juillet 2015
Francesco Panese (Université de Lausanne)
La controverse en cours sur l’usage off label – c’est-à-dire pour une indication non approuvée par l’agence de régulation des médicaments – du Baclofène, de médicament favorisant la relaxation des muscles à une substance efficace à haute dose contre l’assuétude à l’alcool, nous offre l’occasion de réfléchir aux aspérités qui caractérisent parfois les processus de validation de l’efficacité des médicaments. Elle révèle des tensions au cœur de l’économie de la preuve en matière thérapeutique et, plus spécifiquement, pharmacologique. Ces tensions se situent à plusieurs niveaux : la connaissance scientifique, les pratiques des usagers, les intérêts et les stratégies économiques, et la gouvernance en matière de santé. Comme l’a montré une littérature désormais abondante, la production et les usages des médicaments sont en effet profondément marqués par leurs contextes spécifiques, aux niveaux social, politique, économique et moral ; ils sont orientés par le jeu de positions et d’actions d’acteurs d’autant plus hétérogènes – individuel ou collectifs, institutionnel ou non – que l’efficacité des substances est controversée. Ces acteurs co-élaborent et/ou mobilisent des normes scientifiques, des normes socio-sanitaires et des valeurs subjectives, auxquelles s’attachent des modes spécifiques d’action sur lesquelles peut se développer la controverse. La question qui se pose dès lors est celle de savoir comment ces divers acteurs tentent de construire des connaissances crédibles en matière d’efficacité thérapeutique de substances pharmaceutiques disponibles à la prescription et à la consommation.
Il convient de souligner d’emblée que cette question est d’autant plus épineuse que l’on considère les substances psychotropes. Et dans son usage off label, le Baclofène est bien de celles-là : une substance qui relève d’un tropisme psychologique dans la mesure où elle agit sur la modulation de l’activité mentale du sujet (personnalité, émotions, comportements, désirs, relations sociales, etc.), quand bien même elle a été développée et utilisée à des fins somatiques. Cette situation a bien été étudiée par Philippe Pignarre qui a mis en évidence la difficulté pour de telles substances de mettre en évidence le « témoin fiable » de leur efficacité, en d’autres termes, l’impossibilité d’identifier un marqueur biologique de ce type de troubles et, partant, la preuve matérielle de l’action d’une molécule sur lui : « quelque chose qui peut être sorti du corps humain et transporté (comme un germe), soit pour faire un diagnostic de laboratoire, loin du face-à-face médecin-patient, soit pour créer des modèles pharmacologiques permettant de tester des candidats-médicaments avant l’entrée dans les essais cliniques » 1. Surtout dans le cas des psychotropes, cette absence de témoin fiable est d’autant plus encombrante qu’elle remet en question le paradigme étiologique classique d’une corrélation robuste entre une substance et une cause déterminée et connue d’un trouble spécifique identifié. Dans ce cas, explique-t-il, « le médicament joue deux rôles : celui de thérapeutique mais aussi celui du témoin fiable absent » 2. Conséquence de ce phénomène, l’on observe dans de nombreux cas une sorte de « plasticité pharmacologique » des substances, soit leur capacité à avoir des effets thérapeutiques divers sur des troubles différents dont on ne connaît pas clairement l’étiologie organique.
Cette plasticité pharmacologique va d’ailleurs être au cœur de la quête d’effets thérapeutiques insoupçonnés de substances connues qui va caractériser la recherche pharmacologique, surtout dès les années 1950. Émerge alors une nouvelle économie de la recherche : les critères diagnostiques vont progressivement évoluer au même rythme auquel les laboratoires pharmaceutiques inventent de nouveaux traitements. L’une des stratégies de l’industrie pharmaceutique va alors consister à faire varier les caractéristiques des groupes de patients jusqu’à ce que l’un de ces groupes réponde de manière satisfaisante à une molécule candidate 3. On se souvient ici du cas de la chlorpromazine. En 1950, le chirurgien Henri Laborit et Pierre Huguenard mélangent différents antihistaminiques dans ce qu’ils appellent des « cocktails lytiques ». Laborit remarque que les patients ainsi traités sont détendus avant l’opération dont ils récupèrent parfaitement, constatant ainsi cliniquement un « effet de désintéressement ». Il demandera à Rhône-Poulenc une molécule qui présenterait cet effet non pas en effet secondaire, mais en qualité centrale. Il s’agit du 4560 RP, écarté par Rhône-Poulenc car trop sédatif et pas assez antihistaminique. Laborit le fera expérimenter en psychiatrie. On constatera les effets psychotropes de la chlorpromazine (Largactil®), médicament antipsychotique, sédatif, calmant, considéré depuis comme un antipsychotique typique. Dans le domaine des psychotropes en particulier, les molécules sont ainsi souvent identifiées par l’observation clinique de « sides effects », investis pour redéfinir et/ou élargir leur spectre d’action, grâce à ce mélange de hasard et de sagacité qui a pris pour nom la serendipité.
Cet exemple célèbre peut éclairer le destin thérapeutique possible du Baclofène : une substance myorelaxante, autorisée dès 1975 dans le traitement de contractions musculaires involontaires d’origine cérébrale ou liées à des affections neurologiques telles que la sclérose en plaques, ou encore faisant suite à d’autres types de lésions ou d’infirmité motrice d’origine cérébrale, et qui poursuit actuellement sa tribulation nosologique comme psychotrope dans le champs de la dépendance à l’alcool. Mais il pose aussi la question centrale du périmètre des acteurs reconnus comme légitimes pour participer à l’expertise de ces observations et à la détermination des modes d’actions qui en découlent. Des exemples historiques rappellent que ce périmètre est généralement réservé aux professionnels – médecins, pharmas et instances d’accréditation – et que son extension aux usagers est source de tensions. C’est précisément ce qui s’est passé aux Etats-Unis à l’occasion d’une controverse célèbre portant en l’état non sur un psychotrope mais sur des médicaments antirétroviraux contre le SIDA qui n’avaient pas encore obtenu l’autorisation de la Food and Drug Administration (FDA). Dans son étude exemplaire, le sociologue californien Steven Epstein tire une conclusion importante : « A l’intérieur d’une arène large et diffuse, caractérisée par un périmètre poreux, un assortiment éclectique d’acteurs ont cherché à affirmer et évaluer leurs revendications. L’arène de construction des faits (fact making) englobera non seulement des immunologistes, des virologues, des biologistes moléculaires, des épidémiologistes, des médecins, les autorités fédérales de santé, et les différents experts accrédités, en plus des médias et des entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques. Ce périmètre englobera aussi un fort mouvement différencié d’activistes accompagné de divers organes de communication alternatifs, y compris [dans ce cas] les publications d’activistes et la presse gay » 4. En d’autres termes, cette controverse historique montre que les mouvements activistes constitués d’usagers et de celles et ceux qui les soutiennent sont susceptibles de parvenir à accumuler des formes alternatives de crédibilité qui, dans ces circonstances d’importante mobilisation, leur ont permis de participer à la construction de l’expertise scientifique relative à l’effet de ces médicaments, jouant ainsi un rôle important à la fois dans l’économie de la recherche biomédicale et les stratégies thérapeutiques en matière de soins médicaux.
Si comparaison n’est pas raison, retenons toutefois que ce type de situation témoigne de l’émergence d’une nouvelle figure sanitaire qu’Epstein identifie à des « activistes de traitements » (Treatment activists) qui peuvent intervenir, dans certains cas de manière prépondérante, dans la conception, la conduite et l’interprétation des essais cliniques utilisés pour tester la sécurité et l’efficacité des médicaments. Et c’est bien ce qui semble se passer, mutatis mutandis, dans le cas du Baclofène : des prescripteurs et usagers précoces qui s’inscrivent explicitement dans la voie du témoignage à la fois scientifique, personnel et moral d’un « pionnier » – Olivier Ameisen 5 – tentent de faire valoir leur propre expérience dans l’arène de validation de l’efficacité de la substance contre l’alcoolisme, une substance, qui plus est, est tombée dans le domaine public diminuant ainsi drastiquement les avantages économiques de la preuve du bien-fondé de l’extension du spectre de sa prescription.
La controverse du Baclofène n’est pas close – et il n’incombe en aucune manière au sociologue d’opiner en la matière – mais sa simple existence nous indique une tension importante. Du côté médical, on s’accorde aujourd’hui sur un constat problématique : « Les échecs dans l’utilisation des données de la recherche pour informer la prise de décision en matière de santé apparaissent dans tous les groupes de décideurs-clés, y compris les fournisseurs de soins, les patients, les aidants informels, les gestionnaires et les décideurs, dans les pays développés et dans ceux en voie de développement, et dans les soins fournis par toutes les disciplines. La vérification des pratiques de santé effectuées dans une variété de paramètres ont révélé qu’un haut niveau de qualité de preuve n’est pas toujours appliquée dans la pratique » 6. On a pu penser, dès les années 1980, que l’Evidence based medicine (EBM) permettrait de garantir ce « haut niveau de qualité de preuve » et l’on peut légitimement se demander quelles sont les raisons d’une telle situation problématique. Une partie de réponse possible réside peut-être dans l’oblitération, dans la logique EBM, d’un phénomène important, désormais bien étudié par les sciences sociales de la santé, et que l’ensemble du réseau sanitaire ne devrait pas négliger : « La constitution d’une expertise profane [joue] un rôle moteur dans le développement de la démocratie sanitaire : c’est en partie parce que certains mouvements ont su se faire reconnaître comme des interlocuteurs compétents, informés et porteurs d’un savoir propre que l’intégration des associations dans la gouvernance de la santé a progressé, dans un contexte marqué par des incertitudes et des controverses face auxquelles l’expertise médicale a montré ses limites » 7. En matière de « modificateurs de comportements », pour paraphraser Claude Bernard 8, les incertitudes et les controverses encourageraient une intégration plus généreuse – ce qui ne signifie pas moins rigoureuse – du fait que les médicaments sont des objets complexes, fortement socialisés, et que la preuve de leur efficacité pourrait intégrer l’usage qu’en font parfois des patients qui, dans l’urgence de la souffrance, ne peuvent trop attendre la sanction de l’autorité, une autorité à laquelle ils revendiquent précisément de prendre part. Cette reconnaissance pourrait bien s’affirmer comme l’enjeu socio-sanitaire d’un point de butée de la « raison pharmaceutique » : le constat récurrent selon lequel les effets pharmacologiques des substances répondent rarement à une logique causale simple du type « substance chimique –> effet thérapeutique », mais qu’ils sont plus souvent le résultat d’une interaction complexe entre substance chimique, expertise médicale, expériences d’usagers et mode d’administration de la santé 9.