décembre 2012
Erich Fehr (Maire de Bienne)
Prévention, thérapie, réduction des risques et répression : tels sont les quatre piliers de la politique suisse en matière de drogue. Cette politique a été mise en place à la suite des scènes ouvertes du Platzspitz et du Letten à Zurich. Qui ne se souvient pas de ces images choquantes et insoutenables à la télévision ? La situation a contraint les milieux politiques à trouver une réponse au problème de la toxicodépendance. Toutes les villes qui se sont ralliées à la politique des quatre piliers ont pu fermer les scènes ouvertes, voire prévenir leur apparition. A mon avis, un tel succès justifie à lui seul la mise en œuvre de cette politique pragmatique, qui a par ailleurs permis d’améliorer sensiblement les conditions sanitaires des toxicodépendants.
Bienne n’a heureusement jamais connu de scène ouverte à ce jour. Mais c’est pour moi d’abord le reflet d’une mise en œuvre cohérente des quatre piliers, matérialisée par la mise à disposition d’offres appropriées. Le pivot de notre politique en matière de drogue est le Cactus, local d’injection qui permet aux toxicodépendants de s’administrer leurs doses en toute sécurité, ce qui leur évite divers facteurs de stress, dont la constante nécessité de consommer en cachette et le risque permanent d’être poursuivis par la police. L’existence d’un local officiel permet aussi de dissimuler la déplaisante vision de la consommation de drogue et de renforcer ainsi le sentiment subjectif de sécurité parmi la population. Le canton de Berne a fait de la mise à disposition d’offres appropriées pour les toxicodépendants une tâche cantonale, dont la réussite passe par la collaboration avec les autorités locales, qui connaissent bien la situation sur le terrain.
Lorsque, voici une quinzaine d’années, Bienne admet la nécessité de créer un local d’injection, l’idée d‘une sorte de « lieu de vie » pour les marginaux et les personnes souffrant d’addiction fait son chemin. Constatant qu‘une partie de ces personnes seraient aussi appelées à utiliser le local d’injection, la ville de Bienne et le canton de Berne décident de coupler ces deux horizons d’attente et d’y trouver conjointement une réponse. La ville de Bienne acquiert un établissement de restauration qu’elle confie à une association (Le Yucca), chargée à la fois d’exploiter le restaurant et d’en faire un lieu d’accueil pour marginaux. Cet établissement à prix modérés vise la mixité de la clientèle : sa mission consiste à accueillir tous les clients, toxicodépendants ou non. Ce bistrot social parvient certes à séduire le principal groupe cible, mais l’objectif initial d’autofinancement n’a jamais été atteint et la mixité de la clientèle demeure assez faible. Pourtant, le canton de Berne et la ville de Bienne restent convaincus de l’effet positif de ce lieu d’accueil au point d’accepter à plusieurs reprises d’en augmenter les subventions, afin de permettre à l’établissement de poursuivre sa mission, c’est-à-dire d’offrir aux personnes marginalisées un lieu de vie convenable tout en soulageant l’espace public.
Installé au premier étage de l’établissement, le local d’injection est exploité par Réseau Contact, mandaté et financé par le canton de Berne. Très vite, on constate une progression notable de l’état de santé des toxicodépendants. Dans certains cas d’addiction sévère, on note même une stabilisation, voire une restauration de l’état de santé telle que certains se voient confier des tâches simples, par exemple l’entretien des abords du bistrot social et du local d‘injection. Les effets positifs sont toutefois battus en brèche par l’effet magnétique que cette institution exerce sur bon nombre de marginaux au-delà des frontières biennoises, en l’absence d’offres similaires dans d’autres régions. Victimes de leur succès, le bistrot social et son local d’injection sont régulièrement pointés du doigt par la classe politique. Consciemment ou inconsciemment, ces deux institutions sont alors perçues comme une seule et même entité et en sont réduites au rôle de bouc émissaire, alors que l’une n’a jamais vraiment pu rallier l’aile droite et que l’autre bénéficie d’un large consensus à travers tout l’échiquier politique. Ce nonobstant, il s’est toujours trouvé une majorité politique pour défendre la pérennité des deux institutions.
Au fil du temps, la clientèle du Yucca a évolué et les nouveaux usagers se comportent avec beaucoup moins de respect que leurs prédécesseurs, n’hésitant pas à faire usage de la violence, même envers le personnel, et allant jusqu’à bafouer les règles de comportement les plus élémentaires qui constituaient auparavant la base du fonctionnement de ce lieu de rencontre pour marginaux. L’association Yucca et les collaborateurs du bistrot social doivent finalement se rendre à l’évidence : il n’y a malheureusement plus d’autre option que de fermer l’établissement. Le Conseil municipal décide donc de déplacer le local d’injection Cactus et de fermer le bistrot social. Dans l’intervalle, la Municipalité opte pour un immeuble approprié au sud-est de la gare de Bienne dans lequel le local d’injection – rebaptisé Cactus+ – pourra être transféré au cours de l’année à venir. Le signe « + » signifie que le nouveau local d’injection disposera d’une zone d’accueil extérieure protégée (fonction assurée auparavant par le restaurant) avec un accès strictement réglementé. Ce concept a été accepté par l’ensemble de la classe politique biennoise et personne n’a remis en question le fondement même de l’existence du local d’injection lors de la communication de la décision par le Conseil municipal en automne 2012, en pleine période de campagne électorale.
L’utilisation du local d’injection par des toxicodépendants venus d’ailleurs a toujours été une question litigieuse. De par son subventionnement cantonal et son implantation urbaine, il est logique de l’ouvrir à tous les usagers domiciliés dans le canton de Berne, et pas seulement aux seuls Biennois. Mais l’accès au Cactus a toujours été barré aux ressortissants d’autres cantons, notamment aux visiteurs de Suisse romande, dont la situation de prise en charge et d’encadrement est beaucoup moins bonne, étant donné l’absence quasi totale d’offres similaires en terre romande – contrairement à la Suisse alémanique. Il s’agit là d’une situation insupportable, eu égard à la politique fédérale des quatre piliers. Elle est d’autant plus intolérable que les ressortissants des cantons romands limitrophes qui viennent à Bienne et qui se voient barrer l’accès au local d‘injection en sont réduits à fréquenter le bistrot social et finissent tôt ou tard par consommer de la drogue sur la voie publique. A Bienne, le constat est sans appel : une bonne partie des personnes à l’origine des nombreux problèmes liés au bistrot social proviennent de Suisse romande, ce qui s’explique par l’insuffisance, voire l’absence d’implantation de la politique des quatre piliers sur sol romand. En n’appliquant pas la législation fédérale en matière de drogue, les cantons romands refoulent injustement le problème de la toxicodépendance vers l’est. Bienne, ville bilingue, est particulièrement touchée par ce phénomène, car nous sommes la cité la plus occidentale de notre pays à avoir concrétisé rigoureusement les dispositions fédérales en la matière. Bienne n’est pas en mesure de porter plus longtemps ce lourd fardeau contre son gré – et est encore moins disposée à le faire.
Certes, le trafic de stupéfiants doit être réprimé et la consommation de drogues doit être clairement réglementée, d‘abord pour empêcher ou au moins réduire toute forme de préjudice à la collectivité. Mais je pense aussi qu’il est illusoire de croire à une répression pure et simple de la consommation de drogues. A ma connaissance, il n’existe pas un seul phénomène social dans toute l’histoire de l’humanité qui ait pu être éliminé par la répression. J’en veux pour preuve la prohibition des années 1920 en Amérique : terreau de la mafia, elle n’est pas parvenue pour autant à éradiquer la consommation d‘alcool. Même si je plaide en faveur d‘une application cohérente de la politique des quatre piliers, loin de moi l’idée que la mise à disposition de possibilités de consommation protégées soit politiquement suffisante. Une telle mesure ne suffit qu‘à améliorer la situation sanitaire des personnes de toute façon toxicodépendantes, et à protéger le public. Il faut aussi mettre l’accent sur les mesures de prévention – en particulier auprès des adolescents et des jeunes adultes – dont l’objectif essentiel est de dissuader ces groupes cibles de se mettre à consommer de la drogue.
En guise de conclusion, j’aimerais ajouter encore quelques réflexions sur l’implantation des locaux d’injection. Il n’y a pas de lieu idéal pour ce type d’institution. Mais si l’on veut qu’il soit accepté et fréquenté par les toxicodépendants, il vaut mieux choisir un site relativement bien centré, assez facile à atteindre, ni trop exposé, ni trop isolé, mais offrant malgré tout une certaine discrétion aux visiteurs. Il me semble aussi que l’on ne devrait jamais choisir un emplacement « pour l’éternité ». Une durée assurée de dix à quinze ans paraît optimale, mais un déplacement périodique permet aussi aux quartiers concernés de se régénérer après une mise à contribution plutôt intensive. D’ailleurs, l’expérience montre que l’opposition est moins marquée si la solution présentée est un provisoire à long terme plutôt qu’un scénario définitif.
Je sais bien que notre politique pragmatique en matière de drogue ne résout pas tous les problèmes, mais je reste convaincu qu’une stratégie faisant fi, peu ou prou, des « quatre piliers » débouche sur une situation beaucoup plus grave encore. Bien sûr, nous n’échappons pas à la critique à Bienne et notre politique en matière de drogue rencontre des résistances, mais l’absence de scène ouverte et la nette amélioration de l’état de santé des toxicomanes durant ces quinze dernières années constituent à mes yeux une preuve suffisante pour affirmer que nous sommes sur la bonne voie. Je souhaite donc que cette voie soit (enfin) appliquée dans tous les cantons et que les toxicodépendants ne soient plus indignement refoulés pour des raisons de domicile. Je tiens également à remercier du fond du cœur les collaboratrices et collaborateurs des institutions Cactus et Yucca de leur fidèle engagement au quotidien – parfois dans des conditions extrêmes – au chevet des toxicodépendants. La société ne devrait jamais oublier que nous pâtirions bien davantage de la consommation de drogues et de ses dommages collatéraux si ces institutions et leurs acteurs n’existaient pas.