juin 2021
Yasser Khazaal (Service de Médecine des Addictions, CHUV)
La dernière décade a vu une accélération des recherches autour d’interventions délivrées de manière digitale. Des revues et méta-analyses récentes montrent des effets prometteurs des thérapies numériques pour la santé mentale 1. Certaines interventions spécifiques sont même recommandées en première intention. Ces développements ont conduit l’OMS à lancer une « Stratégie mondiale pour la santé numérique 2020-2025 » qui a pour objectif « d’améliorer la santé de tous, partout, en accélérant la mise au point et l’adoption de solutions de santé numérique appropriées, accessibles, abordables, évolutives et durables, centrées sur la personne ».
La pandémie de COVID-19, en imposant une « distanciation physique » a encore souligné la nécessité d’investir dans de telles solutions, notamment dans le domaine de la santé mentale et des addictions 2. En mai 2020, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a ainsi annoncé l’octroi de plus de 240 millions de dollars « pour développer, étendre et lancer des outils virtuels de soins et de santé mentale afin de soutenir les Canadiens » en période de pandémie. La télépsychiatrie (notamment les interventions à distance par médias interposés), qui était d’usage quasi anecdotique, a été propulsée en quelques jours de l’ombre à la lumière par la pandémie. À titre d’exemple, un centre Universitaire canadien en médecine des addictions rapportait une augmentation de plus de 850 % des consultations à distance de mars à avril 2020 (de 350 à 3000 par mois) 3.
Les technologies digitales sont, pour la santé mentale et les addictions, à la fois porteuses d’opportunités, mais aussi de risques. On rapporte ainsi des risques associés à l’usage de services digitaux tels que le « trouble du jeu », un usage addictif des réseaux sociaux ou de la cyberpornographie, de possibles incitations à la violence, des risques de cyber harcèlement, ou de retrait social.
La dissonance qui existe entre, d’une part, les bénéfices potentiels et, d’autre part, les risques rapportés pourrait conduire les cliniciens, les patients et le grand public soit à se désengager des interventions numériques en santé mentale, soit à sous-estimer les risques associés à une utilisation intensive des services digitaux. Or, les recherches sur les risques associés au monde digital rejoignent rarement celles liées à son potentiel thérapeutique, en dépit de possibles problèmes et défis communs 4. C’est sur ces derniers que porte cet article.
La technologie numérique évolue à une vitesse fulgurante dépassant de loin celle de la recherche sur la santé mentale et les addictions. Cette rapidité contraste, en effet, avec une lenteur inhérente aux processus de recherche. Ainsi, la technologie numérique est, presque toujours, en avance sur la science qui l’étudie.
Même si de plus en plus d’études et de projets sont lancés par des acteurs de la santé et des Universités, l’engagement reste limité comparé à l’ampleur des investissements technologiques et commerciaux. Cette réticence s’explique partiellement par un retard d’intégration du digital dans l’agenda des priorités, mais aussi par la difficulté à investir un domaine qui, de fait, implique de sortir des silos de compétences habituels pour leur préférer une synergie d’acteurs. Ce retard s’illustre notamment par le fait que ce n’est qu’en 2019 que le « National Institute for Health and Care Excellence » a proposé des recommandations pour l’évaluation des interventions digitales. Les chercheurs cliniciens ont ainsi laissé aux investisseurs, aux dirigeants d’entreprises et aux ingénieurs le soin de diriger le domaine.
Une approche libérale domine l’histoire du développement des technologies numériques. Les développeurs ont la liberté d’offrir divers services technologiques, et les consommateurs celle de choisir et d’utiliser ces produits. Ainsi, aux États-Unis, l’usage d’Internet a longtemps été régi par la loi de 1996 sur la « décence des communications », qui protégeait les sites Internet contre la responsabilité des comportements problématiques de leurs utilisateurs, notamment l’intimidation, la désinformation et la prédation sexuelle, laissant toute la responsabilité chez le consommateur. En Europe, des mesures de protection telles que le droit d’être oublié et le règlement général sur la protection des données ne sont arrivés qu’en 2012 et 2018.
Cette lenteur s’accompagne de deux risques majeurs. Le premier est l’existence d’une pseudo diversité, limitée par l’émergence de nouveaux géants en situation de quasi-monopole, et par une logique qui tend à nous nourrir de ce que nous aimons déjà. Le second est le manque d’attention à la santé psychologique des utilisateurs. Cette problématique est alimentée par une vision de la responsabilité orientée sur le client (seul responsable de ses comportements), mais aussi par des divergences d’intérêt (un réseau social peut prioriser le nombre d’utilisateurs plutôt que la protection de leur intimité).
Les technologies digitales permettent le partage d’expériences et un accès illimité à l’information et à des communications sous des formes variées. Les réseaux sociaux et les traces que nous laissons sur Internet amplifient ces phénomènes. Nous y trouvons de nombreux bénéfices pour la promotion de soi, de travaux, d’idées ou pour l’accès à des connaissances.
Cet accès facilité aux autres et à l’information se fait cependant au prix d’une protection moindre de l’anonymat et de la vie privée. Le risque est lié au piratage de données, bien sûr, mais aussi à la structure même des services digitaux qui amène une certaine porosité dans la sphère privée. Un réseau social, à moins d’une attention particulière de l’utilisateur, mettra ainsi dans le même groupe vos amis, vos parents, vos collègues, les amis de vos collègues afin de promouvoir son propre développement sur un mode « viral ».
La vie privée est pourtant essentielle au bien-être. Elle inclut des dimensions telles que la capacité à contrôler les divulgations sur soi, l’intimité sélective et l’anonymat. Elle facilite notamment la contemplation, la catharsis, l’autonomie et la récupération. Or, les infractions et intrusions dans le domaine la vie privée pourraient se trouver encore amplifiées par les technologies de l’intelligence artificielle et de la reconnaissance faciale.
La « visibilité », quand elle est recherchée par la personne concernée, pourrait paradoxalement alimenter certaines psychopathologies, notamment narcissique ou paranoïaque, et conduire à de nouvelles souffrances ou faire le lit de tensions sociales importantes.
Jamais nous n’avons eu accès à autant de contenu ni à autant de contacts ou d’expériences. Cette offre inépuisable associée à une présentation de soi et une représentation de l’autre « plus virtualisée », moins présente et moins engageante, contribue à un phénomène de rebond (sauter d’une page à l’autre, d’une relation à l’autre). Cette tendance est observée dans les réseaux sociaux et les applications de rencontres, mais aussi dans les traitements digitaux et les cours en ligne. Ces offres se caractérisent par un haut niveau d’attractivité (beaucoup de téléchargements), mais aussi un bas niveau d’engagement. Ce phénomène altère passablement leur efficacité 5.
Un phénomène similaire est observé pour les cours en ligne ouverts et massifs (MOOC) 6. Ces cours peu coûteux dispensés en ligne par des enseignants de renom à un public planétaire promettaient de démocratiser l’enseignement de qualité comme jamais auparavant. Dix ans après, le constat est mitigé. Une analyse de 565 MOOC dispensés par le MIT et l’université de Harvard à plus de 5 millions d’étudiants a montré que les taux d’achèvement variaient de 3,13 % à 5,91 %. De plus, les personnes qui terminent les MOOC ont tendance à être favorisées sur le plan socio-économique, limitant ainsi l’impact sur la réduction des inégalités. En touchant beaucoup de personnes, ces services gardent probablement encore leur pertinence.
Des pistes sont cependant proposées pour réduire la taille du phénomène. Ainsi, un soutien clinique personnalisé, même bref et ponctuel, améliore l’engagement dans les traitements digitaux 7. L’intégration de soutiens de pairs, de principes de « gamification », et une participation précoce des utilisateurs finaux au design des offres sont aussi considérés comme des pistes importantes pour relever ces défis.
On identifie des inégalités digitales dans le champ de la santé à 3 niveaux principaux. Le premier est l’inégalité d’accès. Au Royaume-Uni, l’« Office for National Statistics » a indiqué qu’en 2018 un adulte sur dix n’utilisait pas internet. Cette situation était associée au fait d’être plus âgé, de sexe féminin, issu de groupes ethniques minoritaires et handicapé. De son côté, la Lloyds Bank a estimé que 8 % des habitants du Royaume-Uni n’avaient pas de compétences numériques de base et que 12 % supplémentaires n’avaient que des capacités limitées. Ces inégalités digitales sont apparues de manière amplifiée avec la crise de la COVID-19 qui a rendu la communication digitale quasi indispensable ou obligatoire (par exemple à travers des codes de santé numériques indispensables pour certains déplacements).
Le second niveau est celui des inégalités d’usage. À côté de facteurs sociaux, une partie de ces inégalités pourraient être liée à certaines atteintes à la santé. Ainsi, les adolescents avec un trouble de déficit de l’attention/hype-ractivité (TDAH) rapportent nettement plus de difficultés d’apprentissage à distance que ceux qui n’en ont pas, et ces difficultés sont plus marquées chez ceux qui nécessitent, en temps normal, des aménagements scolaires 8. Or, malgré l’intérêt de personnes avec des troubles mentaux sévères pour les interventions digitales, celles-ci ont été peu étudiées pour ces populations. Il pourrait être possible de réduire certaines inégalités, en développant des outils mieux adaptés aux besoins et aux difficultés des personnes concernées et/ou en les aidant à développer des compétences en matière digitale (p.ex. le programme Digital Opportunities for Outcomes in Recovery).
Le dernier niveau est celui des inégalités de données. La communauté médicale tente de passer de soins réactifs à des soins proactifs, préventifs et personnalisés. Ce processus pourrait être facilité par l’acquisition de données numériques relatives à la santé. Cette promesse est cependant mitigée par des inégalités s’agissant des collectes de données de recherche. À titre d’exemple, en 2018, les individus inclus dans les études d’association génomique étaient à 78 % européens, 10 % asiatiques, 2 % africains et 1 % hispaniques 9. Les bénéfices potentiels de telles études se trouveraient donc moins accessibles à une partie de la population.
L’inégalité numérique apparaît donc comme un problème intersectionnel, en référence à la multiplicité et à l’interactivité d’inégalités sociales systématiques qui se reproduisent dans ce domaine.
L’ère digitale porteuse de promesses, d’accélération du développement et d’ouvertures trébucherait-elle ? Une attention portée à certaines des caractéristiques de ce développement et de ses faiblesses pourrait permettre de mieux comprendre les forces psychologiques, sociétales, éthiques et économiques en jeu et de proposer des solutions adaptées.