avril 2006
Serge Tisseron, psychiatre et psychanaliste, directeur de recherches à l'Université Paris X
Les mots de «dépendance» et de «toxicomanie» employés au sujet des jeux vidéo risquent de nous faire oublier la profonde originalité de cette pratique. Elle se situe en effet dans une continuité très particulière, avec nos relations à l’ensemble des images tout d’abord, et avec nos premières expériences interrelationnelles ensuite.
Entrer et sortir des images. C’est ce que nous faisons tous à tout moment et cela nous paraît naturel. Mais, pourtant, nous l’avons appris! Chez le bébé, les premières images sont en effet des hallucinations qu’il confond avec la réalité. En fait, ces hallucinations sont sensorielles, émotionnelles et motrices autant que visuelles, dans la mesure où elles s’accompagnent d’états du corps intenses. La posture psychique du bébé est alors plus proche de celle du rêveur qui se sent faire partie de son rêve que de celle d’un sujet éveillé regardant une image intérieure. Il est «dans» l’image, éprouvant des sensations, des émotions et des états du corps mêlés indissolublement à des représentations visuelles. C’est seulement dans un second temps que le bébé découvre la distinction entre l’image qu’il voit de sa mère lorsqu’elle lui fait face et celle qu’il porte à l’intérieur de lui quand elle est absente de son champ visuel 1. Il passe alors d’une image qui est un espace visuel, sensoriel et moteur à l’intérieur duquel il se trouvait – l’hallucination – à une représentation visuelle devant laquelle il se trouve – que celle-ci corresponde à une perception ou à une image mentale 2. Mais ce moment de progrès est aussi à l’origine d’une immense nostalgie. Nous pouvons nous réjouir de ce que nous avons gagné à renoncer aux mirages de l’hallucination, mais nous pouvons tout aussi bien nous lamenter de ce que ce dessaisissement nous a fait perdre. C’est pourquoi, aussitôt que l’être humain a renoncé aux pouvoirs de l’hallucination, il n’a de cesse de tenter d’en reproduire à volonté les mirages. Les diverses drogues hallucinogènes présentes dans toutes les cultures sont un moyen d’y parvenir, les images en sont un autre. Celles-ci permettent en effet à son consommateur de pouvoir faire alterner les deux postures psychiques successives qui ont accompagné le renoncement aux pouvoirs de l’hallucination: s’abandonner à l’illusion d’être contenu dans les images, ou au contraire se placer «devant» elles dans une posture critique.
La relation aux jeux vidéo n’échappe pas à cette logique. L’«immersion» y joue un rôle essentiel, comme l’ont d’ailleurs dit ses partisans dès l’origine 3. Mais l’interactivité y est au moins aussi importante. Or, le modèle de celle-ci se trouve ailleurs, dans «l’accordage multisensoriel précoce».
On désigne par cette expression le dialogue mimique, tonique, postural et phonétique qu’un bébé établit avec l’adulte privilégié qui s’occupe de lui 4. Ce dialogue a une face visible: il s’agit du bonheur de partager des gestes, des attitudes, des mimiques et des vocalises. Mais il a aussi une face cachée: le désir du bébé d’entrer en contact avec l’état mental de son interlocuteur.
La relation avec l’ordinateur renoue avec ce plaisir. Le joueur découvre avec bonheur la merveilleuse coïncidence entre ses mouvements et ceux de son avatar 5. Dans un jeu off line où l’ordinateur propose au joueur d’être dans une équipe, c’est même l’ensemble de celle-ci qui avance à son rythme et s’arrête si le joueur laisse son avatar immobile. Mais, en même temps, et comme dans l’accordage affectif, le joueur cherche à deviner «l’état mental» de son vis-à-vis, qu’il s’agisse de l’ordinateur ou du joueur réel auquel il est opposé dans un jeu sur Internet. Bien sûr, l’accordage multisensoriel précoce et celui qui préside aux relations avec l’ordinateur ne sont pas de même nature. Tout, dans la relation à l’ordinateur, passe par une digitalisation: les gestes et les mouvements du joueur sont traduits en informations numériques. Mais les propositions et les réponses de l’ordinateur respectent, et respecteront de plus en plus, la multiplicité des engagements sensoriels de l’enfant. Déjà, il attire son regard par des clignotements ou des halos lumineux autour de certains objets, il émet des musiques, des sons et des paroles, et il fait même vibrer la main du joueur grâce à une souris ou un joystick munis d’un dispositif de «retour d’effort»…
Selon ce qu’il privilégie, le joueur de jeux vidéo s’engage soit du côté du bain d’excitations répétitif, soit du côté de sa maîtrise et de sa mise en sens. C’est pourquoi la dépendance aux jeux vidéo n’entretient qu’un lien éloigné avec l’addiction aux toxiques ou aux jeux d’argent dans lesquels le hasard joue une grande place. Le joueur de jeu vidéo serait plutôt «interactivo dépendant», c’est-à-dire dépendant de la fantastique interactivité qu’il établit avec sa machine. C’est d’ailleurs pourquoi la meilleure façon pour lui d’en guérir est encore de tomber amoureux!
Le consommateur dépendant d’une substance cherche avant tout à éprouver les effets de celle-ci et la recherche du sens est absente de son rapport à elle. Au contraire, le joueur de jeux vidéo est toujours confronté à une tension entre excitations et significations. Et c’est même très probablement ce qui le «scotche» aux jeux vidéo! On s’est souvent inquiété que les drogues dites «douces» mènent aux «dures». Mais, même ceux qui n’hésitent pas à parler «d’addiction aux images» n’ont jamais évoqué que les jeux vidéo mènent au cannabis, et encore moins à l’héroïne! Et pour cause! La posture psychique du joueur consiste à devoir sans cesse maîtriser, ordonner, et utiliser, au service d’un but fixé dans le jeu, l’ensemble des sensations, des émotions et des états corporels par lesquels les concepteurs du logiciel l’assaillent sans répit. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que les drogues et jeux vidéo ne puissent pas être associés: un consommateur de cannabis peut coupler les sensations que lui donne ce toxique avec celles que lui procure un jeu vidéo. Mais le fait d’associer deux choses ne veut pas dire qu’elles soient de même nature. Un amateur de voiture peut aussi décider de conduire son véhicule après consommation de toxique, à la recherche de sensations extrêmes. Cela ne signifie pas que conduire un véhicule et fumer un joint entretiennent une quelconque proximité!
La pathologie du joueur, quand il en développe une, consiste à abandonner le bonheur léger d’une interactivité pleine de surprises merveilleuses pour s’engager dans le cauchemar d’un contrôle omnipotent. Son entêtement et son désir de maîtrise absolue s’apparentent alors à une compulsion pathologique bien plus qu’à une addiction.
Si tellement de gens se passionnent pour les jeux vidéo, c’est que chacun peut y trouver ce qu’il cherche! Leurs deux caractères communs que nous venons d’évoquer – «l’immersion» sur fond d’hallucination contrôlée et l’interactivité sur fond d’accordage multisensoriel précoce – sont en effet loin de rendre compte de l’extrême variété de leurs enjeux 6. Pour bien faire comprendre ceux-ci, il faut partir des questions que se pose un joueur face à son écran. Ces questions sont rarement formulées de manière explicite, mais tout joueur, je pense, s’y reconnaîtra. Elles sont de quatre types. Quelle signification donner aux multiples informations qui arrivent à tout moment? Comment manipuler les objets qui se présentent? Comment faire reconnaître sa valeur? Et pour ceux qui jouent en réseau, comment créer des alliances?
Or, ces quatre séries de questions renvoient à quatre moments essentiels de la vie. D’abord, il s’agit des sensations nouvelles et étranges qui ont succédé à la naissance: comment les réunir et leur donner du sens? La seconde de ces questions renoue avec les explorations et les découvertes merveilleuses de l’enfance: à quoi servent les objets qui nous entourent, de quelle façon les utiliser et pour quel usage? La troisième correspond à la construction de l’estime de soi, de plus en plus difficile à ériger au fur et à mesure que les gratifications parentales se raréfient et que les reconnaissances sociales tardent à venir. Enfin, la dernière est dominée par l’angoisse pubertaire de la rencontre avec les pairs, notamment de l’autre sexe.
L’une des quatre préoccupations que nous venons d’évoquer peut prendre une importance plus grande, voire exclusive chez un joueur. Selon celle dont il s’agit, on peut alors définir quatre profils possibles. Les joueurs de type 1 recherchent plutôt l’excitation. Ils sont donc naturellement amateurs de jeu en vision subjective comme Doom, Quake, Far Cry, Call of Duty, Medals of Honor, Dark Age of Camelots ou World of warcraft. Ils sont probablement les plus menacés par le risque de devenir accros aux jeux vidéo, car ceux-ci sont comparables pour eux à n’importe quel autre toxique: ils procurent des sensations exceptionnelles et extrêmes à volonté. En même temps, le moteur principal de ces jeux n’est pas le plaisir, mais la frustration! C’est parce que le joueur est constamment frustré dans ses attentes et ses aspirations qu’il joue et rejoue encore, au risque de s’engager dans des parties qui le marginalisent de plus en plus.
Les joueurs de type 2, quant à eux, aiment manipuler sur l’écran les figurines de pixels et les avatars qui représentent divers aspects d’eux-mêmes. Il peut s’agir de jeux de guerre plus ou moins réalistes, mais aussi de jeux dans lesquels on est invité à prendre soin d’une créature, comme dans les «Nintendogs».
Quel que soit leur choix de jeu, les joueurs de type 3, eux, ne jouent que pour être reconnus: il s’agit souvent de la recherche d’une compensation à des failles narcissiques précoces. Que les repères de leur groupe changent, et leurs activités vont changer aussi. Ces joueurs vont s’engager de manière extraordinairement intense dans certains jeux à une époque de leur vie, mais s’en séparer sans difficultés à une autre.
Enfin, les joueurs de type 4 aiment la compagnie. En jouant, ils se rencontrent, nouent des liens, et prolongent éventuellement ces rencontres dans la réalité. Ils sont probablement les moins menacés par la dérive d’une dépendance aux jeux vidéo. Dans la mesure où ils cherchent plutôt les bénéfices d’une socialisation réussie, c’est sur celle-ci qu’ils vont toujours continuer à se guider.
En fait, le problème principal du jeu vidéo est qu’il se substitue trop facilement à des gratifications sociales défaillantes. Un enfant en mal d’interactions, de gratifications narcissiques ou même d’excitations, peut être tenté de l’utiliser pour compenser ce qui lui manque ou lui a manqué à un moment de son évolution. Le problème est qu’il risque d’y rencontrer une frustration encore plus grande! C’est pourquoi on ne peut s’opposer efficacement au danger d’un engagement morbide dans les jeux vidéo, avec le cercle vicieux de frustration qu’il alimente, qu’en lui opposant diverses formes de gratification sociale. Bref, il n’y a pas d’autre issue au risque de marginalisation dans les jeux vidéo que celle d’une socialisation à partir des jeux vidéo. De la même façon qu’on lutte contre l’alcoolisme en enseignant l’œnophilie, il faudrait encourager partout le plaisir de parler des jeux vidéo, d’en essayer de nouveaux, et de se socialiser à partir des échanges qu’ils permettent. C’est heureusement quelque chose que les enfants font le plus souvent spontanément. Quand ils n’y parviennent pas, c’est évidemment le rôle des parents et des pédagogues que de les y aider.