février 1997
Christophe Brunner
Depuis plus d’une année, la société Hemostaz assure une permanence de sécurité sanitaire lors de manifestations culturelles ou sportives … pour autant que les organisateurs le demandent. Ce concept, élaboré pour améliorer les structures de prévention existantes plus que pour combler leurs lacunes, est né de la rencontre de deux hommes soucieux de bien-être: Denis Kaser, dont la société Raveland organise des manifestations techno, et Eric Demierre qui tient une compagnie d’ambulances dans le canton de Vaud. Également confrontés aux flagrants problèmes de consommation de drogues de par leur profession, ils ont conjugué leurs expériences pour assurer une présence médico-sociale et faire de la prévention directe, par le dialogue. Grâce à leurs contacts privilégiés avec le public des manifestations, ils font part de leurs observations, de faits et d’informations qui doivent contribuer à étoffer la prévention globale.
Le comité de base d’Hemostaz est composé d’un responsable d’ambulances du canton de Genève, du médecin-conseil, du médecin d’urgence et de trois collaborateurs. Deux cents personnes auxiliaires sont inscrites sur un planning de trois mois : infirmières, infirmiers et anesthésistes, personnel ambulancier de toutes les compagnies d’ambulances, privées ou publiques, de l’aéroport, assistantes sociales et même Samaritains, toutes travaillent par intérêt pour la prévention et la santé et, en acceptant d’être juste défrayées, permettent à Hemostaz d’exister. Leur souci?
Savoir que faire pour aider efficacement, connaître les effets des drogues pour ne pas être démunis.
La prévention telle que pratiquée par Hemostaz crée des émules tout aussi concernés: certains anciens consommateurs d’ecstasy font même partie du groupe jusqu’à être porteur ou brancardier. Par sa présence sur le terrain, principalement dans le canton de Genève, Hemostaz a pu obtenir des informations véridiques. Ces résultats nuancent par fois les données statistiques récoltées par téléphone, dont les échantillonnages ne ciblent pas toujours la population véritablement concernée.
L’ecstasy? Pour Denis Kaser et Eric Demierre, ce n’est qu’une des drogues qui circulent inévitablement dans les manifestations techno comme dans nombre d’autres, malgré les mesures de sécurité et de répression. Bien que la drogue soit omniprésente, il n’existe cependant aucune législation ni aucune directive concernant les infrastructures médico-sociales à mettre en place. Afin de pallier cette lacune, le Département genevois de la santé publique utilise les informations d’Hemostaz pour élaborer ensemble une stratégie globale de prévention, que Hemostaz désire baser prioritairement sur le dialogue et la tolérance.
Denis Kaser
On se rend compte que les jeunes viennent parler; ils consomment, se sentent mal, ils viennent et se rendent compte d’un malaise lors des contrôles de tension ou lorsqu’ils voient leur rythme cardiaque. C’est à ces moments-là qu’ils sont le plus facilement atteignables et qu’intervient la prévention directe mais pas rébarbative dans le sens «Tiens, lis ce flyer et tu verras, c’est vraiment mal ce que tuf ais».
Eric Demierre
C’est vrai que le dialogue est important, les gens viennent autant pour parler que pour des malaises purement physiques. On a les moyens d’intervenir rapidement, voire même d’évacuer s’il le faut mais on sent qu’ils ont besoin de parler. Ils s’inquiètent pour eux, pour leur santé, et leur témoignage nous apprend à voir ce qu’il se passe. Ils nous téléphonent même durant la semaine pour nous faire part d’effets secondaires, d’informations que l’on note. Ces appels sont possibles grâce à un dépliant Hemostaz sur lequel figure un numéro de téléphone relié à ma centrale d’alarme, où il y a toujours quelqu’un pour répondre.
Sur place, dans l’infirmerie des manifestations, on a un appareil qui contrôle la pression, le taux d’oxygénation dans le sang; on s’aperçoit qu’effectivement, il y a des troubles du rythme cardiaque, une pression élevée, que les pulsations peuvent monter jusqu’à 150-160, voire même 200 par minute. Donc il est clair qu’ils s’inquiètent lorsqu’ils entendent l’alarme, et que notre appareil indique un état critique. Là, les gens prennent conscience.
Tout d’abord méfiants, puis curieux, les jeunes se sont peu à peu habitués à la présence d’Hemostaz. Ils ont appris à l’apprécier et à se confier, ce qui ne fut ni simple ni rapide. Petite précision: Hemostaz est la seule société en Suisse romande à avoir une approche basée sur le dialogue. Pour Eric Demierre et Denis Kaser, le résultat est clair: il y a chez les jeunes une phénoménale prise de conscience du problème des drogues. À partir de vingt ans, ils sont pleinement conscients et cessent leur consommation d’ecstasy. Certains se tournent alors vers la cocaïne, plus «classe».
Ils relèvent également un phénomène pernicieux: si les jeunes arrêtent tôt, leur première consommation intervient toutefois alors qu’ils sont nettement plus jeunes.
Eric Demierre
En parlant avec eux, on se rend compte qu’ils ont effectivement fumé leur premier joint à 12-13 ans. Et pourtant ces jeunes ne sont pas tous au chômage ni à la rue. Certains travaillent régulièrement, sont même bien placés; ils ont conscience de devoir être au boulot le lundi, disponibles, et qu’il existe d’autres moyens de s’éclater à l’ ecstasy.
Denis Kaser
Ça devient de plus en plus jeune, parce que si tu as plus de 18 ans et que tu consommes de l’ecstasy, ça fait craignos; tu crains, tu passes pour un blaireau. À partir de là certains commencent à consommer de la cocaïne, ça fait plus classe. Les jeunes restent à la pilule d’ecsta. Il faut le savoir aussi. Moins banal que le cannabis, qui fait selon eux partie du quotidien des jeunes dont certains ne fréquentent des soirées que munis de leur petit sachet d’herbe locale, ils assistent par contre à un retour en force du crack et des acides.
Eric Demierre
Au niveau acides, les gens viennent nous voir quand ils font un mauvais trip. C’est alors important de les entourer, de leur parler… c’est hyper-important, parce qu’ils peuvent se jeter par une fenêtre. Avec l’ecstasy, la personne se confiera beaucoup plus facilement parce qu’elle est joyeuse, elle est là, elle explique tout ce qui se passe; tandis que le gars qui viendra sous acide sera totalement différent, dépressif.
Denis Kaser
Il sera totalement déphasé. Il pourra parler pendant une heure, mais on se rend compte que ce n’est qu’un regard, que l’esprit est ailleurs… ces gens sont complètement malléables, c’est ça qui fait peur.
Les drogues illégales ne sont pas les seules présentes lors des manifestations techno, et l’image d’Épinal voulant qu’il ne se boive pas d’alcool dans ce type de soirées est irréaliste. Les alcools forts n’ont certes pas la cote : ils sont chers, inabordables pour une clientèle peu fortunée. Comme le mélange procure très souvent des troubles désagréables, un consommateur d’ ecstasy les délaissera volontiers. L’ensemble des jeunes se tournera alors vers la bière, moins chère, et en consommera de grandes quantités comme d’ailleurs des sodas ou du thé froid. Quant aux prémix, ces nouveaux breuvages à base d’alcools forts et de petites bulles sucrées, les jeunes disent que «C’est chimique et c’est pas bon; c’est dégueulasse, j’y touche pas!». Etant donné le piège au niveau de l’ accroche que constituent ces boissons, la réaction est rassurante. S’il n’est pas erroné d’associer la mode techno et l’ecstasy, Denis Kaser trouve par contre faux de considérer qu’il n’y en a que dans ce milieu spécifique. Le sophisme est aussi simple que dommageable: il y a de la drogue dans les raves; les jeunes fréquentent les raves; donc les jeunes sont des drogués. Il est vrai que, selon lui, 80 % des participants à une manifestation techno consommaient de l’ ecstasy il y a trois ans; aujourd’hui, le pourcentage est diminué de moitié. Il convient donc de considérer également les non-consommateurs, qui peuvent aussi bien représenter 90 % de la clientèle, les jeunes à qui la musique seule suffit. Ils vivent la techno en se satisfaisant de l’ environnement sonore et visuel, dans lequel l’effet de transe est poussé à son paroxysme. De la technique (des murs ou des sols qui changent de couleur, par exemple) au savoir-faire, tout invite au délire.
Denis Kaser
«Le DJ a quelque chose de magique dans les mains, une vraie parole; il les drogue avec sa musique, c’est terrible».
Lors de l’organisation d’une manifestation, d’autres éléments influencent la consommation de drogues, éléments que l’organisateur responsable doit considérer à leur juste valeur.
Denis Kaser
La programmation, la mentalité, la mise en place de la manifestation et l’encadrement permettent de dire: «ça va être un nid de dopés, ça va être un nid de drogues, ça va être un nid de deal ». Je ne cache pas mes mots, et je prétends que certains artistes, certaines musiques, certaines programmations amèneront plus de camés que d’autres.
Il appartient dès lors à l’organisateur, mais aussi au canton et à la sécurité, d’être conscient du phénomène et d’agir en conséquence en matière de prévention. Si l’organisateur doit se montrer strict en ce qui concerne la légalité des produits consommés dans sa manifestation, il doit également faire attention à la programmation musicale et aux artistes qu’il engage; lorsque la soirée devient trop chaude, il peut par exemple demander au DJ de calmer le jeu.
Encore faut-il avoir conscience de l’inévitable présence de drogues et l’ admettre, un état d’esprit que beaucoup, selon Denis Kaser, ne sont malheureusement pas près d’avoir. Le mouvement techno a officiellement une dizaine d’années, et professionnellement trois ou quatre au maximum; ce n’est qu’aujourd’hui qu’il éclate en plein jour.
Denis Kaser
Je crois qu’à l’heure actuelle, la conclusion vraiment grave et critique est qu’il ne faut pas laisser ce milieu entre les mains de quelqu’un qui ne le maîtrise pas professionnellement, qui n’en a pas pleinement conscience. Parce que j’admets que c’est un milieu à risques. Le danger? Lorsqu’une société de jeunesse organise une petite manifestation, en fait une techno avec de vrais Dis techno, professionnels, ça va attirer le vrai public, mélangé avec toute la jeunesse du coin où la moyenne d’âge est de douze ans.
C’est là que se crée le pont entre le dealer, l’éventuel consommateur et le futur raver. Pour moi, c’est ça le vrai lieu à risques, ce n’est pas la rave avec 12 000 personnes et une monstre infrastructure de sécurité. Le risque n’est pas là, il est dans les soirées privées, semi-privées ou encore lors d’after inofficielles, un problème qu’on ne maîtrise pas du tout.
Le problème? Lorsque l’on arrête une manifestation à quatre heures du matin sous prétexte de dégager les routes, alors même que les autorisations vont jusqu’à six heures, il y a une mise en place directe d’after, des soirées du matin dans lesquelles les jeunes, qui ont avec eux tout le matériel nécessaire, perpétuent l’ambiance de la nuit.
Denis Kaser
Et c’est là que le pont se crée, parce que c’est là qu’il y a tout à coup tendance à la fatigue. Même si tu as bu quarante Red Bull, t’as 18 ans… tu y passes. Tu passes à la moulinette.
En matière de prévention, l’idéal serait alors d’intervenir avant que les jeunes ne prennent conscience, pour qu’ils ne s’essayent pas à la consommation d’ecstasy ou d’autres drogues. Mais pour celles et ceux qui en consomment déjà, qui «croquent», la prévention doit être présente lors des manifestations. Basée sur le dialogue, elle veillera selon Eric Demierre et Denis Kaser à ne surtout pas verser dans la remontrance ou la morale. De la drogue, il y en aura dans toutes les manifestations qu’elles soient techno, rock ou à but humanitaire. C’est pour eux une réalité.
La logique publicitaire demande une présence constante, qui conforte le consommateur d’un produit XY dans son bon choix. Cette logique est également valable en matière de prévention; un message répété va intéresser les jeunes, pour autant qu’il ne soit pas sentencieux. Une approche fortement teintée de réduction des risques, telle que sur les flyers Ecstasy-lnfo de Zurich, rencontrera dès lors plus de succès. Le message de base peut être ainsi résumé: « Fais gaffe. On n’est pas dupes, on sait que tu en prends mais fais gaffe: tu ne sais pas ce qu’il y a dedans ». Faute de s’orienter sur les conséquences pour la santé, le message préventif sera tout simplement ignoré.
Denis Kaser
Les gamins disent « quand on fume … on se fait taper sur les doigts» parce que nous refusons qu’ils fument dans l’établissement. Mais indirectement, est-ce qu’on ne ferait pas mieux de les garder dedans en leur disant «c’est pas bien de fumer»? Mais si on leur dit «c’est pas bien», ils ne viennent plus. Il faut toujours faire la part des choses et arriver à une ligne médiane où tout le monde gagne son beurre: les services de prévention, les services de répression, l’organisateur, et surtout le public.
Denis Kaser, en toute logique commerciale, suggère l’approche financière suivante: afin de prévenir la disparition de la prévention, le public, l’organisateur et les sponsors doivent être intéressés par ce qu’il convient d’appeler un produit préventif enrobé d’une image de marketing. Malheureusement, quelques essais ont tourné court faute d’une prise de conscience globale. Lorsque Arkina distribua gratuitement de l’eau aux ravers, les reproches ont plu.
Denis Kaser
On m’avait accusé en me disant «OK, vous distribuez de l’eau, vous acceptez que des ravers consomment». Mais je
savais également que certains non-consommateurs allaient danser dix ou douze heures et allaient être complètement déshydratés. Et que certains n’avaient peut-être pas un franc en poche pour s’acheter un litre d’eau, alors qu’on sait que dans les toilettes de la plupart des clubs, il n’y a que de l’eau chaude. Pas d’eau froide. Dans mes manifs, tu demandes un verre d’eau on te met même deux glaçons et une rondelle de citron.
Le phénomène fut identique quand les CFF proposèrent des billets combinés pour diminuer les risques sur la route: la régie fut associée à la vente d’ecstasy. L’amalgame est trop vite fait, au détriment de tous. Denis Kaser pense que, à force de vouloir rejeter la responsabilité des drogues sur tout un chacun, on risque de décourager de bonnes volontés. La cible favorite des critiques semble être l’organisateur, mais on pourrait aussi prendre à partie les parents, les systèmes scolaire et politique, l’air du temps et pourquoi pas les play-stations, dont la musique n’a rien de la transe mélodique. Si le débat vise à chercher des responsables, il tombera vite dans la stérilité.
À défaut de savoir à qui la faute, l’expérience d’Hemostaz fait ressortir un pourquoi.
Denis Kaser
Et là intervient le problème du sida, parce que les jeunes disent « ouais écoute, nous on s’drogue pask’on peut même plus baiser, dès qu’on tire un coup, pop! dans deux ans t’es raide». Ils te parlent comme ça, ils te le disent en verlan, tu comprends pas. Mais c’est ce qu’ils disent: «Nous on se drogue parce qu’on peut plus baiser. Onpeut plus boire d’alcool, ça coûte cher. Un ecsta, ça coûte vingt balles et ça dure toute la nuit».
Les jeunes ne cachent pas leurs mots, ne dissimulent pas les problèmes. Eric Demierre et Denis Kaser ont inclus cette donnée dans leur réflexion, et y voient un début de solution. Exposer la situation en connaissance de cause et expliquer le concept médico-social qui est associé à une manifestation ne prétérite pas l’obtention des autorisations, au contraire. En plus d’éduquer, il faudrait à leur avis renforcer les liens entre les différentes sociétés de prévention. Cela permettrait de mieux coopérer et assurerait la sécurité du public. Certaines sociétés directement concernées ignorent tout simplement l’existence des autres, ce à quoi il peut être remédié. Pour permettre à la prévention directe et au concept médico-social d’exister, Denis Kaser précise que les structures encore à élaborer doivent être mises en place rapidement. Pour Eric Demierre, une meilleure coordination entre les organisations, peut-être même une centrale d’information, ainsi qu’une vaste communication permettraient d’y parvenir.
L’aspect financier reste cependant un élément crucial, et le temps presse.
Eric Demierre
Financièrement parlant, ce n’est pas du tout rentable pour nous; si on compare ce qu’on facture au nombre d’heures qu’on y passe, ça fait à peu près cinq francs de l’heure.
Denis Kaser
Il ne faut pas oublier que tout ce qui est majors, gros labels, Sony, Polygram… a déjà attrapé la pop et la dance, mais pas la techno. Dès qu’ils vont se mêler à ce business, les autorisations vont pleuvoir. Dès qu’il y aura du pognon sur la table on ne parlera plus de prévention, on nous oubliera. Et il y aura des raves comme il y a des productions d’Iran Maiden ou d’AC/DC avec 15000 personnes. Nous, les indépendants qui avons lancé ce business, on se fera croquer.
Eric Demierre
Tant qu’Hemostaz existe, on va faire le maximum pour continuer; mais pour ça, il faut aussi que les organisateurs nous le demandent. On ne va pas arriver chez les gens en disant « Maintenant on va faire de la prévention». Il est important que les organisateurs nous sollicitent.
Denis Kaser
Il ne faudrait pas créer un débat mais un fil rouge entre les différents organisateurs, il faudrait vraiment créer un lien entre tous, vous, nous … étoffer le concept, rassembler. Les gens existent, simplement pas au même moment au même endroit. En matière de prévention, il faut taper sur le clou, être là, se donner les moyens d’être là. Les jeunes se droguent, ils se droguent bien, c’est vrai, mais ils en ont conscience de par le travail qui est fait.
Comment récolter des fonds pour la prévention? En attirant les sponsors. Peut-être aussi en organisant des soirées techno en sa faveur, comme cela fut fait pour la Croix-Rouge. Il reste à savoir si les ravers vont se soutenir.
Quoi qu’il en soit, pour Denis Kaser, un élément fondamental reste l’éducation de tous.
Denis Kaser
Il faut faire passer un message. Ça ne va jamais s’atténuer, ça va continuer, ça va aller en empirant. Mais tout empire, le sida empire, les gens deviennent de plus en plus sombres. Je ne veux pas être défaitiste, mais… si tout le monde avait l’envie de transmettre à son voisin un petit quelque chose de positif, si ce n’est préventif, on résoudrait certainement tous les problèmes. Tous. Seulement, il y a beaucoup de gens qui s’en moquent totalement.