout l’article 3c, c’est la mise en place d’une nouvelle manière de répondre à un problème de consommation constaté sur le terrain. Selon l’ancienne loi, la voie privilégiée restait la dénonciation pénale. Par ce biais, de nombreux consommateurs ont été amenés à fréquenter des centres spécialisés, tout comme le propose l’art 3c. Cependant, la voie pour y parvenir passait normalement par la justice. Il s’agirait donc de simplifier la procédure, en formalisant le recours direct à un service psycho-social. Ceci peut élargir les moyens d’actions dont disposent les professionnels de l’éducation et du social lors du repérage de consommations problématiques.
Ce débat porte sur le rapprochement entre prévention et traitement. Il s’agit d’investir l’intersection, le recoupement qui existe entre ces deux logiques, pour favoriser le passage de l’une à l’autre. Si cela se fait dans une logique linéaire (amener les jeunes directement en traitement), c’est évidemment très problématique. Mais si, au contraire, ce rapprochement pouvait se faire pour mieux stimuler l’échange et l’apprentissage mutuel, ne serions-nous pas tous gagnants ?
La mise en place de l’article 3c s’annonce comme un enjeu majeur dans le domaine des addictions pour ces prochaines années. Le modèle bio-psycho-social se trouve face à un nouveau défi. Une focalisation unilatérale sur les «comportements à risques» d’individus pris isolément ne pourrait que provoquer un retour en arrière de la politique des addictions. Cependant, ce débat ouvre aussi de belles opportunités de réfléchir à nos prestations.
Au final, la décision va revenir aux cantons. La Confédération ne peut en effet qu’édicter des recommandations en la matière. De leur capacité à prendre en compte les expériences existantes dépendra en grande partie la portée de cet article. Sur le terrain, le réseau participe déjà activement à faciliter la prise en compte des problèmes de consommations problématiques chez les jeunes.
Dans les faits, l’article 3c existe déjà bel et bien, dans une forme plus ou moins aboutie selon les cantons. Les craintes que soulève une application inadéquate sont justifiées, mais rien n’indique que l’on en prenne aujourd’hui la direction. Les professionnels ont su montrer la voie en la matière. C’est maintenant à eux, dans chacun des cantons concernés, de se faire le relais de leur vision sur la mise en œuvre de ce droit d’annonce. Plutôt que d’inventer de nouveaux besoins ou de nouveaux services, le plus pertinent semble bien de soutenir les efforts qui sont déjà entrepris sur le terrain et ne pas céder aux sirènes hygiénistes que pourraient réveiller ce genre de débat.