mai 2005
Maïté Busslinger et Christian Wilhelm, collaborateurs de Radix, Promotion de la santé, Lausanne
Mesuré à l’aune des références du marché, un réseau institutionnel, basé sur des valeurs et des théories d’intervention, se transforme en une sorte de marché ouvert pour la gestion des problématiques sociales. Idéalement, cette perspective ouvre la voie à une meilleure définition des attentes du politique et à une reconnaissance des compétences de l’acteur du terrain pour construire un projet commun pertinent. Or, c’est dans un contexte économique défavorable où le discours politique met constamment en doute la pertinence des structures que les autorités et les fonds de soutien ont posé la mise en projet comme une condition à tout financement. Ils évitent de se compromettre en soutenant des structures, donc des emplois et des conditions de travail, dans lesquelles ils auraient une part de responsabilité. Devenus mandants, ils ne veulent plus subventionner une institution, mais soutenir les différents produits qu’elle génère. Se débarrassant de tout frein à la mobilité des investissements, ils peuvent rapidement choisir de nouvelles orientations, changer les règles du jeu et mettre au concours des prestations qu’ils jugent plus adéquates ou plus intéressantes. Sur la base d’enquêtes ou selon les enjeux politiques, comme c’est le cas pour les thèmes de santé publique, les fonds de soutien définissent des axes prioritaires, des thèmes, des types de projets ou de processus. La prestation rétribuée ne répond plus forcément au projet institutionnel mais à la sollicitation de celui qui détient les cordons de la bourse.
Sur le terrain, l’institution n’est donc plus à elle seule un projet. Elle est réduite à la somme des projets qu’elle gère et se trouve fragilisée sur deux de ses aspects fondateurs: la pérennité de son budget, mais surtout, la cohérence, la ligne institutionnelle (valeurs, buts, profil de compétences). Sa force réside dès lors dans une capacité à formuler et gérer des projets ainsi qu’à entrer en négociation avec ses partenaires. Pour ce faire, elle doit être porteuse d’une philosophie et définir des axes forts qui génèrent un sentiment de sécurité et de légitimité, favorables à une attitude réflexive face aux pratiques et à la création d’espaces de remise en question, ce qui sous-entend du temps et de la disponibilité. La précarité économique et le discours actuel remettent donc en question tous les niveaux de la structure. Pourtant, la démarche peut s’avérer constructive, pour autant que la remise en question soit soutenue par les importants moyens qui la rendent efficace et que le but ne soit pas de se débarrasser d’un objet devenu inutile. Pour les programmes incitant à mettre sur pied de nouvelles offres, il faut considérer qu’ils ont eux-mêmes un statut de projet au sein des offices ou des fondations qui les proposent. Ils ont souvent été écrits sans interaction directe avec la réalité du terrain, mais selon les études et les concepts du moment (evidence based, expertises scientifiques importées d’autres pays, d’autres contextes). Or, la rédaction du projet devrait fonctionner comme une construction commune. Malheureusement, ces deux forces complémentaires se retrouvent souvent trop tard, lorsque la marge de manœuvre est très faible. Le requérant a déjà «ficelé» son projet avant de chercher le financement et le soutien. Le mandant, remis en question par le pouvoir politique, a «bétonné» ses conditions.
C’est ainsi que des structures de médiation sont devenues nécessaires. Citons pour exemple, le GREAT, Radix, les délégués cantonaux et toutes les structures ou plates-formes de coordination qui font un travail de proximité et mettent des espaces et des compétences au service de cette rencontre entre projets politiques et projets institutionnels. Cela a un coût et le tout est fragile. Par exemple, depuis quelques mois, la remise en question financière et structurelle de grands organismes nationaux représente un risque pour la mise au concours et le développement de nouveaux projets.
Radix Promotion de la santé est une fondation indépendante. Son financement dépend des mandats qu’elle reçoit. Ces derniers nous amènent à stimuler et soutenir des structures politiques, professionnelles ou communautaires, pour qu’elles entrent dans des projets principalement proposés par les organismes nationaux des domaines de la prévention et de la promotion de la santé. Nous vivons donc la gestion par projet à l’interne et la soutenons à l’externe dans différents cadres de vie: les écoles, les communes, les entreprises et les communautés migrantes. Cette situation nous permet donc d’observer les avantages, les limites et les conditions favorables à une gestion par projet.
Lorsque le projet se développe dans des conditions saines, les partenaires entrent dans une co-écriture. Les accompagnements dans la formulation sont dès lors de puissants atouts. Citons les ateliers coup de pouce, les outils du site quint-essenz, le coaching qu’il nous arrive d’offrir, ou celui intégré au projet (SUPPORT, projets par et pour les migrant-e-s). Nous rencontrons aussi des auteur-e-s isolé-e-s, des commissions, des politicien-ne-s. Pour avoir les moyens d’aller à leur rencontre, il faut souvent gérer plusieurs projets. La sensibilisation et la formation liées au marketing et au développement des projets sont très appréciées par celles et ceux qui ont envie de faire bouger les choses. Par ailleurs, les célèbres formulaires de requête définissent des questionnements et des exigences propres à renforcer la qualité des projets. Utilisés dès le début de l’élaboration, ils vous donneront un utile canevas de réflexion et de formulation, ceci pour autant que vous disposiez d’un-e collaborateur-trice aguerri-e aux formulations méthodologiques ou d’une offre de formation et d’accompagnement gratuite.
Actuellement, certains organismes de soutien, constatant que leur offre est désertée, proposent une discussion de clarification préliminaire et accompagnent la rédaction du projet. A nouveau, l’expérience montre que la plus belle des requêtes ne remplace pas la co-construction qui, elle seule, garantit le respect des besoins comme de l’identité des uns et des autres.
Une fois le contact établi, la réflexion sur les pratiques s’en trouve stimulée de part et d’autre. Le sens de l’intervention, le développement d’un processus peuvent être clarifiés par la mise en évidence des enjeux propres à chaque partenaire ainsi que des forces et des faiblesses en présence. Les acteurs et les actrices se positionnent et donnent ainsi une chance aux autres partenaires de se déterminer. Le fonctionnement institutionnel est argumenté au niveau du sens, des objectifs prévus et de l’impact observé. Le tout est légitimé dans le cadre d’un contrat. Les pratiques servent à élaborer des stratégies et le concept devient une référence plutôt qu’un discours collé. La justification s’intègre dans le développement d’un processus sain, argumenté et cohérent plutôt que dans un dogme. C’est une manière de tenir le couteau par le manche pour être artisan-e plutôt que victime du changement.
La start-up, c’est le projet d’une nouvelle structure. Venu d’en haut, une idée, un concept, un projet pilote, obtient un soutien souvent massif. Il correspond à un besoin pressant (épidémie, approche novatrice, question politique brûlante). Ces bancs d’essai peuvent se passer d’un ancrage au niveau des politiques ou des autres professionnel-le-s. Ils partent du principe que la preuve par l’acte décrochera la reconnaissance politique et financière. Point fort de ce fonctionnement, une expérience est rapidement possible là où il faudrait attendre des années pour que quelque chose se fasse. Elle irrite le contexte dans lequel elle s’installe. Le grand point faible reste donc la pérennité, surtout au niveau financier, de telles œuvres novatrices. Cela est plus vrai lorsque le projet est soutenu par la Confédération que lorsque ce sont les cantons, les communes ou un acteur local qui a pris les devants. Première condition favorable, le projet a donc besoin d’un grand travail de proximité et d’un extrêmement bon partenariat au sein du réseau des spécialistes et des décideurs pour décrocher la reconnaissance et l’adhésion nécessaires.
Le gros promoteur jouit d’une solide structure dont la pérennité n’est pas immédiatement menacée. Il a créé un réseau, un faisceau de compétences et d’alliances qui font de lui un partenaire difficilement contournable. Il peut aussi faire bénéficier un projet de son aura, de la reconnaissance internationale dont il jouit parfois. Pour avoir les moyens de sa politique, il sera aux aguets et cherchera à s’allier de nouveaux projets ayant un bon potentiel de compétences et de développement. Il reste cependant cher et bien qu’il joue dans la cour des grands, les mesures de contrôle du temps investi se densifient. Mais là aussi, les projets intéressants sont ceux qui s’inscrivent dans un réseau d’alliances fondées sur un travail de proximité auprès des relais du terrain. Par exemple, Radix Promotion de la santé ne pourrait implanter les projets nationaux dont il reçoit mandat sans entretenir des relations privilégiées avec ses partenaires. Il s’agit de valoriser leur travail en les inscrivant dans des projets nationaux. Les financements incitatifs ou la «prime d’encouragement» est perçue comme une première reconnaissance et institue le début d’un partenariat. La seconde condition reste donc d’avoir un projet qui met en avant un bénéfice concret et qui laisse de la place aux attentes, aux besoins et aux développements spécifiques de chaque partenaire.
L’auteur éclairé est heureux de développer la qualité de son projet dans son interaction avec le financeur. Cependant, ce n’est possible que si l’organisme de soutien n’apparaît pas que comme un bailleur de fonds, mais aussi comme le dépositaire de connaissances et/ou de compétences utiles au projet. Si, par des formulaires de requêtes pointus, on a cherché à favoriser la qualité, comme il n’y avait pas de travail de proximité et peu de place pour les spécificités du terrain, l’exercice s’est soldé au mieux par le découragement des auteur-e-s individuel-le-s de projet. Par contre, lorsque qu’un accompagnement est offert et qu’il existe un cadre, du temps et de la disponibilité pour la pratique, ils se sentent soutenus et valorisés. Le projet ainsi formulé devient une création commune de qualité. Cette troisième condition permet de se pencher sur l’expérience et la perception des besoins pour les confronter à une méthodologie.
La structure en mutation est amenée, par l’évolution de la demande des usagers ou des autorités, à reformuler son projet institutionnel.
Prolongements logique de l’analyse des pratiques, les outils et concepts de la gestion par projet aident les professionnels à redéfinir leur cadre d’intervention. La remise en question des pratiques est certainement le meilleur moteur du projet et fait écho aux modifications des réalités des usagers.
Toutes ces conditions favorables augmentent les chances de voir les concepts, connaissances et savoir-faire s’articuler dans le projet.
En l’absence de données scientifiques, nous livrons ici de simples et subjectives impressions. Lorsqu’il ne résulte pas d’une évolution mais de la seule définition du mode de financement, le financement par projet nous incite à glisser la structure dans l’enveloppe du projet, ce qui pose problème lorsque l’on en gère plusieurs. Les fédérations, le foisonnement des sous-structures ou satellites, répondent à cette réalité. Cependant, même si les écueils sont nombreux, quelques années de pratique du projet ont amené leur lot de transformations. Les pratiques s’y sont affûtées et l’usager, le client, le bénéficiaire aura public ne aura public fiter de certaines évolutions.
Si je me projette, je dois choisir un objectif, planifier et évaluer mon action. Très rapidement, pour ne pas éclater, je dois identifier les partenaires et leurs compétences, aborder les valeurs, les enjeux, le sens qui légitiment mon action et considérer à qui elle s’adresse, les effets escomptés et ceux observés. Ce questionnement tend effectivement à prendre sa place et débouche sur une mise en projet des pratiques. L’interprofessionnalité et le partenariat qui en découlent induisent une meilleure détermination du rôle de chacun et surtout de ses limites. Même sous la pression actuelle, ou peut-être à cause d’elle, ils sont toujours plus nombreux à prendre du temps pour penser, documenter, réorienter le projet. Chaque professionnel-le doit développer des compétences et de l’efficacité, non pas dans l’intervention en elle-même, mais dans la capacité à la réfléchir, la comprendre pour la conceptualiser. Si, avant, le charisme suffisait à rallier quelques financeurs et personnes clés du monde politique à un projet, aujourd’hui, il s’agit de pouvoir le planifier à moyen et long termes, lui donner un cadre de référence et user d’une méthodologie plus rigoureuse qui garantit le développement durable du projet.
Il devient donc primordial de soutenir la formation continue, le suivi et l’accompagnement personnalisé des projets, mais aussi des structures.
En conclusion
La gestion par projet a été voulue par les financeurs, sous l’impulsion d’un contexte, d’un discours socio-économique qui vise à pouvoir choisir et évaluer le rapport rendement-coût des prestations. Elle remet en question la structure, qui, mise en danger, peut développer une aptitude au changement pour autant qu’elle en ait les moyens.
Par ailleurs, un projet nécessite une option philosophique, une décision institutionnelle et du temps, de la disponibilité pour construire le changement engendré, mesurer pas à pas ses effets et le faire évoluer positivement.
Concilier les deux choses suppose une structure solide qui développe une culture d’intervention souple, dynamique, profitant de chaque compétence, valorisant chaque parcelle de capital, principalement son capital d’expérience.
Pour faire un projet, il ne suffit donc plus d’avoir une idée jugée bonne, un esprit aventureux et de trouver des soutiens. Formuler, structurer et planifier son projet nous demande de faire passer le fil d’Ariane de notre pratique par le chas de l’aiguille. Au sortir, nous y gagnerons peut-être un habit tissé d’expériences collectionnées qui nous mettra au chaud. Car ce capital d’expériences, sur leur marché, pourrait valoir des poussières d’or, pour autant que nous sachions ou puissions le vendre au sein d’un projet commun.
On en vient à rêver que l’économie de marché devienne un projet. Ainsi, elle ne se réduirait pas à une doctrine aveugle et son évolution serait conditionnée par l’observation de l’impact de son activité sur les coûts sociaux et les ressources de la population (économiques, sociales, physiques, mentales, par exemple).