décembre 2016
Jean-François Etter ( ès sciences politiques, Genève)
La combustion du tabac, plutôt que le tabac ou la nicotine eux-mêmes, est la cause d’une catastrophe de santé publique. Heureusement, de nouvelles technologies de vaporisation de la nicotine ou du tabac peuvent remplacer la combustion. La nouvelle loi fédérale sur le tabac prévoit d’autoriser la vente en Suisse de cigarettes électroniques contenant de la nicotine, ce qui est positif. Cependant, en réglementant les e-cigarettes en tant que produits du tabac, on les soumet à des restrictions qui sont excessives, car celles-ci sont destinées à lutter contre un produit beaucoup plus dangereux, les cigarettes combustibles. En entravant ainsi les produits concurrents, la nouvelle loi risque de défendre le marché de la cigarette combustible.
La combustion des cigarettes produit de nombreux composés toxiques qui ne se trouvent pas dans le tabac non brûlé. Ainsi, la combustion, plutôt que le tabac ou la nicotine en eux-mêmes, est la cause d’une catastrophe de santé publique. La machine à rouler les cigarettes, une innovation de la fin du 19ème siècle, est en partie responsable de ce désastre. Jusqu’au début du 20ème siècle, le tabac était largement utilisé sous des formes non combustibles (prisé ou mâché), et la mortalité causée par le tabac était alors faible. 1 Heureusement, une série d’innovations du 21ème siècle pourraient faire revenir la mortalité liée au tabac au niveau très bas qui existait avant l’avènement des cigarettes manufacturées. Ces innovations comprennent les cigarettes électroniques, des vaporisateurs qui chauffent le tabac sans le brûler, des vaporisateurs de nicotine qui utilisent un gaz propulseur, et des systèmes qui utilisent une réaction chimique pour vaporiser la nicotine. Compte tenu du nombre élevé de personnes dépendantes au tabac et de la rentabilité de ce marché, il est probable que d’autres types de vaporisateurs de tabac ou de nicotine soient bientôt inventés.
Il est important d’établir si les e-cigarettes sont une passerelle vers le tabagisme ou vers la dépendance à la nicotine chez les jeunes non-fumeurs. La recherche sur les drogues illicites nous apprend qu’il faut des études épidémiologiques sophistiquées pour démontrer l’existence d’effets de passerelle entre substances (p.ex. savoir si le cannabis est une passerelle vers l’héroïne). 56Pour les e-cigarettes, toutes les études publiées à ce jour qui traitent des effets de passerelle restent très en deçà de ces exigences méthodologiques. 78 Une revue récente de littérature conclut que, bien que l’expérimentation de la e-cigarette soit de plus en plus fréquente chez les jeunes, il n’y a presque pas d’usage régulier de ce produit chez les jeunes non-fumeurs. 9 De plus, la proportion de jeunes fumeurs a diminué dans les pays où les jeunes sont nombreux à essayer l’e cigarette (USA, UK). 10 11
S’ils étaient largement adoptés par les fumeurs, ces nouveaux produits pourraient remplacer la combustion et ainsi réduire considérablement la mortalité causée par le tabac. Pourtant, les professionnels de la santé, les scientifiques et les organismes de réglementation réagissent souvent de façon confuse à ces innovations. Le débat est très idéologique, les arguments sont souvent virulents et parfois trompeurs. 12 La presse aimant les mauvaises nouvelles, les rapports scientifiques négatifs sur les e-cigarettes reçoivent une couverture médiatique disproportionnée, et par conséquent, la proportion de fumeurs qui croient que les e-cigarettes sont tout aussi dangereuses que les cigarettes com-bustibles est en augmentation. 13 La nouvelle loi fédérale sur le tabac, qui est en cours d’élaboration, permettra-t-elle de maximiser l’impact de ces nouvelles technologies sur la santé publique ?
La législation actuelle en Suisse ne laisse que deux possibilités aux personnes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se passer de nicotine : fumer ou utiliser des substituts nicotiniques (patch, gomme à mâcher, etc.). Les substituts nicotiniques existent depuis plus de 40 ans, et bien qu’ils soient efficaces, ils sont peu attrayants et peu utilisés. Dans leur forme actuelle, ces produits n’offrent pas une solution à la hauteur du problème. Comme la vente de tabac à usage oral et de cigarettes électroniques contenant de la nicotine est interdite en Suisse, notre législation condamne actuellement les personnes dépendantes de la nicotine à fumer. Le produit le plus meurtrier (la cigarette) est disponible partout, à toute heure, et il est bon marché. Cette législation contre-productive va cependant changer prochainement, puisque la cigarette électronique sera probablement intégrée dans la nouvelle loi fédérale sur le tabac. Cette nouvelle disposition législative présente un avantage considérable, puisqu’elle autorisera la vente d’e-cigarettes et de liquides de remplissage contenant de la nicotine. Cependant, dès lors qu’elles seront incluses dans la loi sur le tabac, les e-cigarettes seront soumises aux mêmes restrictions que les cigarettes combustibles. Ces restrictions ont été développées au fil des ans pour une bonne raison: les cigarettes combustibles tuent beaucoup de leurs utilisateurs, et même des non-fumeurs exposés passivement à la fumée. Les cigarettes électroniques, bien qu’elles ne soient probablement pas dépourvues de risques, sont beaucoup plus sûres que les cigarettes combustibles. Actuellement, les e-cigarettes sont utilisées presque exclusivement par des fumeurs et des ex-fumeurs, comme une alternative à la cigarette, 1415 l’utilisation régulière étant extrêmement rare chez les non-fumeurs. 15 Il est donc disproportionné d’appliquer aux cigarettes électroniques et aux autres vaporisateurs de nicotine un ensemble de règles et de restrictions qui ont été principalement conçues pour protéger le public contre un produit beaucoup plus dangereux, les cigarettes combustibles.
La publicité pour les cigarettes électroniques en particulier devrait être réglementée moins strictement que la publicité pour les produits du tabac. Certes, les e-cigarettes ne devraient pas être promues auprès de non-fumeurs et de jeunes consomma-teurs, et aucune allégation quant à d’éventuels effets sur la santé ne devrait être autorisée pour des produits qui ne sont pas enregistrés en tant que médicaments ; mais autrement, la publicité pour ces produits devrait être autorisée. Cela permettrait d’informer les fumeurs sur ces produits et de les encourager à renoncer aux cigarettes combustibles pour passer à des produits plus sûrs.
Deuxièmement, les taxes très élevées prélevées sur les produits du tabac ne sont pas seulement une source de revenus pour la Confédération, elles sont également utilisées en tant qu’outil de santé publique, pour diminuer la consommation de tabac. C’est la raison pour laquelle ces impôts sont plus élevés que pour la plupart des autres produits de consommation. Cette approche est justifiée dans le cas des cigarettes combustibles, mais elle est disproportionnée dans le cas des cigarettes électroniques et des autres vaporisateurs. Un régime fiscal spécifique devrait être établi pour ces produits, à un taux inférieur à celui des taxes sur le tabac combustible. Un continuum de la taxation devrait refléter le continuum du risque des produits contenant du tabac ou de la nicotine. 3
Troisièmement, l’intégration des e-cigarettes dans la nouvelle loi implique que l’usage dans les lieux publics soit interdit. Il est vrai qu’il est déplaisant d’être exposé aux exhalations des vapoteurs, mais les risques encourus sont sans doute infiniment moindres que dans le cas de l’exposition passive à la fumée. En forçant les vapoteurs à côtoyer les fumeurs dans les fumoirs ou sur les trottoirs, on les expose à la fumée et au risque de recommencer à fumer. Une telle interdiction est disproportionnée. Mieux vaudrait une réglementation à géométrie variable, adaptée à chaque situation. On peut par exemple imaginer que les travailleurs bénéficiant d’un bureau individuel puissent vapoter dans leur bureau.
Quatrièmement, le Conseil fédéral pourra règlementer ces produits par le biais de l’ordonnance rattachée à la loi sur le tabac, en particulier en ce qui concerne les ingrédients. On peut craindre que cette ordonnance impose des normes de fabrication excessives ou qu’elle interdise ou limite les arômes ou d’autres ingrédients importants pour les vapoteurs. Limiter les arômes diminuerait l’attractivité des cigarettes électroniques et conduirait certains vapoteurs à recommencer à fumer ou certains fumeurs à renoncer à cesser de fumer pour adopter l’e-cigarette. Dans l’actuelle ordonnance fédérale sur le tabac, la liste d’ingrédients autorisés ne repose sur aucune base scientifique, et des ingrédients sont autorisés alors qu’ils renforcent la dépendance et qu’ils favorisent le tabagisme des femmes et des jeunes (en atténuant le goût âcre de la fumée). 16 On doit craindre que les règles concernant la fabrication ou la composition des e-cigarettes et des e-liquides relèvent du même arbitraire. On peut également craindre que l’ordonnance impose des avertissements sanitaires excessifs sur les emballages.
Les objectifs de la nouvelle loi fédérale sur le tabac sont de réduire l’usage du tabac et de limiter les effets toxiques de cet usage (art. 1.2.a). Si l’on applique aux e-cigarettes une loi qui est principalement conçue pour le tabac combustible, cela produira des effets contraires aux objectifs de cette loi. Des restrictions excessives sur la publicité, des impôts excessivement élevés, une interdiction totale de vapoter sur le lieu de travail et une interdiction de certains ingrédients (arômes) limiteront particulièrement le développement du marché de l’e-cigarette en Suisse. En conséquence, moins de fumeurs se tourneront vers des alternatives plus sûres tandis que plus de fumeurs souffriront de maladies liées au tabagisme et mourront de ces maladies. Le coût de ces maladies, des décès prématurés et de la perte de productivité est énorme, il a été estimé à 10’000 millions de francs par an en Suisse (Vitale et al., 1998).
Les e-cigarettes et les autres vaporisateurs de tabac et de nicotine peuvent rendre la combustion obsolète, et toute mesure législative qui limite leur utilisation par les fumeurs favorise le marché des cigarettes combustibles.
La nouvelle loi fédérale sur le tabac présente une occasion de permettre aux produits de tabac à usage oral tels que le snus d’être disponibles sur le marché suisse comme une alternative à la cigarette. Cela permettrait de protéger à la fois les fumeurs et les non-fumeurs des effets de l’inhalation de la fumée de tabac. Bien que l’Union uuropéenne ait interdit le tabac à usage oral, cette interdiction ne repose sur aucune base scientifique ou éthique, et l’expérience de la Norvège et de la Suède, où le tabac oral est légalement disponible, suggère que ce produit a eu un effet bénéfique très significatif sur la santé publique en réduisant le tabagisme et les maladies liées au tabagisme. Cependant, en continuant à interdire le tabac à usage oral, la nouvelle loi fédérale élimine un concurrent de la cigarette et favorise ainsi le marché des cigarettes combustibles.
L’arrivée de nouveaux vaporisateurs de tabac et de nicotine nous contraint à redéfinir la place de la nicotine dans la société, dans la loi et dans la pratique clinique. Au vu de l’importance de la mortalité et de la morbidité causées par la combustion du tabac, il s’agit de l’un des plus importants débats de santé publique de ces dernières décennies. Ce débat est passionné, hautement idéologique et les divisions sont profondes. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une réglementation proportionnée et d’une politique fondée sur les principes de la réduction des risques. Ces principes impliquent de choisir le moindre des deux maux, d’adopter une approche pragmatique, fondée sur la science, de documenter scientifiquement chaque affirmation, chaque mesure législative et chaque résultat. Il convient d’éviter les principes rigides et l’idéologie, et de rencontrer des fumeurs et les vapoteurs là où ils sont. Des analystes du marché du tabac estiment que s’ils sont bien régulés, les nouveaux vaporisateurs de tabac et de nicotine pourraient réduire le marché de la cigarette combustible de 50% d’ici à 2025. 17 Ces technologies de rupture nous offrent une belle occasion de produire un impact majeur sur la santé publique, mais on doit craindre que l’actuel projet de loi fédérale sur le tabac comporte un grand risque de rater cette occasion.