décembre 2024
Dominique Marcot, psychiatre, médecin-chef de la filière légale du centre neuchâtelois de psychiatrie
Le nombre de personnes en situation d’addiction dans le monde est estimé à 292 millions en 2022, soit une hausse de près de 20% ces dix dernières années 1. De même, le recours à l’incarcération ne fait que croître, avec environ 11.5 millions de personnes se trouvant en prison, soit une augmentation de 24% en 20 ans 2.
Enfermement et addiction entretiennent des liens étroits, jusque dans l’origine de ces mots. Le terme d’addiction remonte au latin addictus, qui désignait « l’esclave pour dette ». Le terme prison renvoie quant à lui à la « prise », la « capture », la « mise en captivité ». C’est le 19ème siècle qui a fait de la privation de la liberté d’aller et venir la punition pénale par excellence, remplaçant les divers châtiments afflictifs et infâmants.
Si la prison est fondée sur l’idée que le détenu est un malade social que l’institution carcérale permettra de traiter, ce traitement est basé sur la dissuasion par la punition et la rééducation par la discipline. Cette conception fait de la prison un espace où non seulement tout usage de substances illicites vaut sanction (y compris pour la consommation personnelle), mais où, en plus, l’usage d’alcool et de médicaments non prescrits est également punissable. Le tabac est en général autorisé en cellule, mais certains pays l’interdisent en détention.
Entre 30 et 75% des personnes en situation d’addiction ont fait un séjour en prison à un moment donné de leur vie 3. La probabilité de commettre un délit est huit fois supérieure pour des personnes présentant une addiction par rapport à celles sans addiction 3. De plus, l’effet d’une substance psychoactive, illégale mais aussi légale (à commencer par les benzodiazépines 4), est à la fois un facilitateur, aléatoire mais aussi parfois délibéré, de transgression des normes.
, avec des bénéfices économiques jusqu’à quatre fois plus élevés que dans la rue, voire jusqu’à 30 fois plus pour les nouvelles substances psychoactives. Il est fortement suspecté que certain·e·s détenu·e·s se fassent incarcérer pour pouvoir être actif·ve·s sur le marché carcéral 3. Les moyens classiques d’introduction des substances en prison sont les cavités du corps humain (orifices naturels, tube digestif), les contacts au parloir, les courriers et colis, les employé··s de la prison et le jet de produits (jusqu’avec des drones) 5.
Des études menées entre 2004 et 2013 suggèrent qu’en Europe, entre 20 et 45% des personnes détenues ont consommé des drogues durant leur séjour en prison : cannabis, héroïne, cocaïne et amphétamines 3. Une étude suggère que plus d’un quart des consommateur·rice·s d’héroïne ont été initié·e·s à cette substance durant une détention 6.
L’enquête ESSPRI, réalisée en France d’avril à juin 2023, a montré, entre autres, que « quatre détenus [hommes] sur cent rapportent avoir eu recours à l’injection d’une substance au moins une fois depuis leur incarcération ; Les détenus les plus jeunes sont plus souvent usagers de drogues en prison que leurs aînés » [voir également l’article de Spilka, Simioni et Protais, dans ce numéro]. Par ailleurs, selon une autre étude menée en France, 14% des injecteur·rice·s en milieu libre poursuivent cette pratique durant une incarcération, et parmi eux·elles 40% partageraient leur matériel 7, même si la possession de seringue est prohibée en détention.
Enfin, la vulnérabilité des personnes dépendantes en s’arrête pas à la libération, puisque le risque de décès en lien avec les drogues est trois à huit fois plus élevé durant les deux premières semaines après la sortie 8, surtout parce que la tolérance, notamment aux opiacés, a été souvent réduite durant la détention.
Pour les soignant·e·s qui y exercent, la prison leur demande de s’adapter à ses contraintes sécuritaires et les confrontent inévitablement à des remises en cause de principes de la médecine, comme la confidentialité des échanges, au nom de besoins sécuritaires 9.
Le·la médecin rencontre beaucoup de détenu·e·s aux prises avec des addictions dans sa pratique quotidienne. Il doit veiller à traiter les sevrages, à proposer un traitement agoniste aux opiacés en cas d’indication et dans tous les cas poursuivre celui déjà en cours. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a encouragé dès les années 1990, via la prise en charge du VIH dans les prisons, le développement de programmes de traitement des addictions en prison 10). Toutefois, ce qui semble aller de soi, comme la prescription de méthadone, doit encore parfois être rappelé par la Cour européenne des droits de l’homme 11.
Le·la médecin est souvent confronté·e à ce que les anglo-saxons dénomment drug seeking behaviour, avec des patient·e·s déterminé·e·s à lui imposer la molécule et la posologie qu’ils·elles ont décidées, par l’usage de multiples leviers, jusqu’à la menace verbale, physique (voire l’agression) ou judiciaire. Malgré le refus ou les alternatives proposées, le·la patient·e veut un traitement bien précis pour son anxiété, sa douleur, son épilepsie ou sa « maladie ».
Depuis la fin des années 2010, les médicaments les plus demandés, dans notre expérience, sont la prégabaline, le clonazepam et le tramadol, talonné de près par le méthyphénidate, lui-même suivi par plusieurs autres molécules comme le bupropion.
Dans de telles situations, il est difficile de distinguer si le·la patient·e est exposé·e à un mésusage, à un craving, à une addiction, est missionné·e (volontairement ou sous la contrainte) par d’autres détenu·e·s ou s’il s’agit pour lui de tirer un profit, au moins partiellement, d’ordre économique de la prescription demandée. L’ensemble de ces patient·e·s a des antécédents d’usage problématique de substances psychoactives, licites ou non, et présente le plus souvent une clinique pouvant justifier une prescription (insomnie, anxiété, impulsivité, algies, etc.).
Les manières de faire face à ces problèmes peuvent différer fortement, depuis une prescription à bas seuil (dans la continuité de l’idée d’un traitement de substitution) en passant par des critères stricts d’indication jusqu’à la prohibition complète 12, sachant qu’aucune solution ne permet de « résoudre » le problème. Dans les prisons du Canton de Neuchâtel, nous avons adopté une approche de non prescription avec alternatives. Les molécules prohibées sont : clonazépam, midazolam, flunitrazépam, alprazolam non retard, clorazépate 50 mg, prégabaline, méthadone en comprimés ou gélules.
L’avantage est d’éviter ainsi les effets indésirables de désinhibition en termes de risque suicidaire ou d’agressivité, mais aussi de donner à la communauté des détenu·e·s le sentiment d’une égalité de traitement (tout se sait dans une prison) et éviter des comportements d’escalade des symptômes pour obtenir une prescription. Le risque de cette approche prohibitive est le sevrage (dans ce cas un traitement de remplacement est prescrit) et d’encourager le marché illicite. Le bénéfice principal pour le médecin prescripteur face au patient ou à la patiente est de pouvoir lui dire que le refus de la molécule précisément demandée résulte d’une volonté institutionnelle et non pas de sa propre décision.
« La prison, à la différence de l¹hôpital, n’est pas un lieu de soin même si c’est un lieu où l’on soigne » (Anne Lécu). C’est donc aussi une possibilité pour les personnes en situation d’addiction d’accéder à des soins.
Certaines personnes en situation d’addiction sont si marginalisées et ont si peu de marge de gestion des effets délétères de leurs consommations qu’un milieu où règne une continuité, une routine, où les choix sont limités, où aucun comportement n’entrainera l’exclusion peut représenter une chance, une possibilité de réhabilitation et de soins, qui autrement n’auraient jamais pu être mis en œuvre.
, surtout lorsque celles-ci nécessitent des traitements devant être pris quotidiennement et au long cours, comme le traitement contre l’hépatite C. Les taux d’infection des principales maladies transmissibles sont deux à neuf fois supérieures chez les détenu·e·s en Suisse que dans la population générale du pays 13.
Les services médicaux sont encouragés à développer de meilleurs moyens de dépistages, car certain·e·s détenu·e·s ne veulent pas de prise de sang et des moyens non invasifs sont souhaitables. En Suisse il faut souligner l’existence et le dynamisme du programme SHiPP (Swiss HepFree Prison Project) d’hepatitis Swiss 14, qui s’inscrit dans la volonté de l’OMS d’éradiquer l’hépatite C à l’horizon 2030 15).
La prévention dans tous ses aspects a encore des progrès à faire dans les prisons suisses. Malgré l’existence d’une législation qui l’exige, seule une quinzaine d’établissements sur les 88 que compte la Suisse (soit environ 20%) propose aux usagers et usagères de seringues d’avoir accès à du matériel stérile. Le Conseil fédéral avait pourtant stipulé, dans l’Ordonnance sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (Ordonnance sur les épidémies), datée du 01.01.2016, que « les établissements de privation de liberté doivent veiller en particulier à ce que les personnes dont elles ont la charge (…) aient accès, selon les besoins et la situation, aux moyens permettant de prévenir et traiter les maladies sexuellement transmissibles ou transmissibles par le sang, en particulier à des préservatifs, à du matériel d’injection stérile et à un traitement à base de stupéfiants » (art 30 alinéa 2).
Dans les prisons du Canton de Neuchâtel, des préservatifs ont pu être mis à disposition des détenu·e·s en 2022, par contre le développement d’un projet de dispositif d’échange de seringues est en cours depuis 2019 sans date de mise en œuvre connue à ce jour.
La collaboration étroite entre notre service de médecine et de psychiatre en milieu pénitentiaire (SMPP) avec Addiction Neuchâtel et les réseaux investis dans la prise en charge de personnes en situation d’addiction (itinéraires 16 par exemple) nous permet d’assurer la délicate continuité des soins pour les personnes dépendantes, sachant qu’il existe aussi une population particulièrement marginalisée, les personnes sans titre de séjour ni assurance maladie (qui seraient 90’000 en Suisse), particulièrement problématique quand elles sont en situation d’addiction ou de troubles psychiques.
La prison est, à bien des égards, un lieu de paradoxes, à la fois milieu à risque et opportunité pour les personnes concernées par l’addiction.
La prison est un milieu à nul autre pareil, aussi et en particulier au regard des addictions.
Les équipes soignantes intervenant en détention peuvent rendre des services appréciables, et parfois uniques, aux personnes en situation d’addiction, personnes particulièrement vulnérables dans tant de dimensions.