octobre 2005
Jean-Bernard Daeppen, médecin-chef du Centre de traitement en alcoologie, Lausanne
De nombreuses études épidémiologiques montrent que le volume total d’alcool consommé diminue avec l’âge. Autrement dit, les personnes de 65 ans et plus consomment moins d’alcool et ont moins de conséquences néfastes de cette consommation que les plus jeunes. Si on observe une tendance générale allant dans le sens d’une baisse de la consommation avec l’âge, certaines études indiquent aussi que, pour un individu donné, le mode de consommation est relativement stable au cours de la vie, au 3e âge compris. Ce paradoxe apparent pourrait s’expliquer par le fait que l’alcool étant à l’origine de nombreux décès prématurés, la population des 65 ans et plus est sélectionnée parmi ceux qui ne sont pas décédés plus tôt en relation avec un abus d’alcool. Il faut aussi noter que même si la tendance générale tend vers une diminution du volume d’alcool consommé avec l’âge, certaines personnes boivent plus d’alcool lorsqu’elles atteignent l’âge de la retraite, ce qui peut les mener à des dépendances d’installation tardive (National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism, 1998).
En Suisse, parmi les 65 ans et plus, 86% des hommes et 65% des femmes consomment de l’alcool, 44% des hommes et 18% des femmes quotidiennement (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies, 2005). Dans cette tranche d’âge, on trouve une proportion de 24% de consommateurs d’alcool à risque (plus de 2 verres par jour en moyenne ou 5 verres ou plus par occasion pour les hommes, 4 verres ou plus par occasion pour les femmes, 2 fois par mois ou plus), des individus dont la consommation d’alcool entraîne un risque accru de problèmes de santé (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies, 2005).
En contraste avec les études menées dans la population générale qui indiquent que le volume d’alcool total consommé annuellement par la population des 65 ans et plus a été relativement stable au cours des vingt dernières années, celles conduites en milieu hospitalier ou au cabinet médical montrent une augmentation de la prévalence de l’alcoolodépendance dans les populations âgées. On trouve approximativement 10% de patients avec alcoolodépendance dans les services de soins généraux, à peu près 15% dans les services d’urgence et 20% en milieu psychiatrique (Adam et coll., 1993). Ce résultat devrait faire des problèmes d’alcool une préoccupation importante des soignants face aux personnes âgées hospitalisées. En effet, dans cette classe d’âge, les hospitalisations liées à des problèmes de santé relatifs à l’alcool sont aussi fréquentes que pour une pathologie aussi répandue que l’infarctus (Adam et coll., 1993). Malgré cela, les problèmes d’alcool sont insuffisamment recherchés et particulièrement peu souvent reconnus, les équipes médicales mettant moins facilement en évidence les problèmes d’alcool chez les personnes âgées que chez les patients plus jeunes. Il est vrai que l’identification des problèmes d’alcool chez les personnes âgées pose un certain nombre de problèmes (Beulens et coll., 2004). Parmi ceux-ci, on peut mentionner le fait que les questionnaires de dépistage sont parfois inadaptés pour les 65 ans et plus qui ne présentent pas toujours les problèmes socioprofessionnels généralement pris en compte pour diagnostiquer un problème d’alcool chez un plus jeune. De plus, les conséquences de l’alcoolodépendance telles que dépression, insomnie, dénutrition et chutes sont peu spécifiques au 3ème âge et par conséquent peu contributives pour poser ce diagnostic.
L’interaction de l’alcool et du vieillissement est complexe, multiple, touchant de nombreux organes et systèmes. En voici quelques exemples fréquents:
La sensibilité à l’alcool semble augmenter avec l’âge. Une des raisons évoquées est la diminution de la masse maigre dans laquelle l’alcool est dilué (compartiments sanguin et intracellulaire) au profit de la masse graisseuse. Ainsi, l’alcool se dilue dans un volume moindre chez les personnes âgées que chez les plus jeunes, générant des alcoolémies plus élevées à quantité d’alcool égale et à poids égal. Ce phénomène s’ajoute au fait que le vieillissement est associé à une diminution de la tolérance à l’alcool, des alcoolémies moins élevées générant une sensation d’ébriété. En outre, l’alcool accélère les phénomènes de sénescence cérébrale. En résonance magnétique, on observe un vieillissement cérébral prématuré chez les alcoolodépendants caractérisé par une atrophie du cortex cérébral (diminution de la substance grise) associée à une perte des fonctions cognitives, de la mémoire récente en particulier.
Si 16% de la population suisse a 65 ans et plus, cette tranche d’âge ne représente que 2,6% des hommes et 4,5% des femmes qui entreprennent une prise en charge spécialisée ambulatoire pour le traitement d’un problème d’alcool (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies, 2004).
Ce constat paraît regrettable puisque les études montrent que les personnes âgées présentant des problèmes d’alcool bénéficient autant que les plus jeunes d’un traitement spécialisé (Sattar et coll. 2003). Les résultats semblent même plus favorables pour les personnes ayant des problèmes d’alcool survenus tardivement. De plus, certains travaux suggèrent que les résultats thérapeutiques peuvent être améliorés en traitant les personnes âgées séparément des autres parce qu’elles présentent certaines spécificités: une sévérité de dépendance à l’alcool moindre, des troubles psychiatriques associés moins fréquents mais des atteintes somatiques plus sévères. Alors qu’elles présentent des taux d’abstinence comparables aux plus jeunes au cours du mois qui suit un traitement résidentiel, les personnes âgées s’engagent moins dans des soins ambulatoires que les plus jeunes (Oslin et coll. 2005). Ce résultat suggère que l’offre thérapeutique ambulatoire devrait être adaptée aux besoins spécifiques des personnes âgées, tenant compte par exemple de leur mobilité réduite et de leur état de santé. L’usage de médicaments promoteurs de l’abstinence suggère que les médicaments addictolytiques disponibles aujourd’hui, naltrexone (Nemexin®) et acamprosate (Campral®) sont également efficaces chez les 65 ans et plus. De plus le disulfiram (Antabus®) serait plus efficace chez les personnes âgées socialement stabilisées que chez les patients plus jeunes (Blanc, 2005).
Conclusion
Les problèmes d’alcool sont plus fréquents qu’on ne le croit chez les personnes âgées, et plus difficiles à mettre en évidence. Pour les patients hospitalisés, ces problèmes devraient être recherchés et un traitement spécialisé envisagé, les résultats thérapeutiques étant aussi bénéfiques que pour les patients plus jeunes. Pour le Canton de Vaud, le constat de l’absence de programme répondant spécifiquement aux besoins des 65 ans et plus, en particulier en terme de suivi ambulatoire ou de groupes d’entraide, pourrait conduire à une réflexion au tour des prestations manquantes et qui restent à développer.