octobre 2016
Damon Barrett (International Centre on Human Rights and Drug Policy)
Ma réflexion sur la question des droits humains et de la guerre à la drogue a connu une évolution au fil du temps. Au début, je m’intéressais à l’ampleur des violations qui se déroulaient dans le contexte du contrôle des drogues. Ensuite, c’était la nature systémique de ces abus et la manière dont le régime international les nourrissait qui a attiré mon attention. Maintenant, même si ces deux manières de voir les choses restent valides, j’observe quelque chose de plus large qui affecte les droits humains dans leur ensemble. D’autres avant moi sont certainement parvenus à cette conclusion, mais il me semble que le contexte de l’UNGASS offre une bonne opportunité de la présenter.
Il est banal de dire aujourd’hui que les violations des droits humains qui se déroulent dans le cadre de la guerre à la drogue sont affreusement communes, répandues et graves. Par exemple (et ce n’est vraiment qu’un exemple), il y aura cette année chaque jour deux à trois personnes en moyenne qui seront exécutées pour des infractions liées aux stupéfiants. Des milliards de personnes, quatre cinquièmes de la population de la planète, n’auront pas accès aux opiacés pour soulager leurs douleurs. Cela inclut de nombreuses personnes qui souffrent de cancers, du sida, de blessures liées à des accidents, etc.
Beaucoup de facteurs contribuent à cette situation, mais tout le monde s’entend sur le fait que les lois sur les stupéfiants et les craintes pathologiques vis-à-vis de la dépendance aux opiacés jouent un rôle majeur. De plus, au rythme actuel, l’atteinte des objectifs internationaux fixés pour la lutte contre le VIH risque d’être retardée de plusieurs décennies en raison de résistances idéologiques vis-à-vis des mesures de réduction des risques et parce que les ressources sont gaspillées dans la répression.
Des centaines de milliers de personnes sont aussi détenues arbitrairement dans des centres de détention liés à la drogue, et soumises à d’incroyables exactions à l’intérieur de ceux-ci. Des centaines de milliers d’autres, peut-être même des millions, sont déplacées en raison de violences liées aux drogues ou de programmes d’éradication des cultures de pavot ou de coca. Il est tout aussi effrayant de penser au nombre de personnes, et au nombre de familles, qui ont sur les bras un casier judiciaire inutile pour des infractions mineures aux lois sur les stupéfiants, avec toutes les conséquences que cela aura pour leur avenir.
Ces faits ont déjà été exposés ailleurs, mais il faut malheureusement les répéter. La guerre à la drogue a souvent été ignorée par le mouvement des droits humains, à l’exception notoire de Human Rights Watch, et ce malgré tous les abus constatés. Trop de personnes ne comprennent toujours pas l’ampleur des dommages et pourquoi ils continuent de se produire.
Pensez à ceci : si le système international de contrôle des drogues faisait aujourd’hui l’objet d’un procès, les abus mentionnés ci-dessus feraient partie de l’acte d’accusation lu par le procureur. Tous les faits seraient attestés par des victimes et personne ne nierait qu’ils existent. La seule défense possible serait de dire que ce n’est pas le système international de contrôle des drogues lui-même qui en est responsable.
Ce n’est pas mon opinion. Selon moi, les violations des droits humains à l’intérieur de la guerre à la drogue doivent être décrites comme étant systémiques. J’entends par là qu’elles le sont au niveau international: inévitables dans le cadre légal et politique qui a été créé, mais aussi soutenues et péjorées par l’ensemble des gouvernements.
J’ai déjà soutenu cette thèse auparavant. Elle repose sur quatre piliers principaux :
Premièrement, la guerre à la drogue est fondée sur le récit d’une menace existentielle imminente dans lequel les violations des droits humains sont exceptionnellement faciles à justifier.
Deuxièmement, ce que les Etats sont légalement tenus de faire sous l’égide des conventions des Nations Unies sur les drogues est extrêmement risqué du point de vue des droits humains. Ils doivent arrêter des personnes, engager des poursuites judiciaires à leur encontre, appliquer des sanctions pénales, supprimer des cultures/ plantes, interdire des usages culturels et rituels, interdire des comportements privés et plus encore.
Troisièmement, les Etats sont félicités et récompensés pour leurs succès dans le contrôle des drogues sur la base d’actes qui, justement, peuvent être identifiés comme des problèmes en termes de droits humains. Si la stratégie prévue par les traités internationaux est prise au sérieux, alors des millions de personnes emprisonnées avec des casiers judiciaires pour infraction à la loi sur les stupéfiants – punies comme cela est prévu par le système – constituent un succès. Si c’est une nécessité de détruire les cultures, alors des dizaines de millions d’hectares de plantations détruites sont un succès. Si les traités donnent aux Etats le droit permissif d’adopter des « mesures sévères » c’est pour qu’ils appliquent de telles mesures et qu’ils ferment les yeux sur leurs conséquences. D’ailleurs, l’application de la peine de mort liée à la drogue a empiré depuis l’adoption de la convention de 1988 sur la lutte contre le trafic de drogue.
Finalement, les institutions du contrôle international des drogues des Nations Unies ne traitent pas suffisamment des violations des droits humains et les masquent le plus souvent sous le voile du consensus et au sein des institutions fermées qui siègent à Vienne. Ces institutions sont aussi synonymes de l’institutionnalisation de la stratégie qui cause ces dommages. Si l’on cherche à rendre compte de toutes les violations des droits humains, il ne suffit pas de pointer du doigt certains gouvernements pour leurs abus, ou certaines organisations criminelles pour leur violence, quand l’infrastructure même dans laquelle ces abus ont lieu est la création de tous les gouvernements. C’est cela la vraie « responsabilité collective » qui doit être reconnue.
Cela m’amène à ma réflexion actuelle. Je pense désormais que la guerre à la drogue constitue l’une des plus importantes contre-offensive contre le projet des droits humains.
Les droits humains ont été conçus dans une large mesure pour offrir une certaine protection contre l’usage arbitraire ou capricieux du pouvoir par l’Etat, pour nous protéger contre ses abus, pour nous permettre d’essayer d’obtenir un dédommagement pour toute violation de nos droits et pour que ceux qui en sont responsables doivent en répondre. Ils ont aussi été conçus pour que les Etats travaillent à l’amélioration des conditions socio-économiques et qu’ils construisent un socle social au-dessous duquel personne ne devrait pouvoir tomber (pour reprendre l’expression du Président irlandais Michael D. Higgins).
La guerre à la drogue est tout le contraire de cela. Elle représente, selon moi, la légitimation de la répression d’Etat au nom de l’atteinte d’objectifs sociaux. Elle représente la normalisation, à travers le droit international, de l’usage de peines pénales pour atteindre ces objectifs. Elle marque l’institutionnalisation d’un manque de tolérance colonial et raciste vis-à-vis de la différence, de la culture et de l’expression qui sont au cœur des droits humains.
Ceci est conduit au travers d’un consensus vieux de plusieurs décennies, qui à force de contrainte légale, et au nom des règles du droit derrières lesquelles les Etats peuvent se cacher. La mise en œuvre se fait au sein des institutions des Nations Unies, à qui l’on a donné la tutelle sur les droits humains mais auprès de qui les Etats ont trouvé une couverture légale et politique pour leurs violations de ces mêmes droits. Et, pendant ce temps, la guerre à la drogue détourne des efforts, de l’attention et des ressources de la construction du socle social. Elle les attribue aux institutions de répression en effaçant les démarcations entre la santé, l’aide sociale et le développement, d’un côté, et l’application de la loi, de l’autre.
Je reste convaincu que pour beaucoup d’Etats ceci n’était pas intentionnel et qu’ils ont été emportés par la poursuite fervente de « l’effort humanitaire » qu’ils voyaient dans le contrôle des drogues. Mais, malheureusement, je ne pense pas que j’exagère. L’extraordinaire adhérence au régime international de contrôle des drogues provient du fait qu’il ne menace d’aucune façon le pouvoir des Etats comme le font les lois sur les droits humains. Au contraire, il renforce ce pouvoir. L’ampleur des abus que l’on observe encore et encore, et l’absence de responsabilité à cet égard au plan international, attestent de l’impunité avec laquelle ce pouvoir est exercé.
Nous ne pouvions espérer ce genre de discussions lors de l’UNGASS, mais nous devrions la voir comme le début d’un processus. Peut-être que, avec le focus sur le système international des drogues et un nombre de plus en plus grand de victimes, avec des ONG et des gouvernements qui s’intéressent aux conséquences de la guerre à la drogue sur les droits humains, la litanie des abus sera de mieux en mieux connue. Cela serait, à mon avis, un bon départ et bénéficierait à terme aux droits humains même au-delà des réformes de la politique drogue.