octobre 2003
Arnaud (témoignage)
J’ai actuellement trente ans et cela fait quinze ans que j’ai des problèmes de dépendance, en passant de périodes de consommation plus ou moins brèves à des périodes d’abstinence. Mais j’ai vite réalisé que ce n’était pas la vie qui me plaisait vraiment. Je suis assez rapidement rentré dans des centres pour essayer de comprendre pourquoi je fonctionnais comme ça. J’ai beaucoup travaillé avec ma famille. Dans les centres, je me sens assez bien. J’ai l’impression de trouver une identité, je suis quelqu’un qui a plutôt beaucoup d’entrain, j’aime avoir un peu un rôle de leader. Ce qui est difficile pour moi, c’est après, quand je me retrouve dans les périodes de post-cure ou de réinsertion à l’extérieur de ces centres; quand il y a moins de structure, j’ai de la peine. Dans les centres, entouré par les autres, je me sens valorisé, je trouve ma place, on a vite une position et ça fait du bien, alors que dans la réalité on devient vite quelqu’un de normal et d’anonyme, c’est plus dur. J’ai plus de peine à faire ma place dans la réalité extérieure et dans la vie professionnelle. Alors souvent, il y a rechute et je retombe.
Alors, c’est le retour à la case départ, je retourne dans un centre et, dans ce centre ça va bien en général, même s’il y a des moments plus difficiles: pour moi, c’est vraiment le moment de la réhabilitation qui est le plus compliqué. C’est dernièrement que j’ai réalisé que j’ai vraiment une identité institutionnelle. Pour l’instant, je suis dans la période où je comprends cela, j’ai déjà les solutions. Je comprends que je me sens vite bien dans les centres, que j’ai une bonne faculté d’adaptation, mais que maintenant il faut que j’arrive à me revaloriser par moi-même, et moins attendre des gens qui sont autour de moi. Peut-être aussi que, pendant une période, j’avais besoin de prouver à ma famille quelque chose; chez moi tout le monde a des positions un peu originales, spéciales dans la société et que moi, en faisant partie de cette famille, je devais de toute façon sortir un peu du lot. Et, maintenant, j’ai déjà pu leur dire que c’est difficile pour moi et que je ne serai pas ni sportif de haut niveau, ni guide de montagne, ni acteur de théâtre. Je n’ai plus besoin de montrer à mes parents ou à mes frères quelqu’un de différent. J’ai pu leur montrer qui je suis, avec mes faiblesses, ces années m’ont marqué. Maintenant, je sais que je dois simplement mettre la barre beaucoup moins haut qu’avant.
Je me dis parfois qu’il faudrait que je vive toute ma vie en communauté. Je caresse parfois le projet d’imaginer une communauté, une bergerie, des cultures de légumes bio un peu à la baba cool, reconstruire une microsociété, mais dans le fond ce n’est pas non plus ce dont j’ai envie réellement. J’ai quand même envie d’essayer autre chose.
Pendant toutes ces années dans ces centres, j’ai rencontré beaucoup de gens qui avaient la même problématique que moi. J’ai quand même envie de me dégager de tout ça.
Ce n’est pas que je renie ce que j’ai vécu, mais je suis aussi intéressé par rencontrer d’autres milieux. Je suis capable d’avoir des contacts avec toutes sortes de personnes, je me sens assez intelligent et ouvert d’esprit pour ça. J’assume en tout cas dans la parole ce que je suis, je me sens assez bien et fort pour ne pas avoir à cacher ce que j’ai vécu et ce que je souhaite maintenant. Le plus important maintenant, c’est de garder confiance, sur la longueur, dans la persévérance et d’essayer que ça tienne.
Dans les périodes où on arrête de consommer, les trois premiers mois, c’est relativement facile mais, après, il faut trouver un mode de vie qui convienne et où l’on trouve des satisfactions, arriver à lutter pour quelque chose, pour ne plus avoir à lutter contre quelque chose. Même si c’est un peu une banalité, malgré tout, cela me parle bien.
J’ai peur de me confronter à ça. J’ai l’impression que je ne peux pas imaginer prendre un travail à plein temps, pour payer mon loyer, mes impôts; être huit à dix heures chaque jour dans un lieu de travail. J’ai travaillé le plus longtemps comme paysagiste ces dernières années mais, physiquement, j’ai eu des problèmes importants ces deux dernières années et ces ennuis de santé me freinent un peu.
Spontanément, je serais vite à me dire qu’il faut que j’y aille, que je dois foncer, c’est l’euphorie du départ, mais je sais que ce n’est jamais long. Alors, c’est vrai que je préfère obtenir une aide et travailler à temps partiel, prendre le temps de trouver quelque chose qui me plaît vraiment pour me sentir bien et pouvoir aussi reprendre des activités extérieures au travail, faire de la peinture, du sport ou de la montagne.
Trouver des choses qui me font du bien. Je dois apprendre à oser faire les choses. J’ai l’impression que ce qui m’a marqué pendant ces années d’institution, c’est que finalement on connaît bien la théorie comment cela a fonctionné dans nos familles, pourquoi on réagit comme ça, on comprend ce qui s’est passé.
Moi, ma vision maintenant, mon idéal de vie, je le vise un peu parfait, je me dis qu’il faut que cela soit équilibré entre ma vie professionnelle, l’affectif, le relationnel, même si en fait je sais que ce n’est pas possible de vivre constamment cet équilibre. Il y a des périodes où l’on sera plus dans le travail et c’est là qu’on va retrouver des satisfactions, d’autres fois on sera plus lié dans sa vie de couple parce que c’est de ça dont on a besoin. Il faut que je comprenne que, même s’il y a un certain déséquilibre dans la vie, c’est comme ça que ça marche. Il faut que j’arrête de vouloir la perfection. J’idéalise parfois tellement… C’est un peu comme de décider de faire une course en montagne et d’en choisir à l’avance l’itinéraire. Si je suis bloqué en chemin et que je dois changer mon itinéraire pour contourner un obstacle, alors je désespère vite et finalement je renonce. Alors que je dois comprendre que faire un détour, même si ça prend du temps, me permet quand même d’arriver au but. Il faut vraiment que je mette ça en pratique, sinon je me freine à faire des choses, car j’ai cette tendance à me dire que cela ne va pas aller. Alors je n’essaye même pas, c’est un peu une facilité qui m’enferme dans quelque chose. J’ai l’impression d’avoir lu, entendu et de connaître les solutions. Il faut que j’assume la non-perfection, cela paraît fou car en fait j’ai eu une vie tellement déstructurée, la vie d’un toxicomane… et j’ai vécu des choses invraisemblables: la rue, la galère. Alors que, quand je vais bien, quand je vis une vie normale, que je mange trois fois par jour, que je dors la nuit, alors là je vise la perfection, c’est complètement opposé comme attitude. Alors que, quand je vais mal, je me fous de tout… je n’ai plus de barrière, plus de chemin, plus rien du tout. Je suis vraiment dans les extrêmes.
Ce qui m’a le plus aidé, c’est tout le travail de déculpabilisation, ce qui m’a permis de prendre conscience que je n’ai pas seulement expérimenté les drogues, mais que j’ai continué là-dedans. Le travail qui a été effectué avec ma famille: d’entendre les avis de mon père et ma mère, mes frères. Un travail d’analyse de fond.
Je suis quelqu’un qui culpabilise vite, je me sentais une merde, je me disais mais j’ai fait tout ça, pourtant je ne suis pas un con, j’ai des envies, des possibilités. Je ne suis pas un simple d’esprit. Alors, je me culpabilisais beaucoup et cette culpabilité m’empêchait de vivre et de faire des choses, je m’enfermais dans cette culpabilité et cela devenait complètement stérile. Sortir de cette culpabilité m’a fait du bien. La confrontation aux autres, à d’autres personnes qui vivent la même réalité, qui sont dans la même souffrance, qui souffrent de la même incompréhension, m’a permis de pas me sentir seul là-dedans.
Dans la consommation active, on ne se pose pas toutes ces questions, si on se retrouve ensuite seul, on a l’impression que s’en sortir c’est impossible. Dans un centre, la confrontation aux autres, à ceux qui ont fait un bout de chemin, permet de voir que c’est possible, qu’on peut en sortir, même quand certains ne vont pas bien et qu’ils quittent les traitements. Les thérapies de groupe, c’est sans aucun doute quelque chose qui m’a bien aidé. Cela revient à ce truc d’identité que je mentionnais tout à l’heure, je trouvais vite ma place là-dedans, peut-être la place qu’en fait j’avais de la peine à trouver dans ma famille, où je me sentais un peu effacé derrière mes deux frères. Je pense que, dans ces centres, j’ai pu expérimenter des qualités de moi-même positives, me découvrir. Dans ma famille, je me sentais un peu en retrait alors je n’arrivais pas à exploiter mon potentiel; dans ces centres, j’ai réussi à découvrir des choses de moi qui sont encore là aujourd’hui.
Je pense que j’ai un peu trop séjourné dans ces centres, parce que je m’y sentais bien et que je trouvais que c’était plus facile que la rue. Même si je n’ai pas toujours mené à terme mes séjours. Comme je me sentais vite assez bien dans ces centres, je me disais: voilà je suis prêt, je suis fort. Je n’ai réalisé que dernièrement que ce bien-être était un peu fictif. Je me sentais bien et hyper fort, alors je me disais ça y est, je peux y aller et en fait je me suis assez souvent cassé les dents. J’ai mis du temps à réaliser que je cherchais à me valoriser au travers des autres, et que ce n’était pas par moi-même que j’arrivais à avoir des satisfactions. Si je faisais par exemple un truc seul, j’avais besoin de le partager tout de suite avec les autres, j’avais besoin de leur regard approbateur, j’avais besoin d’avoir un retour des autres pour me sentir valorisé.
Comme je suis toujours à la recherche de la perfection, je n’arrivais jamais à être satisfait de moi-même pour moi-même, alors il fallait au moins que je fasse plaisir aux autres, qu’on me dise: oui, c’est bien, bravo… ça me confortait. Mais maintenant, je vois que ce n’est pas comme ça que je vais pouvoir m’en sortir. Vivre au travers du regard des autres, ce n’est pas suffisant. Pour le moment j’ai réalisé que je devais me contenter d’objectifs plus simples, d’avoir une vie plus simple, que c’est ça ma réalité. Pour le moment, je suis encore dans la théorie, je dois encore mettre en place plein de choses pour arriver à cela. Mais je me sens plus serein que dans d’autres moments de ma vie où je partais dans des tas de projets.
Je mettais la barre tellement haut, que je savais au fond de moi que c’était de toute façon pas réaliste, cela me donnait finalement toutes les excuses pour me planter. Je rentrais dans une espèce d’auto-justification de programmation de l’échec.
Maintenant, je vis dans une institution plus libre avec moins de contraintes, moins de vie de groupe, je ne vais pas pouvoir m’identifier au groupe, cela me permettra peut-être d’être obligé de me tourner vers l’extérieur. Ce n’est pas une maison où je vais pouvoir m’installer et trouver mon petit confort, c’est sans doute mieux pour moi. Maintenant, mon but c’est de prendre un petit studio, de trouver un job d’occupation, pour meubler mes journées. Tout le temps que l’on passe dans la consommation avec le produit, cela remplit la plus grande partie de la journée. Tout ce temps, il faut pouvoir le remplir après.
Mais pour l’instant, je me sens assez confiant, même si je me méfie toujours. Mais, j’ai quand même le sentiment que je suis plus dans la réalité, que je ne pars pas avec des sandales pour gravir un sommet de 4000 m. Mon équipement est meilleur, mais, surtout, je sais que je n’ai pas l’entraînement pour me mesurer à un sommet aussi haut et que je vais peut-être me contenter d’une montagne plus accessible et que je n’ai pas besoin d’épater qui que ce soit.
Parfois, j’ai un sentiment de rage en me disant que je suis un assisté et cette pensée m’est insupportable, je dois apprendre à reconnaître que j’ai besoin de cette aide. J’ai besoin d’un médecin, d’avoir des gens à qui parler, je dois apprendre à oser demander de l’aide. J’ai besoin d’un soutien financier, j’ai besoin d’un traitement de substitution.
Pendant longtemps, j’ai refusé cette idée de traitement de substitution; je me disais que pour être dépendant à un produit alors autant être dépendant à l’héroïne. Car, finalement, c’est la même chose, sauf que l’un des produits est socialement toléré. Je voulais montrer que j’étais le plus fort et que je pouvais arrêter à la dure. Mais je me suis si souvent trompé… alors maintenant, j’ai enfin reconnu que je pouvais avoir besoin de cette substitution, même si j’espère que mon traitement ne va pas durer pendant dix ans. Je préfère avoir cette béquille-là, cela me permet de me couper l’envie de consommer et de me stabiliser. Reconnaître que j’en ai besoin, c’est aussi quelque chose qui n’aurait pas été possible il y a quelques années. Pour moi c’est une sécurité.
Je crois que la théorie, c’est bon, je l’ai finalement bien comprise, mais l’application demeure compliquée. J’ai passé par des centres qui proposaient de la réinsertion professionnelle et, dans ce système-là, j’ai souvent eu le sentiment d’être un peu vite livré à moi-même. Dans le centre, dans le cocon, on est presque couvé. Quand on repart dans la réalité, cela devient vite un problème. «Il bosse, il est régulier, c’est bon» et le fait d’être régulier dans une activité professionnelle ne signifiait pas que j’allais réellement bien. Que j’arrivais à rentrer dans le système, planifier, maîtriser un budget, anticiper tout ce que l’on doit faire normalement. Les projets, c’est souvent rentrer dans la vie active, mais sans véritablement d’étape intermédiaire, même si c’est certainement valorisant. Mais, pour moi, cela a toujours coïncidé avec le réveil de pas mal de problèmes. Et, franchement, ce sont les thérapies de groupe qui m’ont le plus aidé. L’échange entre pairs, on peut se reconnaître dans les autres et cette confrontation nous permet de nous construire, même si nous restons le premier acteur de notre vie.
Je dois aussi me reconstruire une vie sociale, j’ai une famille, mais je dois aussi apprendre à avoir des amis. Je ne veux pas en avoir des tonnes, mais quelques amis, avec qui j’entretiendrais des relations suivies, cela me semble important.
Les personnes que je fréquentais dans les périodes de consommation, je dois dire que j’ai plutôt envie de m’en éloigner. J’ai mon amie qui est aussi sous traitement de méthadone, on s’est connus dans un centre, on a vécu des rechutes ensemble maintenant on se relève les deux, chacun de son côté. Il faut que l’on tienne chacun debout de son côté et ensuite on pourra avoir un projet commun. Dans les centres, j’ai beaucoup entendu qu’un toxicomane avec une toxicomane, ce n’était pas possible, mais j’aime cette fille et je ne me vois avec personne d’autre, ça ne se discute pas mais, de toute façon, j’ai de la peine à m’imaginer avoir une relation avec une fille qui n’ait pas vécu les mêmes histoires que moi. J’ai rencontré tellement de choses dans ce milieu, que j’ai l’impression que je ne pourrais être avec une personne qui n’a pas vécu les mêmes choses que moi, pour me comprendre et m’accepter, c’est mon sentiment.
Après, c’est sûr que je connais des toxicomanes qui vivent avec des non-consommateurs et pour qui ça se passe bien. Je suis amoureux d’elle et c’est avec elle que j’ai envie d’avoir des projets, ça c’est quelque chose qui est important et qui est aidant. Notre début de relation était sain et, lorsque nous avons à nouveau consommé, notre relation est devenue vraiment fusionnelle, mais j’ai l’impression que c’était par survie, on était obligés d’être liés à ce point-là pour ne pas se perdre et nous sommes devenus co-dépendants quelque part.
Maintenant, on sort de cela petit à petit. On reconstruit une nouvelle relation. Avant de me reconstruire des relations sociales, j’ai besoin de reprendre confiance en moi. Je dois retrouver un nouveau système de vie, avoir un logement. Mais, dans le fond, j’ai aussi peur de me retrouver une fois de plus en échec, de construire de nouvelles relations et de péter les plombs et de tout foutre en l’air. J’ai envie que l’on puisse me faire confiance, que mes amis aient le sentiment de pouvoir compter sur moi.
Je suis assez confiant pour mon avenir, je pense que je vais pouvoir m’ancrer dans un coin avec une vie normale, avec mon amie qui sera sûrement ma femme, en tout cas c’est mon souhait, avec des enfants dans la mesure du possible.
C’est dur à projeter comme ça, mais je ne veux pas galérer encore dix ans c’est certain, je me sens un peu usé de ça. La consommation, ce n’est plus une vie qui me plaît. Je ne sais pas où je serai, mais je sais que je serai bien.
NB : Au moment d’imprimer ce numéro, nous apprenons le décès d’Arnaud. C’est donc d’autant plus émouvant pour nous de vous livrer la lecture de cet article auquel il tenait.