juin 2021
Margaux Salvi-Délez (Addiction Suisse)
En mai 2020, Addiction Suisse mettait en garde contre une possible augmentation de l’usage problématique d’Internet en général ou d’activités spécifiques pratiquées en ligne (jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.) dans le contexte de la pandémie de Covid-19 1. Un usage problématique des écrans est associé à des symptômes qui évoquent ceux d’une addiction à une substance : prépondérance des activités en ligne sur les autres sources d’intérêt et obligations, perte du contrôle du comportement en ligne et poursuite de l’activité malgré des conséquences négatives. En Suisse, avant la pandémie, on estimait qu’entre 1 et 4 % des 15 ans et plus avaient un tel usage problématique, peu importe la ou les activités en ligne concernées 2. La tranche d’âge des 15-19 ans était la plus touchée (13,4 %). En outre, 4 % des 11-15 ans rapportaient une utilisation problématique des réseaux sociaux 3.
Avec la pandémie s’est posée la question : les adolescent·e·s ont-ils/elles augmenté leur usage problématique d’écrans durant le(s) confinement(s) ? Au-delà de données d’enquêtes pouvant répondre à cette question, cet article propose de considérer le point de vue des jeunes. Quelles ont été, durant ces 12 derniers mois et au gré des restrictions sanitaires, leurs préoccupations s’agissant de leur usage des écrans ? Ont-ils/elles vécu des difficultés particulières ? Pour y répondre, une brève analyse de questions et commentaires publiés par des jeunes sur le site ciao.ch a été réalisée. Ciao.ch est un site d’orientation, d’information et de soutien aux adolescent·e·s romand·e·s âgé·e·s de 11 à 20 ans. Ils/elles peuvent y trouver des articles thématiques, une plateforme de questions-réponses (les réponses sont apportées par des professionnel·le·s), un forum (autogéré par les jeunes), des outils interactifs et un carnet d’adresses.
Le site internet ciao.ch a connu une nette augmentation de son activité durant les mois de mars et d’avril 2020 (38 % d’utilisateur-trice·s, 25 % de questions posées et 82 % d’échanges sur le forum en plus), mais celle-ci est restée majoritairement liée à des interrogations adolescentes usuelles. Comme avant, elles se sont concentrées sur les questions de sexualité et de relations intra et inter-personnelles. La pandémie de Covid-19 n’est ainsi pas venue bouleverser le contenu des échanges sur le site. Des questions précises en lien avec la situation de semi-confinement sont certes apparues dans le forum et via la plateforme de questions-réponses, mais elles sont restées plutôt rares. Au lieu d’un nouveau problème en soi, le contexte de pandémie a plutôt péjoré les situations fragiles déjà existantes et complexifié la prise en charge des jeunes en situation de vulnérabilité.
Malgré une augmentation significative du temps d’écran, en raison notamment de l’école à distance, les jeunes ne semblent pas avoir été très inquiétés par le changement soudain imposé par la pandémie. Pour cette génération qui a grandi dans un contexte numérique omniprésent 4, les écrans semblent être restés avant tout un média de communication dans le domaine scolaire, professionnel, familial ou dans leurs relations amicales. Les réseaux sociaux notamment ont permis aux jeunes de maintenir le lien social fortement entravé par les restrictions sanitaires et de poursuivre leurs habitudes relationnelles.
C’est ce que confirme ce jeune adolescent canadien dans une interview :
« Se connecter avec des amis est encore plus important pour le moment étant donné la façon dont la Covid restreint la vie de tout le monde. […], mais au moins nous pouvons avoir une forme de vie sociale via les médias sociaux. Sans les médias sociaux, je pense que de nombreux adolescents se sentiraient extrêmement seuls en cette période de restrictions Covid. En lock-out plus tôt cette année, coincé à la maison pendant des semaines, j’aurais certainement eu du mal sans cela. » 5
À priori et dans ces conditions, une plus grande utilisation des écrans n’a donc pas représenté un problème, du moins pour une large majorité des adolescent·e·s. En revanche, les parents et les professionnel·le·s de la santé semblent avoir été davantage alarmé·e·s par la connectivité des jeunes, exacerbée durant le semi-confinement. Plusieurs services spécialisés ont en effet noté une augmentation des demandes de parents soucieux du temps passé en ligne par leurs enfants. Un constat également partagé par le service d’Aide et Conseil d’Addiction Suisse.
Si l’usage des écrans n’a pas constitué un problème pour la grande majorité des adolescent·e·s, certain·e·s ont toutefois exprimé sur ciao.ch leur peur de (re) devenir « addict » aux écrans. Cette crainte semble avoir été accentuée par le contexte de semi-confinement chez des personnes déjà fragiles :
« Le confinement, ça me plaisait au départ. J’étais bien chez moi, je voyais plus les gens méchants de mon gymnase, je le vivais plutôt bien. J’arrivais à bosser vu qu’on avait pas énormément à faire. Mais j’ai repris les jeux vidéos ce qui me permet de me mettre dans ma bulle. Le problème c’est que je redeviens “addict”, comme à l’époque de ma “mini dépression”. Et là je sais pas, le confinement m’oppresse, j’ai beau faire des efforts, mon corps ne veut plus rien faire, ma tête dit non à tout, je sors même pas faire un tour dans les champs pour m’aérer l’esprit. […]. Les cours à la maison j’y arrive pas, j’ai pas la motive. C’est désastreux, je fais rien de mes journées à part jouer à la console ou regarder tiktok pendant des heures et des heures. » (posté sur le forum le 1er avril 2020)
« Oh, mais tu peux pas savoir comment je ressens la même chose. Moi j’arrête pas de regarder mon téléphone, et je peux pas l’éteindre parce que les devoirs sont sur internet ! » (réponse au post du 1er avril 2020)
La période de semi-confinement a ainsi agi comme un catalyseur pour les problématiques sous-jacentes et pré-existantes liées à la consommation des écrans. Plus tard dans l’année 2020, alors que le semi-confinement avait été levé, les préoccupations de quelques jeunes concernant leurs pratiques en ligne ont continué d’apparaître sur le site, sans référence au contexte de la pandémie :
Bonsoir, je suis accro à mon tel. Je passe 10 heures sur mon téléphone un jour de congé et 8 heures un jour de cours. Je sais que c’est beaucoup trop, mais je n’arrive pas à m’arrêter. Il m’arrive même de m’ennuyer sur mon tél. ! Mais ça ne suffit pas, je ne lâche pas mon téléphone. Insta –YouTube- Insta – Snapchat… une boucle infinie. J’ai envie de dormir, je suis fatiguée, mais rien n’y fait, je vais passer de 20h à 23h (minimum) sur mon téléphone à ne rien faire. Ça me rend folle, c’est super contradictoire ! J’aurais plein de choses à faire à la place : devoirs, dessin, balade etc… […] récemment je me suis regardée dans une glace après plusieurs heures de smartphone (souvent couchée en plus, avec l’écran très proche des yeux, luminosité à fond) résultat : yeux rouges, touts petits, qui me font presque mal. (Actuellement j’ai mal, mes yeux se ferment tout seuls) Si vous avez des conseils, j’en peux plus. J’ai l’impression de pas avoir de vie. (Question du 20 août 2020)
Bonjour, je suis une adolescente de 14 ans et je suis « addict » aux réseaux sociaux. Je suis tombée là-dedans, comme malheureusement plein d’autres, par manque d’informations. Nous sommes la première génération à côtoyer ce type d’addictions. Mes parents n’ont pas pu me dire de faire attention au téléphone portable, car ils ne connaissaient pas leurs dangers. Je suis déjà heureuse de m’en rendre compte et d’en être consciente. Je ne rencontre pas ce problème à l’extérieur ou avec des ami(e)s, car je profite du moment. Durant la semaine, je fais plein de choses donc je n’ai pas le temps de m’ennuyer, mais il suffit d’un moment de manque de volonté ou de faiblesse pour que j’aille sur mon téléphone et je suis partie. […]. Ça me cause aussi beaucoup de problèmes au niveau du sommeil, je ne dors vraiment pas assez et suis fatiguée. […]. Cela m’empêche aussi d’être productive. […]. (Question du 28 octobre 2020)
On retrouve aussi chez certain·e·s adolescent·e·s une inquiétude liée aux effets potentiellement négatifs des écrans sur leur vie, comme en témoigne cette question :
Bonjour, je voulais savoir quels effets néfastes ont les écrans sur nous ? Sur internet ils disent que des trucs différents. Merci d’avance. (Posté sur le forum le 23 juin 2020)
Si certain·e·s adolescent·e·s évoquent la crainte de développer une addiction à leur smartphone ou aux réseaux sociaux, ils ou elles s’inquiètent surtout des conséquences néfastes que la consommation d’écrans a sur leur santé. Les questions montrent une préoccupation pour le bien-être, le sommeil ou l’énergie et font état d’un lien très étroit avec les longues heures passées devant un écran. Or, les effets rapportés, surtout physiques, ne sont pas toujours liés à un désinvestissement d’autres activités de la vie quotidienne qui sont pourtant les signes principaux que l’on associe à un usage problématique des écrans. Ils doivent toutefois être pris au sérieux par l’entourage et les jeunes qui en souffrent doivent pouvoir être aidés.
Les jeunes ne perçoivent pas que des avantages liés aux écrans. Une adolescente évoque même un certain regret de vivre dans un monde si connecté par rapport aux générations précédentes, un sentiment probablement exacerbé dans le contexte de la pandémie :
« Donc voilà j’aurai voulu vivre à une autre époque je sais c’est chelou. Mais quand on compare les ados d’avant et maintenant ça fait bizarre, avant il y avait pas toute cette informatique, on se donnait rendez-vous le jour d’avant ou avec les téléphones à fil et il y avait beaucoup moins d’harcèlement, et les réseaux sociaux, tout ça quoi maintenant presque tout le monde est sur les réseaux. » (Posté sur le forum le 10 mai 2020)
Plus que la crainte de développer une addiction aux écrans, les jeunes ont surtout mis en évidence l’apparition, ou l’augmentation de certains contenus problématiques. L’envoi de « nudes » a notamment suscité des soucis et a été abordé près d’une dizaine de fois sur la plateforme questions-réponses du site au cours des derniers mois. Les restrictions sanitaires et la suspension de nombreuses activités sociales ont conduit les adolescent·e·s à transférer une partie de leurs échanges sur les réseaux sociaux. Cela concerne aussi la sexualité et l’envoi de ces « nudes » a connu un vif succès. L’association CIAO a élaboré une vidéo explicative et préventive sur cette pratique au demeurant interdite pour les mineurs. Ainsi, si les adultes se sont surtout inquiétés du temps qu’ils ont passé en ligne, les jeunes ont plutôt fait l’expérience de mésaventures à travers les écrans.
La brève analyse effectuée suggère que, à première vue, l’augmentation de l’utilisation d’Internet et des écrans de façon générale dans le contexte de pandémie n’a pas suscité de réaction ou d’inquiétude manifeste chez les adolescent·e·s en Suisse romande. Malgré la situation exceptionnelle, leurs préoccupations sont restées tournées vers des questions typiques de l’adolescence en lien avec la sexualité ou les relations aux autres (ou à soi). Les inquiétudes se sont plutôt concentrées sur les effets néfastes des écrans pour la santé ou sur certaines pratiques parfois nuisibles tel que l’envoi de « nudes ». Pour la majorité de ces jeunes souvent « hyperconnectés », un usage substantiel des médias numériques n’est heureusement pas synonyme de repli sur soi, de perte de contrôle ou générateur de conséquences négatives importantes, qui sont les signaux d’alarme principaux en matière de repérage d’un usage problématique des écrans chez les jeunes.