juillet 2015
Frank Zobel (Addiction Suisse, Lausanne) et Barbara Broers (HUG, Genève)
Les traitements antidouleur sont classés selon des paliers. Le premier inclut le paracétamol et anti-inflammatoires non-stéroïdiens, sans effet psychoactif et disponibles sans ordonnance. Le deuxième inclut des opioïdes faibles comme la codéine et le tramadol, disponibles sur prescription avec une ordonnance normale. Le troisième pilier est constitué des opioïdes dits « forts » et inclut des médicaments comme la morphine, l’hydromorphone, l’hydrocodone, l’oxycodone, la buprénorphine, la méthadone et d’autres agonistes des récepteurs des opioïdes. Leur prescription et remise sont contrôlées en Suisse par une surveillance via la pharmacie et les autorités cantonales (« carnet à souche »). Toutes les opioïdes ont un effet psychoactif, un potentiel de créer une dépendance et des effets secondaires, dont le plus dangereux est un arrêt respiratoire ou « overdose ».
On se souvient bien sûr que les Etats-Unis, comme l’Europe, ont été confrontés dans les années 1990 à une épidémie de la consommation d’héroïne chez les jeunes. Celle-ci a engendré, là-bas aussi, des débats sur le bien-fondé des politiques publiques en matière de drogue et sur l’introduction de la réduction des risques. Ce qui est moins connu, en revanche, c’est qu’en toile de fond se préparait une autre problématique qui allait aboutir aux Etats-Unis, 20 ans plus tard, à une nouvelle épidémie de la consommation d’héroïne, cette fois induite par la prescription médicale d’opioïdes.
Un article récent, « The prescription opioid and heroin crisis : a public health approach to an epidemic of addiction » 1, fait le point sur ces développements qui ressemblent beaucoup à ceux déjà connus au début du XXe siècle aux Etats-Unis avec la diffusion de la prescription de morphine. Nous offrons ici un bref résumé de la première partie de cet article. L’histoire commence au milieu des années 1990 lorsque la prescription d’opioïdes accélère brutalement aux Etats-Unis. De nouvelles préparations, comme l’oxycodone (OxyContin®), sont mises sur le marché et de nombreuses campagnes d’éducation sur la prise en charge des douleurs liées aux maladies autres que les cancers sont lancées avec le support de l’industrie pharmaceutique. Elles sont portées par diverses sociétés médicales et organisations de patients qui s’intéressent à la question des douleurs. L’objectif est de mieux la diagnostiquer et de mieux répondre aux besoins des patients. Il est proposé de considérer désormais la douleur comme le «cinquième signe vital» aux côtés de la température corporelle, du pouls, de la respiration et de la pression artérielle.
L’argument que la douleur est mal soignée et qu’il existe de bons moyens de la soulager gagne progressivement en importance dans une société vieillissante et dans laquelle le rapport à la douleur se modifie aussi. Pour convaincre des collègues «opiophobes», des médecins spécialistes et représentant des fabricants donnent des conférences présentant des résultats d’études avec des méthodologies douteuses (et financées par l’industrie pharmaceutique) pour montrer que le risque de créer une « addiction » est faible (moins de 1% en cas de prescription correcte d’opioïdes). A l’inverse, on minimise les résultats montrant la non-efficacité à terme des opioïdes pour des traitements non cancéreux chroniques (lire aussi deux articles apparus sur le sujet sur Planète santé en 2013 23.
Ce qui suit est une hausse spectaculaire de la prescription de ces médicaments tant en milieu ambulatoire qu’en milieu hospitalier avec, en parallèle, une baisse des prescriptions des antalgiques simples. Cette évolution est aidée par le fait que les mesures de contrôle des prescriptions sont souvent faibles aux Etats-Unis, qu’il existe des différences de prix entre les Etats et que la campagne mentionnée ci-dessus encourage à une dérégulation plutôt qu’à une régulation. En l’espace de douze ans, la prescription d’hydrocodone va doubler alors que celle d’oxycodone va être multipliée par cinq. En parallèle, le nombre de demandes de traitements pour dépendance à des opioïdes de prescription va être multiplié par neuf et le nombre d’overdoses liées à ces substances sera multiplié par quatre pour atteindre 15’000 personnes en 2011 4 et devenir ce que le centre des contrôles des maladies américain (CDC) appellera la pire épidémie d’overdoses d’opioïdes de l’histoire des Etats-Unis.
Pour contrer cette épidémie, des mesures sont développées pour réduire l’abus de ces médicaments. En 2002, on estime en effet que 2.7 millions d’Américains, soit près de 1% de la population, ont pour la première fois fait usage de ces substances sans qu’elles leur aient été prescrites ou de manière différente à ce que prévoyait la prescription. Ce phénomène touche surtout les jeunes puisque les opioïdes prescrits ont souvent remplacé l’héroïne sur le marché noir car ils sont plus faciles à obtenir et souvent moins chers. D’ailleurs, lorsque les mesures de contrôle permettront de restreindre la disponibilité des opioïdes de prescription, l’héroïne fera un grand retour aux Etats-Unis au plus grand bénéfice des cartels mexicains qui la produisent et au désespoir du gouvernement américain qui voit actuellement tous les indicateurs concernant cette substance repartir à la hausse comme durant les années 1990. Parmi les usagers d’héroïne aux Etats-Unis (enquête 2002-2011) 5 quatre sur cinq disent avoir commencé l’usage d’opioïdes par des substances prescrites, et une grande majorité dit être ensuite passée à l’héroïne pour des raisons de coût et de disponibilité.
Mais ce ne sont pas que les jeunes qui sont concernés par l’abus de ces médicaments. Le nombre le plus élevé d’overdoses qui leur sont liées se trouve chez les 45-54 ans et c’est dans la classe d’âge suivante (55-64) que la hausse a été la plus spectaculaire. Parmi ces victimes, une grande majorité s’est fait prescrire ces médicaments et ne les a donc pas obtenus sur le marché noir. Les femmes d’âge mûr, plus susceptibles de consulter leur médecin pour des problèmes de douleur, constituent d’ailleurs un autre groupe où la progression des overdoses est spectaculaire.
Dans la seconde partie de leur article, Kolodny et al. font des recommandations à trois niveaux pour résoudre la crise à laquelle est confrontée l’Amérique. En prévention primaire, ils proposent plus de prudence de la part des médecins dans les prescriptions d’opioïdes forts, pour des douleurs aiguës et chroniques. Ceci requiert une meilleure formation sur les réels bénéfices et risques de ces médicaments, par des enseignants indépendants. Moins de prescriptions, et retourner les médicaments non utilisés en pharmacie aidera aussi à diminuer les usages non médicaux d’opioïdes, mais des campagnes pour changer les perceptions des risques vis-à-vis de ces substances doivent compléter ces mesures. En prévention secondaire, l’identification précoce des personnes qui sont à risque d’abuser des opioïdes est nécessaire. Là encore, la formation des médecins semble importante, mais la régulation et le monitorage des prescriptions pourraient aussi faciliter le repérage de ceux qui font du «shopping médical». En cas de dépistage d’une dépendance, des traitements devraient être accessibles mais l’accès aux traitements basés sur la substitution d’opioïdes, en particulier la méthadone, est limité et cher aux Etats-Unis. Comme mesure de réduction de méfaits, la distribution de naloxone (par voie intraveineuse ou nasale) à des usagers d’opioïdes et à leur entourage a montré son efficacité pour diminuer le nombre d’overdoses.
L’épidémie décrite par Kolodny et al. peut paraître étrange et renvoyer à certains côtés extrêmes de la société libérale et du fédéralisme américains. Et, même si des données épidémiologiques précises sur le mésusage des antalgiques opioïdes prescrits en Suisse manquent, il semble aujourd’hui peu probable que nous soyons confrontés à une problématique similaire. D’ailleurs, les dernières données du Monitorage suisse des addictions6 suggèrent que la consommation d’héroïne et des opioïdes non prescrits serait plutôt en baisse alors que le nombre de traitements basés sur la substitution d’opioïdes est stable voire en légère baisse, et l’âge des bénéficiaires augmente. Le nombre d’overdoses a aussi baissé considérablement entre 1990 et 2000 et semble être resté relativement stable depuis.
Il ne faut toutefois pas jouer les autruches. Notre société est également vieillissante, notre rapport à la douleur se modifie, nous disposons aussi d’acteurs (pharmas, associations professionnelles ou de malades) qui peuvent, légitimement ou non, promouvoir une plus grande prescription de ce type de médicaments en Suisse. On pourrait aussi ajouter que des régions entières de notre planète manquent cruellement d’accès aux opioïdes en raison du système de contrôle international qui, pour certains, a des exigences trop élevées. Et, il ne faut pas non plus oublier que ces opioïdes constituent un outil important de la médecine et qu’il faut aussi savoir résister à leur diabolisation.
La clé réside donc dans notre capacité à étudier, réguler et apprendre de l’usage de ces substances pour que ceux qui en ont besoin y aient accès et que ceux qu’elles mettent en danger ne l’aient pas. Des instances de régulation indépendantes, fortes, réalistes et pragmatiques restent alors la meilleure solution. Souhaitons que nous les gardions et que nous les améliorions en permanence. Nous avons aussi intérêt à suivre les évolutions aux Etats-Unis et l’impact des mesures mises en œuvre pour mieux comprendre quels sont les mécanismes qui influencent la consommation des opioïdes et pour adapter nos stratégies si nécessaire.