octobre 2016
Julie de Dardel (Université de Neuchâtel)
Peu de traités internationaux ont fait l’objet d’une adhésion aussi unanime de la part des Etats que ceux qui ont scellé, au cours du dernier demi-siècle, le système de contrôle international des drogues. Celui-ci repose sur trois traités onusiens successifs qui représentent les fondements d’une approche résolument répressive, mais qui est de plus en plus contestée actuellement. Quelques repères sur ce système – et en particulier sur l’évolution de celui-ci au cours des deux dernières décennies – permettent de mieux décrypter les controverses actuelles sur les politiques en matière de drogue. Depuis la fin du XXe siècle, l’unanimisme qui soutenait le modèle prohibitionniste et la « guerre contre la drogue » a commencé à se fissurer. Dans les coulisses du dernier UNGASS à New-York au printemps 2016, l’éclatement du consensus ne faisait plus de doute : un changement de paradigme en matière de politique internationale drogue au cours des prochaines années est devenu pour la première fois un scénario réaliste.
L’ensemble des Etats membres des Nations Unies ont souscrit à un système de contrôle international des drogues dont les règles sont dictées par la Convention unique de l’ONU sur les Stupéfiants de 1961 et par deux traités complémentaires sur les stupéfiants signés en 1971 et en 1988. Ces conventions ont gravé dans la pierre un paradigme prohibitionniste et punitif qui s’est construit et renforcé progressivement au cours du XXe siècle, principalement sous l’impulsion des Etats-Unis, et a engendré, avec quelques nuances sur la surface du globe, un modèle de politiques publiques fortement axé sur la répression policière (et, dans certaines régions du monde, militaire) pour faire face au « problème » des drogues.
Techniquement, le contenu de la Convention unique de 1961 vise un double but : d’une part, assurer un accès légal suffisant aux stupéfiants pour le marché licite pharmaceutique et pour l’expérimentation scientifique et, d’autre part, empêcher la production, le commerce et l’usage des stupéfiants à des fins non médicales ou non scientifiques. C’est sur ce second objectif – éliminer le marché illicite en s’appuyant sur une stricte prohibition des drogues, en privilégiant des mesures visant l’éradication de l’offre (production et trafic) – que les nations ont concentré leurs efforts. Cette approche repose sur la croyance partagée que la répression est la meilleure manière d’éliminer ou de minimiser les problèmes causés par les drogues. Le système onusien compte aussi sur la crainte de la sanction pour freiner voire éradiquer la demande : la consommation est également considérée comme une infraction criminelle et le but est donc de forcer les usagers de drogue à cesser de consommer et de dissuader les consommateurs potentiels. Relativement marginal dans la convention de 1961, l’accent mis sur l’interdiction de l’usage des drogues est renforcé dans le traité de 1988, dans lequel les mesures contre la consommation (et les consommateurs) deviennent beaucoup plus centrales. Toujours dans la même logique prohibitive, les traités interdisent la production et l’usage traditionnels ou religieux des trois plantes classifiées dans le tableau I (celui des substances considérées comme les plus dangereuses) : le cannabis, la feuille de coca et le pavot à opium.
Institué par les conventions et donc gardien du système, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC, pour son sigle en anglais), dont le siège se trouve à Vienne, est probablement l’agence des Nations Unies la plus notoirement axée sur une approche répressive. Son organe directeur, la Commission des Stupéfiants (CND), composée de représentants de 53 Etats membres, décide de la politique internationale en matière de drogue et oriente les programmes que UNODC est chargée de mettre en œuvre. La CND est assistée dans sa tâche par l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (INCB) dont le rôle est de contrôler l’application des traités par les Etats.
Dans les faits, l’INCB, qui jouit d’une relative indépendance, agit comme un « chien de garde » qui surveille les Etats et maintient une forte pression afin de protéger le système de contrôle international des drogues et de maintenir la ligne prohibitive et punitive qui en est l’épine dorsale. Certes, les Etats disposent d’une marge de manœuvre dans l’interprétation et la mise en œuvre des traités sur les stupéfiants, mais celle-ci demeure très étroite. Cette marge de manœuvre explique par exemple qu’un pays comme la Suisse a pu ouvrir des centres d’injection supervisée d’héroïne, alors que l’Iran inflige la peine de mort dans des cas de possession de stupéfiants. Toutefois, si les traités permettent une certaine flexibilité quant à la possession et la consommation de drogues ainsi que certaines mesures de santé publique, ils interdisent strictement toute forme de production et de commercialisation des substances illicites à des fins non médicales et non scientifiques.
L’influence de Washington sur l’ensemble du régime international de prohibition des drogues a été prépondérante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les traités ont constitué un cadre légal international propice au déploiement de la « guerre contre la drogue » dont les Etats-Unis ont été non seulement pionniers sur leur territoire national dès les années 1970, mais également le fer de lance au niveau international au travers d’une politique étrangère résolument orientée sur la lutte contre le narcotrafic. La tolérance zéro dictée par Washington et relayée par UNODC, et également la crainte de subir des sanctions politiques ou commerciales ont, jusqu’à une période récente, freiné et souvent dissuadé des Etats désireux d’explorer de nouvelles voies en matière de politique des drogues.
En 1998 à New-York, lors de la Session Spéciale de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur les Drogues (UNGASS), la communauté internationale affiche un soutien sans faille au régime prohibitionniste et punitif. Réunis sous le slogan « Un monde sans drogue : nous pouvons y arriver ! », les Etats membres s’engagent alors à éliminer, ou en tout cas réduire massivement, la production de coca, cannabis et opium dans le monde et à diminuer drastiquement la demande d’ici 2008.
En 2009, à l’occasion du processus de bilan des résultats obtenus pendant la décennie écoulée, cette perspective est réaffirmée, mais des signes montrent que l’unanimisme commence de se fissurer. Certains Etats osent prendre la parole pour reconnaître l’évidence : ni l’offre, ni la demande de drogues n’ont diminué et les objectifs de l’UNGASS n’ont manifestement pas été atteints.
Surtout, plusieurs nations, sans prendre le risque de se retirer des traités, ont commencé dans les années 2000 à dévier de façon significative de la ligne de tolérance zéro qui avait prévalu jusqu’à la fin du XXe siècle1. Devant l’inefficacité criante du « tout répressif », et face à de gravissimes situations de crise de santé publique liées à la consommation de drogue – morts par overdoses et épidémie de VIH, entre autres – un nombre croissant de pays commencent à appliquer des mesures de réduction des risques (harm reduction), en suivant l’exemple d’une poignée de pionniers comme la Suisse qui avaient ouvert la voie dans les années 1990 déjà. En 2001, le Portugal est le premier pays à tourner le dos à l’approche punitive face à la consommation, en dépénalisant la possession de toutes les drogues pour usage personnel et en mettant en œuvre un vaste programme sanitaire au bénéfice des personnes toxicodépendantes. Ces politiques innovantes, qui inaugurent une approche de santé publique en faveur des consommateurs, de même que l’expansion de régimes de tolérance face à la possession de cannabis, occasionnent de vives tensions au sein de la CND à Vienne. Malgré les réactions hostiles des tenants de la ligne dure, comme les Etats-Unis et la Russie, qui condamnent les mesures de réduction des risques et crient à la violation des traités, la (lente) transformation du régime est désormais amorcée.
On peut imaginer que les livres d’histoire retiendront la période de 2009 jusqu’à l’UNGASS 2016 comme celle d’un tournant dans le régime international de contrôle des substances illicites. Même si le contenu des conventions internationales reste pratiquement inchangé, la discussion est désormais ouverte. En quelques années à peine, le débat sur les politiques des drogues a été propulsé sur le devant de la scène internationale, reconnu désormais comme l’un des grands défis contemporains en matière de gouvernance globale. Nous retiendrons ici trois facteurs principaux qui expliquent ce point d’inflexion historique :
1. La mobilisation des élites en faveur de la réforme des politiques des drogues. En 2009, la Commission latino-américaine sur les drogues et la démocratie2, comprenant trois anciens Chefs d’Etat, lance un cri d’alarme et dénonce l’échec de la « guerre contre la drogue » et ses conséquences dévastatrices. Cet appel à un changement de paradigme en matière de drogues a ouvert une brèche sans précédent dans le débat international et, dans un deuxième temps, a donné naissance à la très influente Commission Globale sur les Politiques des Drogues réunissant d’anciens chefs d’Etat et des leaders du monde intellectuel et entrepreneurial3. La Commission Globale a apporté une grande légitimité morale et politique au combat du mouvement social international pour la réforme des politiques des drogues, qui s’est fortement renforcé au cours des dernières années. Avant et après UNGASS 2016, un nombre croissant de personnalités jouissant d’une très grande autorité intellectuelle ou scientifique se sont prononcées en faveur d’une réforme – et de plus en plus ouvertement en faveur de la régulation légale de toutes les drogues –, entraînant le ralliement de plusieurs grands médias internationaux4.
2. L’alliance des Etats favorables au changement. Grâce à l’alliance de trois gouvernements en exercice – celui de la Colombie, du Guatemala et du Mexique – l’ONU a accepté d’organiser un UNGASS supplémen- taire en 2016, alors qu’il n’était prévu qu’en 2019. Depuis quelques années, les nations qui dénoncent l’échec du modèle prohibitif sont de moins en moins isolées. Avant l’UNGASS 2016, les pays « progressistes » du Sud et du Nord ont multiplié les contacts et concertent aujourd’hui, de façon croissante, des stratégies communes pour parvenir à un changement du système. Bien que cette alliance n’en soit qu’à ses prémices et que les divergences de fond restent importantes au sein des « réformateurs », on peut s’attendre à une consolidation de ce front en vue du prochain UNGASS.
3.La légalisation du cannabis non médical et autres initiatives en rupture avec les traités. La légalisation du cannabis à des fins dites « récréatives » a été un coup de tonnerre dans le système international de contrôle des drogues. Qui eût cru que cette violation patente des traités onusiens aurait lieu de façon pionnière sur le sol américain, où plusieurs Etats ont, depuis 2012, légalisé le cannabis à usage non médical et non scientifique ? Placé dans une contraction inconfortable, Washington a perdu sa légitimité à jouer au policier international en matière de tolérance zéro face à la drogue. Ainsi, en 2013, le premier pays au monde à légaliser la production, la vente et la consommation de cannabis, l’Uruguay, n’a pas dû affronter les sanctions auxquelles on aurait pu s’attendre. A cela s’ajoute la défection sans précédent de la Bolivie, premier pays à se retirer de la Convention unique en 2012, avant d’être réintégré avec une réserve lui permettant de légaliser l’usage traditionnel de la feuille de coca. Actuellement, le Canada a déjà annoncé son intention de légaliser le marché du cannabis et d’autres Etats évoquent déjà la possibilité d’étendre la régulation à d’autres drogues.
Malgré un système fortement ébranlé au cours des dernières années, le grand changement qui semblait pouvoir s’opérer lors de l’UNGASS 2016 n’a pas eu lieu. Le consensus autour de la doctrine prohibitionniste est aujourd’hui manifestement rompu, mais l’inertie qui protège le statu quo au sein du système international demeure extrêmement forte. Aux yeux de nombreux analystes, le changement global en matière de politiques des drogues ne viendra pas d’abord par un changement des traités, mais bien par une période d’expérimentations novatrices lancées par des villes, des Etats, des régions ou des collectifs – autant d’initiatives qui vont vraisemblablement continuer de fleurir dans différents contextes politiques et culturels sur la surface du globe. Espérons que les leçons tirées de cette myriade d’initiatives permettront, à moyen terme, la mise en place d’un système international axé sur la régulation, les droits humains et la santé publique, et non sur la prohibition et la répression.