juin 2011
Philip Nielsen, Philippe Beytrison et Marina Croquette Krokar, Fondation Phénix
La thérapie dans sa compréhension classique est souvent perçue comme un espace confidentiel et de libre adhésion. A Genève, comme ailleurs en Suisse – et probablement en Europe occidentale – le suivi psychothérapeutique des adolescents est souvent configuré autour d’un setting individuel dans lequel le jeune fait une démarche volontaire. La participation parentale, si présente, est souvent périphérique, prenant la forme de séances d’information, de bilan et de soutien psychoéducatif.
Or, le constat des cliniciens œuvrant dans le domaine des addictions à l’adolescence semble largement partagé: premièrement, plus certains jeunes vont mal, moins ils demandent de l’aide et plus ils s’éloignent des institutions sociales et de santé. Deuxièmement – et peut-être non sans lien – dans la quasi-totalité de ces situations, c’est un adulte qui fait la demande de soins pour le jeune. Si le thérapeute souhaite accéder à la population qui en a le plus besoin, il se doit donc de sortir de sa zone de confort définie par une clientèle se profilant dans une démarche d’aide librement consentie et volontaire. La contrainte devient une donnée incontournable (Coenen et al. 2010).
La source de référence ne donne pas nécessairement d’indication sur le degré de contrainte: Si le mandat judiciaire constitue clairement un élément de contrainte – visible et officiel – il en existe d’autres moins objectivables, parfois subtilement induits par l’école ou les parents. Aussi, une contrainte endogène peut également jouer son rôle: un jeune qui souffre de sa consommation excessive de drogues et n’arrivant pas à s’en défaire seul. Les sources de contraintes sont donc multiples et proviennent tant de l’extérieur que de l’intérieur du sujet.
Certaines recherches montrent que le statut du traitement – imposé ou non – n’a aucune influence sur l’issue de celui-ci en termes d’efficacité (Schaub et al., 2010, Wild, Cunningham et Ryan, 2006): il n’est ni frein, ni moteur et constitue donc une variable non significative. Par contre, un mandat de traitement judiciaire est un puissant facteur d’accès à une frange de population en difficulté qui ne consulterait probablement pas sans la contrainte de soin.
Les approches familiales/systémiques montrent une efficacité comparative particulière dans le traitement des jeunes à problèmes d’addictions et/ou de délinquance (Bischoff et al., 2009). A ce jour, la systémique a 27 études contrôlées randomisées à son actif dans le domaine des jeunes avec problèmes d’addictions et/ou de délinquance (Von Sydow et al., 2007), dont 25 mettent en évidence une efficacité accrue de l’approche systémique à baisser les symptômes principaux et les problèmes concomitants comme les mauvais résultats scolaires, les conflits familiaux ou encore les activités antisociales.
L’un des facteurs liés au traitement le plus influent sur son efficacité semble être la qualité de l’alliance entre thérapeute et patient (Lambert, Barley, 2002). En effet, «les recherches montrent de façon constante qu’une alliance positive est le prédicteur de succès le plus fiable en psychothérapie.» Kuenzli (2010) et Pauzé (2010) suggèrent en outre que «la qualité de la relation thérapeutique (…) ne dépend que très partiellement des techniques et des théories du thérapeute. Elle dépend plutôt de son habileté à s’allier avec chacun des membres de la famille.» Le défi du thérapeute est donc d’établir une solide alliance avec le jeune contraint par le juge, mais également avec les parents – système encadrant naturel du jeune (Beytrison, 2010), l’école ou toute autre personne significative.
Plusieurs auteurs (Liddle, 2009; Hardy, 2001; Segond, 2008; Seron et Wittezaele, 2009) ont traité de ce thème central, nous amenant à repenser notre posture face à cette sous-population de jeunes que Gaillard (2009) nomme – non sans humour – les «mutants radicaux». Nous entrons en scène dans une relation définie a priori comme «non engagée» selon la déclinaison de Cabié et Isebeart (1997).
Le thérapeute prend appui sur le juge sans s’y substituer : Nous rejoignons les auteurs précités qui soulignent l’importance de ne pas confondre mandant (le juge) et mandataire (le système thérapeutique). Il s’agit d’organiser le système de sorte que les finalités entre non seulement l’autorité judiciaire et l’équipe soignante (Hardy, 2001) mais aussi le jeune et sa famille – donc au total 4 entités – convergent a minima. Ces finalités sont définies par quatre thématiques récurrentes:
Le défi de l’engagement en thérapie :
A l’instar de Liddle et Rowe (2006), nous partons du principe que a) le jeune n’est pas motivé pour entrer en thérapie, et b) les parents sont découragés par leur jeune. Sa première tâche est donc de prendre l’initiative d’appeler les membres de la famille dès réception du mandat, sans attendre qu’ils ne le fassent. Autrement dit, la réussite de l’engagement en thérapie dépend aussi de l’engagement du thérapeute.
Le thérapeute est l’allié du jeune mais non son complice : La position complémentaire haute adoptée par le thérapeute contribue à en faire le bras exécutif du juge aux yeux du jeune. Au contraire, nous nous présentons comme un porte-parole du jeune à l’égard des adultes encadrants. La motivation initiale du jeune étant souvent la clôture de son dossier judiciaire, nous utilisons cette piste pour lui dire que nous pouvons l’y aider et explorons avec lui les attentes que le juge peut avoir à son égard. Ainsi, le jeune se met à raconter lui-même le menu de la thérapie et à en énumérer les objectifs. Le thérapeute doit évidemment se garder de faire de fausses promesses. Cela étant, depuis la mise en route du protocole de collaboration dont il sera question plus loin, la parole du thérapeute dans l’espace judiciaire a pris une place significativement plus importante et contribue donc dans bien des cas à ce que le juge classe effectivement le dossier du jeune.
Le thérapeute s’affilie à la détresse des parents afin qu’ils prennent ensemble les commandes du système thérapeutique: Le thérapeute se positionne en partenaire horizontal à l’égard des parents tout en ajoutant que sans leur aide il ne pourra avancer que très difficilement dans la thérapie de leur jeune. Leur engagement et position nouvelle à l’égard du jeune aura un impact déterminant sur le processus thérapeutique (Nielsen, Samaniego et Simond, 2003), et, plus loin sur l’avenir de leur enfant. Si un tel accent est mis sur les éléments relationnels intrafamiliaux, c’est qu’en termes d’impact protecteur face aux effets délétères de la consommation massive de drogues, la proximité émotionnelle entre membres de la famille compte probablement parmi les facteurs de protection les plus influents (Aschery, Robertson et Kumpfer, 1998; Burkhart, 2009).
2007: constats initiaux.
Côté juges:
Côté thérapeutes:
2008: Mise en action du protocole de collaboration
Plusieurs séances de travail entre les juges du Tribunal des Mineurs et les responsables de la Consultation Adolescents ont lieu jusqu’à fin 2007. La version définitive du protocole est signée en février 2008. Ses objectifs sont principalement: l’optimisation de l’engagement des jeunes en thérapie; l’augmentation de la rétention en traitement et la clarification et intensification de la collaboration Tribunal – Centre de traitement. Dès lors que le juge ordonne un traitement (article 14 Code Pénal Suisse des Mineurs), le jeune et ses parents sont informés des éléments que le thérapeute lui rapportera:
Ces informations sont communiquées tous les six mois. En dehors de ces échéances, le juge s’appuie sur le principe «pas de nouvelles, bonnes nouvelles». De son côté, le soignant informe le juge si la thérapie n’a pas pu débuter, si la fréquence des absences la met en péril ou si le traitement n’est pas adapté au jeune.
Le thérapeute peut si nécessaire solliciter une table ronde au tribunal, participer aux jugements et autres audiences et préaviser des options médico-légales à prendre en fonction de l’évolution de la situation.
2011: bilan intermédiaire après 36 mois de collaboration
Depuis l’entrée en vigueur du protocole en février 2008, 159 jeunes ont été envoyés par ordonnance à la Consultation Adolescents; 96% ont démarré le traitement.
Une analyse plus poussée est en cours pour le sous-groupe randomisé dans le cadre de la recherche INCANT (International Cannabis Need for Treatment, Nielsen et Croquette Krokar, 2006; Nielsen et Croquette Krokar, 2010). Il s’agira de voir s’il y a une différence statistiquement significative entre le groupe de jeunes «volontaires» et celui «ordonnés» sur toutes les mesures effectuées avant, pendant et 12 mois après le début de traitement. Ce qui est possible d’affirmer pour l’ensemble des jeunes suivis depuis l’entrée en vigueur du protocole est qu’il n’y a pas de différence entre les deux groupes en termes de rétention en traitement. L’optimisation de l’engagement en traitement est flagrante puisque la quasi-totalité des jeunes orientés par la justice démarrent le traitement à Phénix. Enfin, la disponibilité des juges est accrue et nous avons pu instaurer un réel partenariat de concertation. Nous en voulons pour preuve leur grande disponibilité: il est actuellement possible d’organiser une table ronde au Tribunal dans un espace de 10 jours; parfois moins en cas d’urgence.
Reste l’épineuse question de l’adéquation du traitement, notamment pour certains jeunes à comportements antisociaux, de prise de risque et de rupture de tout genre. Le cadre ambulatoire a de la peine à les contenir, malgré un rythme intense de sessions thérapeutiques et une grande sollicitation des parents et de la famille. Il serait intéressant d’affiner la procédure de décision et d’indication dès la première audience au Tribunal.
L’accès à ces jeunes avec des problématiques à cheval entre les addictions et les délinquances pose la question de l’infrastructure institutionnelle et l’organisation de l’équipe de soins. En effet, une prise en charge ambulatoire à haute intensité semble s’imposer pour bon nombre de situations. Cela nécessite du coup un travail d’équipe tout aussi intense et la présence d’un superviseur, membre aussi de l’équipe; à l’image de certains centres de soins aux Etats-Unis. Nous avons recours aux structures résidentielles – foyers, hospitalisations ou maisons de détention pour mineurs – dans ces cas. L’harmonisation de la prise en charge est nécessaire, en particulier en ce qui concerne le travail familial, trop souvent laissé en suspens du moment que le jeune est éloigné des siens.
La libre adhésion demeure au cœur de notre démarche. Au-delà des questions de techniques thérapeutiques les enjeux éthiques restent actuels. Mais la libre adhésion nous semble avoir un statut bien précaire dans les problématiques des addictions et il nous semble aujourd’hui qu’elle constitue en quelque sorte la fin du voyage thérapeutique que nous entreprenons avec les personnes qui nous consultent; le début du voyage étant souvent défini par la dépendance, la nécessité et donc la contrainte à visages multiples.