mai 2005
Bernard Lecomte, Ingénieur-Conseil, Bonneville (F)
La gestion des finances publiques et les restrictions budgétaires sont à l’origine de ces méthodes. Les contrats passés avec des organismes d’aide au développement ou des organisations populaires sont censés rendre l’aide aussi efficace que possible, de façon à rendre moins nocive la perte de ressources que les actuelles restrictions budgétaires entraînent pour l’ensemble des acteurs. Ce n’est un secret pour personne que l’aide dure depuis une quarantaine d’années et que la tendance générale, sauf dans les discours, est à sa diminution.
Le système d’aide utilise l’outil-projet depuis toujours. Un projet est un pont qui permet de relier ceux qui gèrent la dépense publique et ceux qui utilisent cette manne pour aider. L’outil-projet permet d’obtenir à la fois une prévision des objectifs à atteindre dans tel délai et la fixation d’un budget lui aussi annualisé. Ce mode de construction force les différents acteurs à raisonner puis à agir selon un raisonnement déductif : l’objectif de l’action étant déterminé, on trouve la voie pour le réaliser, on définit les mesures d’accompagnement et on fixe le volume des moyens à mettre en œuvre. Cette façon de faire fait comme s’il était possible de définir a priori le chemin, les moyens et même les obstacles! Or, en matière de développement rural par exemple, très peu de paysans sont maîtres de la pluie et sont capables de contrôler les facteurs de réussite ou d’échec de leurs cultures. Plutôt que de reconnaître cette incertitude, chaque agence d’aide cherche à organiser, dès la négociation d’un projet d’aide à la production, la bonne exécution de celui-ci. Et chacune d’elle va chercher à se rassurer en fixant des délais, en précisant le contenu de chacune des lignes budgétaires destinées à telle ou telle affectation de ressources, en préparant d’avance les critères et les indicateurs d’évaluation, en exigeant du personnel pour le suivi et en envoyant des évaluateurs pour voir périodiquement quels sont les écarts entre ce qui a été prévu et ce qui a été réalisé.
A notre avis1, l’on peut espérer que l’outil-projet sera utile pour toutes les opérations qui ne dépendent que d’un seul maître d’ouvrage capable de mobiliser au moment prévu les apports des différents intervenants. Ceci est raisonnable quand il s’agit de construire un pont ou une route. Par contre, l’outil-projet est en partie inadéquat quand les comportements des acteurs sont peu prévisibles. Il n’est pas fiable quand la mise en place des moyens de ces différents acteurs ne peut être négociée qu’au fur et à mesure de l’avancement de l’action.
L’outil-projet est commode pour celui qui finance, en particulier pour décider du devenir de la collaboration avec celui qui est aidé. Il permet en effet de faire cesser la relation une fois le projet terminé. Celui qui aide peut alors, sans se déjuger, se désengager ou poursuivre. Il se crée alors une relation profondément incertaine entre celui qui apporte l’aide et celui qui la reçoit.
L’outil-projet est rassurant car l’on peut espérer que la chose financée se rapproche finalement de la description qui a été faite dans le document de projet. Bien entendu cette garantie n’est pas assurée ; il suffit de se rappeler que le tunnel sous la Manche a coûté 3 fois le prix calculé par ses promoteurs pour savoir que ce n’est pas parce qu’un projet a été bien établi qu’il sera réalisé conformément au budget et aux conditions de départ. Le projet rencontrera en effet durant sa réalisation toute une série d’obstacles, de contraintes, de modifications du contexte qui vont entraîner des dérives ou parfois même des reports et des échecs. Cet outil, apparemment très rationnel, n’est pas sans défauts.
Une première série d’effets déformants s’exerce sur les actions d’aide elles-mêmes. Les politiques publiques déterminées constituent un ensemble d’objectifs généraux à atteindre par des institutions associatives et privées. Petit à petit, les décideurs de ces politiques vont réduire le nombre de variantes de projets qu’ils financeront à quelques-unes. C’est l’effet « kit ». Un certain nombre de méthodes ayant déjà été expérimentées, les pouvoirs publics souhaitent les voir se reproduire. On parle alors de « scaling up »: « vous avez réussi quelque chose à telle échelle, et maintenant multipliez cette chose par n de façon à la réussir à une échelle beaucoup plus grande ».
Cet effet, évidemment, ne favorise pas l’expérimentation. Or, loin d’être passager, il est – en ces temps de restrictions budgétaires – au cœur du système d’aide, comme Castellanet² le constate: « L’un des critères principaux (et d’ailleurs légitimes) d’évaluation par les politiques – et en définitive par les citoyens – de l’efficacité des agences de coopération étant la minimisation des coûts administratifs par rapport aux sommes déboursées, on aboutit en effet à des situations où deux fonctionnaires sont responsables de l’instruction et du suivi technique de plus de deux cents projets de coopération petits ou moyens (cas par exemple de la ligne « forêt tropicale »), sans aucun moyen d’aller sur le terrain pour les visiter, et donc n’ont comme unique outil de jugement (à part les avis des délégations, elles-mêmes sous-équipées en techniciens compétents et peu en mesure d’aller sur le terrain) que les documents de projets, les rapports fournis par les opérateurs et quelques rares évaluations externes qui ne sont pas prévues dans la ligne de financement elle-même, et demandent donc des efforts considérables pour les organiser. Il est logique dans ce cadre d’essayer d’améliorer la qualité et la lisibilité des documents projets en leur donnant une structure standard qui répond par avance aux différentes questions que le bailleur peut se poser« .
Un autre effet déformant pour les actions d’aide est celui qu’on pourrait appeler effet « d’obésité ». Le nombre de fonctionnaires n’augmentant pas, plus un projet va être de grosse taille moins il va demander de travail pour produire le même volume de dépenses qu’une ribambelle de petits projets. Cet effet déforme les réponses aux demandes d’aide : petit à petit les « gros projets » auront plus de chances d’être pris en considération.
Une seconde série d’effets concerne directement les institutions qui mettent en œuvre l’aide au développement. Pour conserver une approche imagée regardons d’abord l’effet « yoyo »: ceux des organismes d’aide sur le terrain qui ne disposent pas d’assez de ressources propres peuvent voir le volume de leurs activités varier fortement. Une année, tel projet leur a été accordé alors que l’année suivante ils n’auront pas le même succès. Bien entendu, cet effet se répercute sur les bénéficiaires finaux.
Vient maintenant l’effet « goulot »: le nombre de projets présentés par les institutions devenant de plus en plus important, la machine se grippe et n’arrive pas à les traiter. Actuellement à l’Union Européenne, il est de notoriété que plus de 3000 projets sont présentés chaque année par des Organisations Non Gouvernementales et que moins de 200 sont financés. Ce goulot phénoménal crée évidemment l’effet « d’attente »: vous espérez quelque chose, vous faites un projet, vous le déposez et, 18 mois après, vous n’avez toujours pas de réponse; tout à coup la réponse arrive: c’est non! Gérer dans ces conditions une institution n’est pas si facile.
Plus pervers encore est l’effet « d’alignement »; on court toujours le risque que celui qui suivra au plus près les pensées et les modes qui imprègnent les cerveaux des décideurs publics aura plus de chances de voir son projet financé. Le risque est grand de voir que l’effet kit initial limite alors profondément les innovations.
Enfin, un dernier effet – fortement ressenti actuellement entre bureaux d’étude et organisations d’aide sur le terrain – est l’effet « concurrence ». La concurrence a des vertus bien connues, en principe seuls les meilleurs gagnent. En réalité il n’est pas sûr que ce soient les meilleurs qui gagnent. Ce peut être aussi ceux qui respectent le mieux les conditionnalités, les exigences bureaucratiques, les exigences de présentation des documents, etc. Analysant le système en vigueur à Bruxelles, Marc Totté2 constate: « L’importance d’inscrire les actions dans des cadres politiques plus cohérents et d’articuler les initiatives, publiques comme privées (est claire). Cela suppose de mieux coordonner les interventions des acteurs de la société civile et celles des pouvoirs publics et d’accepter que les premiers puissent avoir un rôle à jouer dans la définition des politiques publiques. Or, tout porte à croire que les modalités de financement en cloisonnant les acteurs, les défis et les compétences, et en limitant la compréhension fine des enjeux, ne facilitent pas ce nécessaire rapprochement ». Cet effet empêche l’accouchement de méthodes concertées entre les divers intervenants, d’analyses comparées de leurs méthodes et limite la transparence qui permet à un ensemble de professionnels de progresser.
Ces effets désagréables de la méthode d’aide par projet – dont les défauts sont connus – n’ont pas empêché le succès de cette méthode. Pourtant, Jean-Pierre Olivier de Sardan3, anthropologue, constate: « la façon dont on doit concevoir des projets et les présenter aux bailleurs, dont on doit établir un calendrier de financement, le type de rapport d’évaluation qui est exigé, etc.; tout ceci accroît l’écart entre les projets et les dynamiques locales ».
Quelques propositions
Quant à moi, j’écrivais il y a déjà une vingtaine d’années, qu’élaborer un projet consiste bien souvent à rassembler les éléments qui permettront de justifier le mieux possible une demande d’aide auprès d’un bailleur. Et qu’en construisant cette justification, on risquait de donner plus de poids, dans l’information recueillie et traitée, aux éléments qui flattent le projet et correspondent aux priorités de l’agence d’aide. Ainsi l’étude d’un projet se mue en demande d’aide, une demande formulée sur mesure.
Il existe des parades à ces défauts. Nous en présenterons deux types. Celles d’abord qui ne sont utilisables que par les plus fortes des institutions de mise en œuvre de l’aide. Ces dernières, en effet, pourront, grâce à la variété et la permanence de leurs ressources financières, considérer chacun des projets qu’elles auront négociés comme une petite partie de leurs activités. Si l’on arrive à multiplier les sources, dont une part obtenue en « non projet » par des subventions ou des dons du grand public ou des paiements à l’acte par les bénéficiaires, on diminue le poids et la rigidité des financements par projet. Celui qui est suffisamment riche ne va pas trop subir les conséquences négatives décrites ci-avant. Il pourra donc conserver deux capacités essentielles pour résister au rouleau compresseur de l’approche-projet: la capacité d’expérimenter et d’innover pour quitter les choses déjà connues et tenter d’autres façons de faire; et la capacité d’évaluer son action et de la rectifier à temps grâce à des ressources qui ne seront pas liées au projet critiqué.
Une autre série de parades est possible pour les moins forts, à condition qu’ils s’unissent. Sur un territoire déterminé, plusieurs institutions de petite taille, devant le risque d’être vassalisées par la nouvelle approche, s’unissent et se concertent pour proposer aux bailleurs de fonds publics des procédures mieux adaptées. Pour, en même temps, organiser à grande échelle l’écoute des différents publics qu’ils sont censés épauler et pour mener, elles aussi, les expérimentations et les analyses comparées nécessaires pour progresser.