octobre 2013
Gérald Thévoz (Argos)
La littérature psychologique qui a pour objet le développement des premiers liens (Cyrulnik, 1989, 1993, 1999 ; Pierrehumbert, 2003) n’a cessé de se développer, notamment à partir des travaux fondateurs de John Bowlby 1(1907-1990). La personnalité et les recherches de ce psychiatre anglais devenu psychanalyste ont apporté des modifications importantes à la théorie psychanalytique (Bader, 2007 ; Fonagy, 2004 ; Quinodoz, 1991).
La théorie de l’attachement (TA) et l’importance des expériences qui caractérisent l’attachement de l’enfant à l’endroit des donneurs de soin [caregiver, cela peut être les parents, la mère, puis le père (Le Camus, 2004), mais aussi toute personne qui va se tenir vis-à-vis de lui dans un position similaire en vue de satisfaire ses besoins primaires et secondaires] reposent d’une part, sur la prise en compte des évènements et des facteurs qui perturbent ce processus et, d’autre part, sur des recherches qui ont cours dans d’autres domaines scientifiques. Ainsi, Bowlby s’intéresse à la théorie des systèmes issue de la première cybernétique (les travaux de Wiener et Von Neumann) mais aussi aux développements des sciences cognitives en lien avec le développement de l’intelligence artificielle ainsi que les théories de l’information (Dupuy, 1994). Son ouverture d’esprit et sa curiosité intellectuelle font qu’il s’intéresse aussi aux travaux des éthologues comme ceux de Lorenz à propos de ses recherches sur la théorie de l’empreinte ou de Harlow à propos des singes rhésus (Zazzo, 1979, Nemes, 2007).
C’est dire si Bowlby est non seulement ouvert à d’autres champs de recherche mais surtout soucieux d’en tenir compte dans son propre travail d’élaboration conceptuelle. Son pragmatisme et sa rigueur scientifique le conduiront à sa théorie de l’attachement, théorie qui ouvrira le chemin à de très nombreuses recherches aussi bien fondamentales qu’appliquées. Celles-ci visent à approfondir notre compréhension de cette manière si singulière qu’ont les êtres humains de se lier les uns aux autres pour se développer et acquérir les ressources et les compétences qui leur font défaut à leur naissance et dont ils ont tant besoin pour grandir et pour vivre.
Le développement des premiers liens entre l’enfant et sa mère, puis à son père 2a entraîné dans son sillage une quantité de travaux relatifs à la psychologie du développement affectif, de l’émotion, des processus cognitifs (Ancillotti, J-P., Coudray, C., 2006 ; Golse, 2001; Larose&Tarabulsy, 2000 ; Miljkovitch, 2001 ; 2005 ; 2006 ; Stern, 1989, 2003 ; Widlocher, 2000). Les limites de cet article m’empêchent de m’étendre sur ce point.
Ce dernier cherche à mettre en évidence certains aspects de la TA, d’une part, en ce qui concerne l’étiologie du symptôme de l’addiction et, d’autre part, les réponses cliniques qui peuvent être proposées à la conduite de dépendance.
Nous pouvons illustrer la complexité de l’expérience de l’addiction dans cette double dimension de la manière suivante :
Dans un premiers temps (A), le processus de traitement vise à traiter les conséquences négatives liées à l’addiction. Ensuite (B), il s’agit de contenir et de traiter le symptôme à l’aide des différentes ressources dont les professionnels disposent (médicaments, accompagnement psychosocial, psychothérapie) et de dégager ainsi des éléments à la fois conscients et inconscients rattachés à l’histoire de la personne. Ainsi, les actions conjointes de A et B entraînent une rétroaction positive sur le symptôme (C), la diminution des effets négatifs et la prise de conscience des causes favorisent alors le soin de celles-ci. Ce qui permet de faire progressivement diminuer le symptôme (D) et, ce faisant, de permettre à la personne d’apprendre à apprendre à prendre soin d’elle-même autrement.
La personne dépendante de psychotropes a développé cette conduite à un moment donné de sa vie en lien avec sa réalité interne et externe ; cette conduite est donc à la fois contextuelle et historique. C’est là qu’intervient son histoire familiale, la dimension de ses premières relations. Cet aspect a évidemment fait l’objet de nombreux travaux notamment sur le plan systémique (Colle, 1996 ; Goldbeter Merinfeld, E., 2005) et de la thérapie de famille 3 (Bader, 2004).
Pour résumer le processus phénoménologique de l’attachement (Guedeney, N, 2006), celui-ci passe par le développement d’un comportement qui vise à promouvoir la proximité d’une figure d’attachement. Cette dernière soutient la construction d’une relation qui permet à l’enfant de faire l’expérience de la sécurité à travers l’exploration de son environnement en sa présence. C’est une figure vers laquelle il peut trouver refuge en cas de menace et, auprès de qui il peut exprimer ses réactions émotionnelles en cas de séparation. Le lien d’attachement va donc de l’enfant vers la-les personne-s qui veille-nt sur lui, et c’est en fonction de la manière dont ces dernières se comportent envers lui qu’il va développer son schème ou son style d’attachement. C’est grâce aux travaux de Mary Ainsworth, notamment à travers l’expérience de la « Situation étrange » qu’ont pu être définis 3 types d’attachement, Mary Main en proposera un 4ème quelques années plus tard. Dès son plus jeune âge, le bébé puis l’enfant va être confronté aux différentes manières dont les donneurs de soin se sont occupés de lui, favorisant ou non son développement affectif et intellectuel. C’est au contact de leurs réactions, puis plus tard de celles des autres, qu’il développe sa manière de se situer dans le monde et de l’appréhender. La dynamique développementale de l’attachement repose sur le fait que « si l’enfant a construit une base de sécurité, alors il peut, fort de cette confiance dans la disponibilité de la figure d’attachement, explorer le monde qui l’entoure » (Guedeney, 2006 : 21). Nous verrons un peu plus loin que la notion de base de sécurité est fondamentale pour la compréhension, comme pour le traitement de l’addiction, puisque pour la TA c’est cette dernière qui a fait défaut et que l’on retrouve de manière paradoxale à travers la certitude de l’addiction, « là au moins les choses sont claires et je sais à quoi m’en tenir… ». Il semble donc assez évident que pour cette approche, les parents peuvent occuper cette position sécure pour autant qu’ils aient pu aussi en faire l’expérience au sein de leur vécu familial, ce qui souligne d’emblée la dimension transgénérationnelle de la TA (Bader, Mazet, Pierrehumbert, Plancherel, Halfon, 2004 ; Franjoux, 2011).
Catégorie « sécure »
L’enfant attaché de manière sécure (groupe B) peut à la fois protester lors d’une séparation mais aussi manifester son plaisir lorsque le donneur de soin revient, chercher son contact pour ensuite repartir à la découverte de son environnement après avoir été réconforté. Ce mouvement traduit la capacité d’ajustement créatif de l’enfant sécure. A contrario, c’est lorsque les choses se passent différemment, c’est-à-dire dans un climat d’insécurité, que nous voyons se mettre en place les autres types d’attachement.
Catégorie « préoccupé »
On parle d’attachement insécure ambivalent ou résistant (groupe C) lorsque l’enfant manifeste de la détresse à la séparation et qu’il cherche le contact de manière ambivalente, le souhaitant et le repoussant par une réaction colérique : il n’accepte pas vraiment d’être réconforté, il exprime de cette manière sa préoccupation vis-à-vis de son monde interne. Sa capacité de régulation émotionnelle est faible (Pionnié, Atger, 2003). Il est en quelque sorte débordé par ses émotions et ne sait pas de quelle manière y faire face, son ou ses parents ne sachant pas non plus comment réagir à son égard.
Catégorie « détaché »
A l’inverse, il y a celui qui semble peu affecté par la séparation et qui ne manifeste pas de réaction affective, cherchant plutôt à éviter le contact physique lors des retrouvailles et focalisant son attention sur son activité. On parle alors d’attachement insécure-évitant (groupe A). « L’attention est détournée du soi sans résolution des représentations négatives » (Pionnié, Atger, 2003). Il semble chercher à travers celle-ci à canaliser l’activité interne associée au vécu émotionnel provoqué par la séparation et l’incompréhension qu’il a de celle-ci.
Catégorie « non-résolu »
Le 4ème type d’attachement insécure désorganisé-désorienté (groupe D) a été développé à la suite des travaux de Mary Main (Main, 1998 ; Rabouan, 2006). Cette dernière a observé des enfants qui manifestaient des réactions désorganisées (enchaînement bizarre entre les activités) en réponse à la séparation et lors du retour des réactions dépourvues de stratégies cohérentes. Elle a aussi mis en évidence que pour un grand nombre d’enfants de ce groupe, ces derniers avaient été l’objet de maltraitance et d’abus, ce qui peut expliquer le caractère désorganisé et désorienté des réactions à la séparation et aux retrouvailles, l’enfant ne sachant pas vraiment de quelle manière son parent va se comporter envers lui, ni ce qu’il peut en attendre.
La mise en évidence de ces différents styles d’attachement ne signifie pas pour autant que chacun d’eux ne puisse pas évoluer au cours de la vie (Miljkovitch, 2001). Cette dimension évolutive concerne le développement des représentations de l’attachement, et « c’est à partir des échanges avec son entourage familial, que le bébé développe des modèles de relations qui, une fois mis en place, l’aident à comprendre et à interpréter le comportement de ses proches ; ces modèles lui permettent d’anticiper les réactions d’autrui » (Miljkovitch, 2006 : 27).
Sur la base de ces différents éléments, nous pouvons avancer à titre d’hypothèse que la problématique de l’addiction peut être envisagée, du moins en partie, comme l’expression symptomatique d’une réponse à la souffrance éprouvée dans le cadre du vécu intime des premiers attachements. En effet, l’enfant apprend dès son plus jeune âge à se construire une représentation de lui-même et de ses figures d’attachement à partir de la manière dont ces derniers lui auront permis, ou pas, de mentaliser ses états internes. Ce processus de mentalisation (qui se rapproche de l’activité pré-réfléchie puisque l’enfant n’est pas conscient de la manière dont il procède pour internaliser ce processus et l’activité qui lui est associée) permet de faire apparaître, pour le dire simplement, les dominantes de chaque style d’attachement. Cet aspect est très intéressant pour la clinique puisqu’il nous permet d’être attentifs à la dimension structurelle et fonctionnelle de chaque type d’attachement.
La notion de MIO implique que chaque personne développe ses relations interpersonnelles à partir de ce qu’elle a vécu dans ses premiers liens, puis a continué à partir de ceux-ci à définir ses rapports subjectifs avec autrui et leur donner la forme singulière qu’elle a prise au fil du temps. Cette dimension évolutive et dynamique de la construction des représentations des liens que chacun développe avec autrui au cours de sa vie, fait que nous rencontrons forcément dans le cadre de l’accompagnement ou du traitement des addictions des personnes qui ont développé tel type d’attachement et tel MIO dans lequel la « solution » du moment, que représente le symptôme de l’addiction, trouve parfaitement sa place.
Ainsi, nous rencontrons des hommes et des femmes qui semblent le plus souvent exprimer différentes formes d’insécurité, soit sous la forme anxieuse-ambivalente (préoccupée) ou anxieuse-évitante (détachée) ou encore désorganisée. Voyons d’un peu plus près cette typologie et ce qu’elle nous offre comme perspective compréhensive et pratique.
Ce qui peut « caractériser » la personne ayant un style d’attachement anxieux-ambivalent (C) a trait aux difficultés qu’elle éprouve à gérer ses émotions. Les réponses qu’elle a reçues de ses donneurs de soins ne lui ont pas permis de faire face à l’incertitude provoquée par la variété des réactions maternelles, puis paternelles (parfois synchrones, parfois pas) ce qui permet aussi de pondérer le développement du MIO en fonction du genre, (Miljkovitch, Pierrehumbert, 2005) soit que celles-ci sont trop proches (dimension fusionnelle) soit au contraire trop lointaines (sentiment d’abandon). Ces réactions engendrent alors une ambivalence vis-à-vis du lien à établir avec autrui et des émotions qui l’accompagnent. Son attention est focalisée, accaparée par l’interprétation de l’émotion du parent (il n’a pas toutes les informations sur le plan cognitif), ce qui le conduit à croire que ses sentiments sont déterminés par le donneur de soin et que c’est ce dernier qui est responsable de ses difficultés. L’activité psychique de transformation des émotions par la mère ou le père n’a pas pu s’opérer l’empêchant ainsi d’introjecter le processus de symbolisation de son vécu 4 tel que le parent le lui restitue par sa capacité d’accordage à ses états internes (Stern, 1989). Ce qui fait dire à Holmes « que l’individu ambivalent a un sens de soi déficient et doit s’agripper à une autre personne pour savoir qui il est » (Fonagy, 2004 :172). L’enjeu clinique est, ici, de pouvoir accompagner la personne vers le développement d’une activité psychique symbolisante lui permettant d’éprouver la cohérence et la continuité d’elle-même. Ce processus s’opère à travers la construction d’un espace dialogique qui soit susceptible d’être éprouvé au fil du temps, comme un espace sécure, prévisible au sein duquel la diversité des vécus émotionnels, le plus souvent attribués à des causes externes – « c’est pas de ma faute » (ce qui est vrai et faux) – soient progressivement assimilés à travers la capacité de transformation de ces causes par le professionnel. Cette dynamique intersubjective entraîne, du même coup, une modification progressive de ses représentations relationnelles et du fonctionnement qu’il leur associe. Son comportement d’attachement à l’égard du professionnel fait qu’il va pouvoir tester sa fiabilité, sa responsivité, par exemple vis-à-vis de ses consommations ou de comportements problématiques associés à celles-ci. La dominante émotionnelle associée à ce vécu de consommation hyperactive et le système d’attachement cherchent ainsi à le mettre à l’épreuve. Le professionnel contient cette demande à travers la proposition d’une démarche réflexive centrée sur l’évocation et la description d’une expérience singulière 5. Ce faisant, ce comportement d’attachement lui permet de faire l’expérience de sa propre capacité d’attention à ses états internes en lien avec une activité spécifique. Ce processus réflexif lui permet d’acquérir la capacité de transformer ce que son vécu évoque en lui (mémoire sémantique) et de produire un discours différent à propos de lui-même et des autres, en lien avec des évènements concrets (mémoire épisodique). Ce fonctionnement lui permet d’intérioriser la capacité réflexive du professionnel que ce dernier met en œuvre dans son accompagnement à propos du vécu émotionnel qui lui est raconté.
En ce qui concerne maintenant les personnes ayant un MIO et un style d’attachement insécure anxieux-évitant (détaché), la dynamique interne dans laquelle elles se trouvent par rapport à l’extérieur est plus ou moins inverse au style A que nous venons de voir. En effet, ce style d’attachement repose sur la désactivation prématurée de l’émotion, et par conséquent, se traduit par une hyperactivation mentale. Qui n’a pas eu à faire avec une personne qui veut absolument comprendre pourquoi elle ou une autre personne agit de telle ou telle manière, ou à l’inverse qui a déjà tout analysé et qui n’arrive pas à ralentir son activité mentale ? Ce mouvement de désactivation émotionnelle et d’hyperactivation mentale repose sur le processus auquel l’enfant s’est trouvé confronté au sein de sa famille, à travers la posture de son donneur de soin face à ses attentes et à ses besoins. La non disponibilité de la figure d’attachement à son égard ou ses réponses désorganisées l’a empêché d’avoir accès à la réponse recherchée (contact, nourriture, disponibilité affective etc.), situation qui entraîne une souffrance. L’enfant cherche alors une solution du côté de l’indépendance à l’égard du donneur de soin et se met aussi à la recherche d’un sens à donner à cette situation. Le mouvement interne se déplace du parent aux raisons possibles de son fonctionnement mais aussi à propos de lui-même et ce qui fait que les choses se passent de cette manière. L’activité psychique d’autrui, comme la sienne, mobilise son activité mentale en lieu et place de la possibilité d’évoquer ses attentes, ses besoins, ses désirs et les émotions qui sont associés à cette réalité.
Sur le plan clinique, le travail avec les personnes ayant ce type d’attachement est plus complexe puisqu’au premier abord elles semblent désireuses de comprendre les raisons de leur fonctionnement, alors que dans le fond elles entretiennent de manière indirecte leur stratégie d’évitement 6 à l’aide de l’offre de soin qu’elles tirent du côté des représentations liées à leur style d’attachement. Bien que présentes, elles éprouvent de la difficulté à établir un lien dont la permanence temporelle va (ou pourrait) permettre d’aborder ce que les expériences du moment (consommations sauvages, conflits relationnels, conduites à risques) leur font vivre. La stratégie thérapeutique repose ici sur une dynamique relationnelle qui cherche à ralentir la dimension hypermentale du fonctionnement psychique dont l’objectif est de justement maîtriser le vécu problématique par l’analyse rationnelle pour ne pas avoir à cheminer vers l’apprentissage d’une modalité de gestion différente d’un vécu émotionnel difficile à intégrer.
Cette démarche demande au professionnel d’être attentif à ce que cette relation provoque en lui sur le plan émotionnel et de quelle manière il va pouvoir s’appuyer sur son vécu subjectif pour amener cette personne dans un espace de rencontre sécure et, faire de cette relation, un processus de découverte intersubjectif. Toutefois, comme une partie du cadre de soin vise à permettre à la personne d’élaborer un sens à sa réalité intime et qu’elle sollicite les professionnels à cette fin, ces derniers mettent parfois beaucoup de temps à se rendre compte qu’ils sont en quelque sorte engagés comme co-partenaires dans une stratégie relationnelle qui cherche avant tout le maintien de l’homéostasie du modèle interne opérant. Avec le paradoxe qui en découle, à savoir que l’abandon du symptôme de l’addiction lui permet à la fois de supporter un vécu émotionnel problématique et de faire de cette solution un nouvel objet d’interrogation. Le travail avec une personne ayant cette stratégie d’attachement demande souvent beaucoup de temps (attention au risque de chronicisation) puisque avant qu’elle ne soit prête à avancer du côté de l’expérimentation d’un vécu dont l’élaboration serait fondée sur le ressenti et non sur l’entendement, elle risque malheureusement d’entraîner le traitement et la relation intersubjective du côté du statu quo.
Pour terminer avec les personnes au style d’attachement anxieux désorganisé-désorienté (D), ce dernier est un mixte d’ambivalence (préoccupation) et d’évitement (détachement). Les difficultés rencontrées par ces personnes concernent aussi bien la possibilité de développer une gestion émotionnelle que la maîtrise cognitive des informations associées à leurs expériences, activant ainsi des comportements contradictoires de recherche de rapprochement et de fuite. Cette difficulté d’organiser une stratégie adaptée les empêche de trouver la protection auprès de la figure d’attachement, générant ainsi au fil du temps une sorte d’incompétence générale dans ses relations interpersonnelles (Fonagy, 2004). De plus, nous savons que la désorganisation est aussi la résultante de vécus problématiques (deuil non résolus, maltraitance, abus, viol) dont le soin exige, pour eux aussi, un travail à part entière (Tarabulsy, 2000). Cette situation peut se traduire par la difficulté que rencontre ce type de personnes à s’engager dans une démarche de soin. Pour qu’elles puissent le faire, elles doivent pouvoir surmonter l’alternance des mouvements internes, tant émotionnels que cognitifs qui surviennent au détour des expériences qui se donnent à elles, dans lesquelles la fonction de réassurance que dispensent les psychotropes et la maîtrise relative qu’elles en ont, peinent à être comprises tant de leur côté que de celui des professionnels.
Ces éléments font que dans le cadre de la TA l’expérience d’un attachement sécure se traduit par la capacité d’exprimer aussi bien la dimension émotionnelle que cognitive associée à chaque expérience relationnelle (interpersonnelle et intersubjective, Ancillotti & Coudray, 2006). Cette capacité s’exprime ainsi à travers l’apprentissage cognitif et émotionnel associé à la manière d’être de chacun. Nous signalons simplement ici le lien qui peut être esquissé entre l’épistémologie génétique de Piaget (Bowlby s’est intéressé à ses travaux) et l’épistémologie développementaliste de la TA. La clinique de l’addiction a encore des chantiers en perspective dès lors qu’elle peut penser concrètement l’interdépendance des styles d’attachement et les styles d’apprentissage dans ses stratégies de soins.
Nous avons brièvement évoqué les différents aspects de la TA au regard de la clinique des addictions, c’est-à-dire de son intérêt pour celle-ci. Il est intéressant de mentionner l’autre volet de cette lecture à savoir le MIO des professionnels. En effet, la question du style d’attachement et les représentations qui l’accompagnent concernent aussi bien le professionnel que la personne qui le sollicite. Par cette première remarque nous voulons porter aussi notre attention sur ce qu’implique la TA pour les professionnels du travail social et de la santé 7.
Comme nous l’avons indiqué, chaque personne développe au cours de sa vie son style d’attachement et le modèle qui en découle en termes de représentations, style et modèle que chaque professionnel va traduire au sein de son activité. Nous pouvons penser, du moins à titre d’hypothèse, que le parcours qui a conduit ces professionnels là où ils sont, tient en partie au fait qu’ils se sentent suffisamment sécures pour accompagner des personnes en souffrance, désorientées, cherchant une aide et un soutien pour faire face à leurs difficultés du moment. Ces personnes semblent partager un point commun, en tout cas du point de vue développementaliste, à savoir un style d’attachement plus ou moins insécure (A-C-D). Mais, heureusement, les répartitions entre les groupes ne semblent pas aussi déterminées, même s’il peut y avoir un aspect relativement cohérent à ce point de vue.
Nous pensons que la possibilité de connaître son style d’attachement et le modèle interne qui le caractérise peut offrir un intérêt aux professionnels. En effet, elle peut leur donner des informations relatives à la manière dont les personnes s’y prennent pour gérer, d’une part, leur vécu émotionnel à partir des représentations qu’elles se sont forgées au sein de leur milieu familial, puis en dehors ; et, d’autre part, à travers le développement de leur capacité de comprendre ce qui leur arrive comme la manière dont elles fonctionnent. L’articulation de ce double point de vue leur permet de dégager du sens à partir de leur vécu concret comme de leur histoire (ce qui pose une quantité de questions en ce qui concerne la mémoire, son activité, mais aussi le statut de la conscience que nous avons de nous-même).
Cette perspective peut ouvrir des pistes, qui devraient être documentées par des recherches sur le terrain, pour comprendre ce qui se passe lorsqu’un professionnel, avec son style d’attachement (B-A-C ; D semble difficilement compatible avec l’acquisition de ce type de métier) rencontre une personne ayant soit le même style d’attachement, soit un autre. De quelle manière cette dimension identitaire intervient-elle dans le développement du processus d’accompagnement, soit comme facteur favorable ou défavorable ? Ce qui pose la question de savoir jusqu’à quel point l’intervention d’une personne plus ou moins insécure (A-C) peut en aider une autre ayant le même style d’attachement ou inverse au sien. En tous les cas, nous pensons qu’être conscient de cette dimension identitaire peut apporter un éclairage au professionnel quant à sa manière de prendre en compte ou non son héritage et la conscience qu’il a de celui-ci à travers la manière singulière qu’il a d’entrer en contact avec autrui et de développer le lien d’accompagnement qui lui permettra de répondre aux besoins de la personne qui la sollicite, comme d’assumer le mandat qui est le sien.
La prise en compte des stratégies d’attachement et les représentations que celles-ci ont prises au cours de la vie, tant du côté des professionnels que des personnes qu’ils accompagnent dans leur projet de vie, que celui-ci vise ou non l’abandon d’une conduite de dépendance, représentent une approche de soin et d’accompagnement originale. La possibilité de prendre soin de sa manière d’être en lien avec soi-même, comme avec ses proches et les autres constitue une dimension indéniable de l’amélioration de la qualité de vie de ces personnes. Elle permet aussi des ouvertures vers une démarche introspective différente basée sur l’exploration de ses représentations associées aux relations interpersonnelles, représentations à travers lesquelles s’expriment les stratégies d’attachement de chacun susceptibles d’évoluer pour autant que l’attention qui leur est portée le soit au sein d’un espace fondamentalement sécure.