juin 2011
Christophe Mani, directeur opérationnel de la FASe Guy Musy, responsable secteur TSHM, FASe
La Fondation genevoise pour l’Animation Socioculturelle (FASe) a pour mission de favoriser et d’entretenir la cohésion sociale sur le canton de Genève. Grâce à des actions socio-éducatives, socioculturelles et associatives menées par les centres et les équipes hors murs, la fondation répond aux besoins de la population en termes de rencontre, d’échange, de solidarité, de citoyenneté et de qualité de vie, dans un objectif général de prévention.
La FASe assure la mise à disposition des ressources en personnel pour les 43 centres de loisirs, maisons de quartier, jardins Robinson et terrains d’aventures du canton (ci-après centres), pilote 12 équipes de travail social hors murs. Elle gère l’unité d’assistance personnelle pour mineurs en situation de condamnation pénale. Elle participe également à certaines actions spécifiques, comme l’intégration de jeunes arrivants pour le Service des classes d’accueil et d’insertion.
Le modèle d’intervention précoce repose sur 4 phases: promotion d’un environnement favorable, repérage, évaluation, prise en charge 1. L’intervention précoce a pour objectifs de mettre en place, dans une communauté, les meilleures conditions pour favoriser la santé et le bien-être, comme de repérer dans les meilleurs délais des jeunes en situation de vulnérabilité, à qui il est nécessaire d’apporter soutien ou prise en charge.
De nombreuses activités développées au sein de la FASe, en partenariat avec le monde associatif et les communes, sont dédiées à la promotion d’un contexte communautaire favorable. Les actions développées avec les enfants, pré-adolescents, adolescents et jeunes adultes par les centres et les équipes de travailleurs sociaux hors murs (ci-après TSHM) favorisent la mise en place d’un cadre global de prévention permettant d’agir sur le lien social, dans l’objectif d’éviter la rupture de ce lien et de prévenir la dégradation des situations personnelles ou sociales.
Les actions d’animation en centres, l’accueil libre, Sport pour tous 2 , les petits jobs, les centres aérés, les camps ou encore les tournées de rue sont autant d’activités supports qui permettent d’offrir aux jeunes des possibilités de se confronter à leurs potentiels et difficultés, d’observer les situations de vulnérabilité et de favoriser les orientations et les soutiens les plus adéquats possibles.
C’est dans ce quotidien partagé que le professionnel va observer, être garant, porter attention, comprendre. C’est cette attitude de vigilance qui va l’aider à repérer des situations de fragilité ou de souffrance. C’est au quotidien que se construit le contact, que se noue le lien de confiance qui va permettre de porter une attention soutenue à l’enfant ou au jeune.
Cette prise de contact se décline en partie différemment lorsqu’il s’agit d’aller à sa rencontre dans la rue. Il est d’autant plus nécessaire de se donner du temps, de ne pas se montrer intrusif, pour réussir à établir progressivement la relation.
La FASe participe à des projets comme retarder l’âge de la première consommation d’alcool. Ce projet se réalise en collaboration avec la Fédération genevoise de prévention de l’alcoolisme (FEGPA), dans l’objectif de mettre en œuvre un programme d’action avec les communes. La stratégie se base sur la méthode de l’intervention précoce qui a été développée par Radix (centre de compétences suisse en promotion de la santé et prévention) et soutenu par l’Office fédéral de la santé publique.
En s’appuyant sur des concepts pédagogiques et psychologiques permettant d’aborder de manière différenciée les problèmes de certains jeunes et de leur apporter un soutien adéquat le plus tôt possible, tout en s’engageant pour favoriser certaines mesures structurelles de promotion de la santé, la FASe est certainement une institution toute indiquée pour favoriser ce concept d’intervention précoce.
Quelles sont les limites de l’intervention précoce, notamment en termes de prescription de la part des autorités, ainsi que des difficultés de positionnement des animateurs socioculturels, en particulier de ceux qui ont la fonction de TSHM?
La situation semble se jouer différemment lorsque des jeunes fréquentent librement un centre et lorsque les TSHM vont à leur rencontre pour établir le lien que lorsqu’il surgit un problème sur l’espace public et qu’il existe dès lors une attente de la part des autorités, notamment de régler les problèmes posés par un groupe de jeunes. Cela pose la question de l’intention qui se situe derrière l’action. Celle-ci est-elle construite pour apporter de l’aide aux jeunes ou pour régler des problèmes posés par les jeunes ?
Cette donnée de base induit un certain nombre de difficultés de positionnement des animateurs et travailleurs sociaux hors murs dans cette perspective d’intervention précoce.
Voici quelques risques qui y sont liés:
Pression du politique et du contexte local
Agir sur l’environnement prend du temps. Pourtant, les autorités demandent souvent aux travailleurs sociaux d’agir rapidement, voire dans l’urgence, pour faire face aux problèmes posés par les jeunes et que les résultats soient immédiatement visibles.
Politique sécuritaire aidant, le fantasme, voire l’attente concrrète, de certains représentants des autorités, peut être que l’intervention précoce devienne une méthode de recensement de tous les jeunes d’un quartier ou d’une commune qui «dérangent ». Le risque existe qu’un outil résolument tourné vers l’aide aux personnes en difficultés devienne un outil très intrusif de contrôle social.
De plus, lorsqu’une mairie demande à une équipe de travailleurs sociaux de s’enquérir de la situation de certains jeunes, ce n’est pas uniquement par souci sécuritaire, mais aussi par réel intérêt concernant la situation de ces jeunes et en vue de leur apporter une aide, le cas échéant.
Dans le même registre, les travailleurs sociaux sont mis (ou se mettent) souvent dans une situation de sauveurs: on attend d’eux qu’ils agissent, qu’ils proposent et trouvent des solutions, dans une dynamique notamment influencée par ce caractère d’urgence.
On peut aussi leur demander de «donner des noms », après un événement particulier. Ce type d’attente peut aussi influencer la difficulté du travailleur social à se positionner, tant vis-à-vis des autorités que vis-à-vis du jeune.
Comment se situer en tant que travailleur social dans les enjeux contradictoires que peuvent être la réponse aux besoins des jeunes face aux attentes et inquiétudes des adultes ? Le risque de glissement de la mission est bien présent et la vigilance doit être constante, autant chez les autorités que chez les TSHM.
Peut-on encore parler d’intervention précoce en de telles situations ? Selon la situation, on peut se situer bien loin du fait d’agir sur un environnement donné et porter attention à l’autre, ce qui permet de faire du repérage.
Développer un concept se basant uniquement sur la notion de repérage au détriment de la promotion de l’environnement
Cette approche comporte aussi le risque d’oublier le premier élément mis en évidence dans la méthodologie de l’intervention précoce, à savoir les facteurs sociaux et environnementaux. On peut vite en faire abstraction pour ne désigner que des personnes et des comportements. Qu’en est-il, par exemple, de la désoccupation de nombreux jeunes, des ruptures dans une trajectoire de formation ou encore de la difficulté d’accès à la formation ? A l’évidence, il ne suffit pas de repérer les jeunes en vue de les orienter, il faut également favoriser un travail structurel au niveau du contexte économique qui, aujourd’hui, ne génère pas suffisamment d’emplois et donne l’impression au jeune de ne pas avoir sa place dans le système social existant.
L’animateur socioculturel est dans une recherche constante d’équilibre entre travail sur le contexte communautaire et le suivi direct du jeune. Il peut rapidement s’engouffrer dans le soutien au jeune, car les résultats sont plus rapidement visibles. Il est plus difficile pour lui d’évaluer la portée de son travail sur l’aspect contextuel.
Se focaliser sur la notion de repérage des jeunes en situation de vulnérabilité comporte également le risque de surprofessionnaliser l’espace social. Dans un contexte sécuritaire, les regroupements de jeunes deviennent une problématique en soi qu’il s’agit de traiter le plus rapidement possible. Les TSHM sont sollicités pour intervenir dès qu’un groupe de jeunes occupe l’espace public. Le travail d’immersion du TSHM est certes fondamental et il permet sans aucun doute de jouer un rôle important dans le repérage précoce de situations problématiques. Mais est-ce que tout l’espace social doit être professionnalisé ?
Les jeunes ont aussi besoin d’espaces libres, de lieux d’expressions, de faire des choses d’une manière autonome sans le regard ou le contrôle de l’adulte. Professionnaliser l’espace social fait courir le risque de glisser vers un formatage des codes sociaux et le contrôle social au détriment du bien-être des jeunes.
L’objectif de l’intervention précoce est d’apporter le bon soutien au bon moment pour éviter la rupture. Cela nécessite de centrer la démarche sur les réels besoins des jeunes, et non seulement sur les prescriptions des autorités ou les inquiétudes des adultes.
Risque d’étiquetage des situations de vulnérabilité et risque de stigmatisation à long terme
Ce risque d’étiquetage est peut-être un effet pervers de l’intervention précoce, en tous les cas un élément auquel il nous semble essentiel d’être très attentif; étiquetage d’un jeune, comme étiquetage d’un groupe de population, voire même d’un quartier tout entier, notamment via les repré- sentations médiatiques.
Ainsi, de la volonté de favoriser une intervention précoce pour faire face à certaines vulnérabilités, on peut voir poindre le risque d’une stigmatisation de jeunes en situation de vulnérabilité. Or, la stigmatisation a des effets souvent durables…
A une plus large échelle, il peut exister un côté stigmatisant simplement dans le fait de désigner une population cible. Ainsi, d’une intention très louable au départ, la situation pourrait se retourner contre les personnes, si toutes les garanties ne sont pas prises en insufflant une démarche de ce type. C’est particulièrement vrai au niveau des interventions collectives.
Pour éviter cet écueil, il est important de ne pas enfermer les travailleurs sociaux dans la situation de devoir légitimer leur fonction par la nécessité d’aborder les jeunes sous le seul angle de leurs problèmes et de devoir identifier ceux qui ne vont pas bien, afin de démontrer à la communauté et aux financeurs leur utilité. Au quel cas, ce seul regard sur une réalité peut en lui-même renforcer l’effet stigmatisant vis-à-vis des populations abordées. Le TSHM court plus de risques d’être enfermé dans ce rôle que l’animateur en centre qui est davantage légitimé à accueillir toutes les populations, indépendamment de leur vulnérabilité ou précarité.
Echange d’informations sensibles sur des situations à l’intérieur d’une commune, quartier, dans le cadre du travail en réseau
Quelles informations échanger avec qui et comment ? Le travail de réseau comporte certes de nombreux avantages, dont celui de coordonner collectivement les actions et de proposer des interventions concertées. Mais, il est nécessaire de poser des limites et un cadre. La déontologie professionnelle doit présider à ce travail d’échange d’information. Les informations échangées le sont-elles toujours dans l’intérêt du ou des jeunes ?
Le réseau peut rapidement devenir le lieu où tout doit se régler. Il doit exercer un repérage des situations d’urgence, régler les problèmes. La transmission d’information entre adultes est certes fondamentale, notamment lorsqu’un jeune est en réelle situation de danger. Mais est-ce que toute situation de ce type doit par définition faire partie des informations qui sont apportées dans un réseau ? Est-ce qu’il est utile pour le jeune et pour sa famille que chacun soit au courant de la situation ?
Les travailleurs sociaux peuvent être pris dans quelque chose qui les dépassent. Dans les communes, la proximité peut être difficile à gérer. De nombreuses informations sont échangées entre les services, de manière formelle et informelle. La possession d’informations données par d’autres peut devenir délicate à gérer, notamment parce qu’elle peut influencer le regard qui est porté sur le jeune.
Il n’est pas question ici de remettre en question les partenariats, mais on constate que, sur le terrain, il est parfois difficile d’en gérer les tenants et les aboutissants.
C’est ainsi que les animateurs socioculturels, en centre ou avec fonction de TSHM, peuvent se trouver pris dans des interrogations éthiques, qui mettent en évidence des questionnements d’ailleurs plus larges sur les limites d’intervention, en particulier dans le travail hors murs. C’est pourquoi, il est fondamental que des règles de collaboration très claires soient établies entre communes et FASe quant au rayon d’action du professionnel.
En mettant des animateurs socioculturels à disposition des communes, la FASe doit tout d’abord se positionner clairement vis-à-vis de ses partenaires, par rapport aux champs et aux limites d’intervention des professionnels. Elle a ensuite un rôle d’accompagnement pour aider les collaborateurs à renforcer leurs concepts d’intervention et pour les aider à ne pas tomber dans les écueils qu’ils peuvent rencontrer sur leur terrain professionnel, notamment liés aux attentes des multiples partenaires. Cela nécessite création ou renforcement de canaux de communication institutionnels, formation continue et travail de pratique réflexive.
Ainsi, nous ne pouvons que nous féliciter de l’existence de dispositifs efficients destinés à venir en aide à des jeunes en situation de vulnérabilité et de l’utilisation adéquate de la méthodologie de l’intervention précoce. Par contre, nous devons tout mettre en œuvre pour que le dispositif ne se retourne pas contre le jeune par les effets pervers qu’il peut produire.