juillet 2015
Interview du Dr Toni Berthel
Frank Zobel : Quel rôle jouent les benzodiazépines dans la médecine de l’addiction ? Quand et pourquoi les prescrivez-vous à vos patients ?
Toni Berthel : Les benzodiazépines sont des substances psychoactives qui calment, réduisent les angoisses et favorisent le sommeil. Elles ont aussi des effets antispasmodiques et relaxants. Elles sont utilisées en médecine générale, en psychiatrie et en médecine des addictions contre les états d’angoisse, les troubles du sommeil et pour réduire les états de tension. On les emploie aussi pour le traitement des épilepsies et elles sont souvent prescrites en combinaison avec des antidépresseurs et des neuroleptiques.
Ce sont des substances sûres, efficaces et utiles, avec peu d’effets secondaires et une toxicité faible.
On différencie les benzodiazépines en fonction de la durée de leurs effets (demi-vie) qui peut être courte, moyenne ou longue. Ce sont surtout celles qui ont une demi-vie courte qui font l’objet de mésusages: l’afflux rapide de la substance active permet d’obtenir les effets intenses et immédiats recherchés, et aussi souvent un «flash». C’est l’immédiateté des effets, le flash et la rapide baisse des effets qui conduisent ensuite à répéter la consommation. C’est pourquoi il est important de prescrire des benzodiazépines dont la demi-vie est plus longue. A l’inverse, chez les personnes âgées, où il peut y avoir une accumulation de la substance, il est recommandé de ne pas prescrire des benzodiazépines avec une demi-vie longue.
Quel est le cadre légal de la prescription de ces substances? A votre avis, ce cadre constitue-t-il un obstacle, une nécessité ou une ressource dans votre pratique ?
Il existe des règles spécifiques pour la prescription des benzodiazépines dans le cadre d’un traitement de substitution et également lorsqu’elle se situe en dehors des indications et dosages homologués. Les benzodiazépines, en tant que substances psychotropes, sont soumises à la même législation et aux mêmes dispositions que les stupéfiants. Leur usage dans le cadre d’un traitement de substitution requiert une autorisation (Art. 2, Art 3e LStup; Art 46j Para 3, Art 48 OCStup; Art 9 OAStup). Une prescription qui se situe en dehors des indications et dosages homologués entraîne, conformément à la Loi sur les stupéfiants, une obligation de déclaration auprès des autorités cantonales (Art 11 Para. 1bis LStup; Art 49 OCStup). La manière dont ces autorisations sont accordées relève des cantons.
Ces derniers temps, certains politiciens cantonaux se sont mêlés des discussions concernant la prescription appropriée de ces substances. Cela était lié à la vente et à la consommation de benzodiazépines qui n’avaient pas été prescrites selon les règles de l’art ou qui se retrouvaient dans l’espace public et proche des scènes de la drogue. La prescription et dispensation de ces substances doit cependant rester du ressort des médecins et pharmaciens, et ne pas être faites en fonction de règles arbitraires ou découler de discours populistes. Ce qui doit être exigé, c’est que les règles de la médecine et la prise en compte des connaissances pharmacologiques soient respectées par les professionnels.
Quels sont les principes que l’on devrait suivre lors de la prescription de benzodiazépines dans le cadre d’un traitement de la dépendance ?
L’association des médecins cantonaux suisses (AMCS), celles des pharmaciens cantonaux (APC), la Société suisse de médecine de l’addiction (SSAM) et l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) ont conjointement formulé des principes pour l’emploi de benzodiazépines et de médicaments similaires1. Ces recommandations ont pour objectif d’aider les médecins et pharmaciens à élaborer des stratégies au quotidien.
Comme je l’ai déjà dit ci-dessus, les benzodiazépines et médicaments similaires doivent être utilisés en suivant les règles de la médecine et les connaissances pharmacologiques. Cela signifie: a) un traitement doit être précédé d’une anamnèse, d’un diagnostic et d’une indication b) les patients doivent être informés des effets et des effets secondaires, ainsi que du potentiel de mésusage de la substance c) il n’y a pas d’indication pour des benzodiazépines à courte demi-vie en médecine générale et en psychiatrie d) ces substances ne doivent être prescrites que durant une période limitée e) la prescription doit mentionner la dose unitaire ainsi que la dose maximale quotidienne et, en règle générale, l’on ne devrait prescrire et remettre que de petits emballages f) la réduction du dosage doit être menée avec attention et ne doit pas être trop rapide: l’usage de benzodiazépines ne doit pas être interrompu abruptement g) les personnes âgées métabolisent généralement les médicaments plus lentement. Ils présentent aussi plus souvent une réaction paradoxale à ce type de médicaments. C’est pourquoi il faut un dosage plus prudent pour eux et privilégier des benzodiazépines à courte demi-vie.
On connaît les benzodiazépines depuis des décennies. Elles ont des effets thérapeutiques clairement identifiés et des indications d’emploi bien connues. On sait aussi que ces substances peuvent être addictives et qu’elles peuvent faire l’objet de mésusages. Sur la base d’une vision qui privilégie l’être humain et sa liberté, il faut que de telles substances, qui sont utiles, efficaces et appropriées, ne soient pas interdites et que leur prescription ne soit pas restreinte en raison du mésusage au sein d’un petit groupe.
Quels sont les risques qui sont liés à la prescription de ces substances chez vos patients ?
Les benzodiazépines ont peu d’effets secondaires et une faible toxicité. Elles peuvent toutefois faire l’objet de mésusages en raison de leurs effets calmants, relaxants et anxiolytiques. On distingue généralement la fréquence de consommation (d’occasionnel à régulier) et la quantité consommée (d’une dose faible à élevée). On parle d’une dépendance lorsque les personnes perdent le contrôle de leur consommation, qu’il faut augmenter la dose et que cela crée des problèmes avec l’entourage. On trouve souvent des problèmes psychiques additionnels chez ceux qui font un mésusage de ces substances. Il faut alors reconnaître et traiter ces comorbidités pour éviter un usage non contrôlé de benzodiazépines. Lorsqu’il existe une dépendance à ces substances, il importe de prescrire celles qui ont des effets de plus longue durée afin d’éviter l’effet de flash. Il peut aussi s’avérer nécessaire de remettre les substances de manière contrôlée. Lorsqu’on est confronté à l’usage de doses élevées, il est nécessaire d’obtenir un second avis auprès d’une institution spécialisée dans les dépendances ou auprès d’un médecin qui a de l’expérience dans ce domaine.
On rapporte parfois que les benzodiazépines peuvent être facilement obtenues sur le marché noir. Est-ce dangereux ?
Les benzodiazépines sont des médicaments particulièrement appréciés des personnes polytoxicomanes. Elles essaient généralement d’obtenir des doses qui se situent au-delà des doses journalières recommandées. Certaines personnes y parviennent en étant très entreprenantes dans le cabinet médical ou en faisant du «shopping médical». On mentionne aussi le fait que ces médicaments peuvent être commandés sur internet à l’étranger. La vente des benzodiazépines sur le marché noir peut aussi permettre de financer l’achat d’autres drogues. C’est surtout les benzodiazépines à courte demi-vie comme le Dormicum® qui y sont recherchés. Le défi pour les médecins et les pharmaciens est de savoir fixer des limites pour les patients qui sont très entreprenants et de refuser des prescriptions ou dispensations inadéquates. Un bon échange d’informations entre le médecin et le pharmacien est souvent utile pour mettre en place des mesures appropriées.
Y a-t-il des alternatives aux benzodiazépines et, si oui, quels sont leurs avantages et désavantages ?
Comme je l’ai dit, les benzodiazépines calment et ont de bons effets s’agissant des angoisses et des troubles du sommeil. Elles ont peu d’effets secondaires et une faible toxicité. Ce qui importe c’est qu’elles ne soient prescrites que durant une courte période. Si les troubles et souffrances durent plus longtemps, il est indiqué d’utiliser d’autres médicaments, qui sont moins susceptibles d’entraîner une tolérance et faire l’objet de mésusages. Les antidépresseurs et les neuroleptiques peu puissants se révèlent dans ce cas utiles. Il importe aussi d’examiner si il n’existe pas de troubles psychiques ou somatiques additionnels. Si de telles comorbidités existent, il faut évidemment les traiter. On devrait également explorer des alternatives à la médication comme des exercices de relaxation. Les méthodes qui favorisent une hygiène du sommeil sont à terme plus efficaces que les médicaments qui favorisent le sommeil. Les techniques pour contrôler les peurs sont aussi efficaces et ont des effets durables. Le plus important toutefois, c’est que les patients deviennent eux-mêmes actifs, se perçoivent comme responsables de la gestion de leur vie et qu’ils développent des compétences pour résoudre leurs problèmes et difficultés. Comme médecins, thérapeutes ou pharmaciens, nous devons soutenir nos patients dans ce sens.
Comment se développe l’offre de ces médicaments ? Y a-t-il une grande concurrence, de nouvelles molécules/produits? Quel type de marketing est lié à la vente de ces médicaments ?
Les substances qui se trouvent sur le marché existent déjà depuis des années et sont bien connues. Il existe une large palette de produits. Les prescripteurs et les pharmaciens connaissent leurs effets, effets secondaires et indications. A ma connaissance, il n’y a pas de nouvelles benzodiazépines en voie d’être autorisées et l’industrie pharmaceutique ne pratique pas un marketing très actif concernant ces substances.