décembre 2019
Grégory Lambrette (Association Arcus)
Des années durant, nous avons eu l’habitude de percevoir l’abus de substances psychotropes comme étant un phénomène essentiellement urbain. De récentes études ont cependant nuancé cette représentation et démontré que la problématique des addictions touchait également, de manière significative, les zones rurales (Cepeda-Benito et al., 2018 ; Dombrowski et al., 2016 ; Pruitt, 2009 ; Pettigrew et al., 2011). Si les politiques de santé publique ont été pendant plusieurs décennies fortement urbano-centrées (Warren & Smalley, 2014), force est de constater que des adaptations s’imposent aujourd’hui si nous voulons toucher ces populations aux besoins parfois spécifiques.
Car spécificités il y a. En effet, en dehors des ressources, des caractéristiques démographiques, des comportements culturels et des particularités économiques qui la caractérisent, la population des champs présentant des conduites addictives ne dispose pas d’un même accès aux traitements ni aux services spécialisés (Thomas & Compton, 2007) que celle des villes. Le frein majeur à l’accès à ces structures, essentiellement implantées au sein des centres urbains ou, au mieux, péri-urbains, est souvent leur trop grand éloignement physique – auquel s’adjoint parfois l’absence de moyens de locomotion personnels – et avec un maillage territorial limité en termes de transport public (Cadet-Taïrou & Gandhillon, 2015, 2017 ; Schmitt, 2016). Ce public issu des zones rurales aurait ainsi tendance à consulter plus tardivement que les autres les services spécialisés – quand il les consulte – et présenterait dès lors et plus souvent des symptômes plus sévères en matière d’addiction, comme en santé mentale (Warren & Smalley, 2014). Enfin, les usages y sont le plus souvent tabous et stigmatisés dans des espaces où l’anonymat est difficile à préserver (Cadet-Taïrou & Gandhillon, 2015, 2017). Voilà autant de motifs justifiant le développement et le déploiement d’une politique de soins adaptée aux zones rurales. C’est dans cet esprit que s’est progressivement implantée, à la demande du ministère de la Santé du Grand-Duché de Luxembourg, une « consultation régionale » en matière d’addiction ; une consultation reposant précisément sur un maillage entre intersectorialité et territorialité.
Nous avons initié, au début de l’exercice 2017, une « consultation addiction » décentralisée ; autrement dit, une consultation psycho-sociale visant à toucher les populations les plus éloignées des centres urbains et, par là-même, des structures spécialisées en matière de conduites addictives. Notre projet s’est appuyé d’abord et avant tout sur un dispositif préexistant d’aide sociale et éducative qui couvre surtout l’ensemble du territoire, y compris les zones le plus reculées et est proposée entre autres aux jeunes adultes et aux familles en difficulté. Pour des raisons institutionnelles que nous ne détaillerons pas dans cet article, les premiers services avec lesquels nous avons commencé à collaborer furent ceux du secteur de l’aide à l’enfance, bien mieux implantés et visibles localement. Mieux enraciné dans les différentes régions du pays, ce dispositif socio-éducatif nous a servi de point d’ancrage pour commencer à toucher indirectement la population ainsi que les institutions occupant ces territoires. Par souci d’économie de moyens, nous ne souhaitions pas, dans un premier temps, assurer des permanences peu pertinentes en début de projet. Cette première articulation entre deux secteurs distincts au premier abord, à savoir celui de l’aide à l’enfance et à la jeunesse et celui de la santé, a permis de dégager les premières synergies avec les autorités publiques sous la forme de contacts avec les communes, d’identification de besoins, de mise à disposition de locaux, et de l’organisation d’un cycle de conférences itinérant. Celui-ci traitait entre autres les questions des addictions et des facteurs de protection qu’est, à titre d’exemple, la qualité de la relation parents-enfants. L’aide fournie par le dispositif de l’aide à la jeunesse a constitué un premier relais entre les populations en souffrance et notre service, par le biais de consultations ambulatoires en des lieux non identifiés comme relevant de la problématique des addictions. Ce point a son importance car il peut favoriser au final la fréquentation des consultations selon qu’elles sont ou non identifiées comme relevant de la problématique des addictions.
Si l’idée principale fut, et reste aujourd’hui encore, de développer une coopération entre trois secteurs d’activité – à savoir la santé, l’éducation et le social – ,l’objectif vise quant à lui à lutter contre les inégalités sociales face à la santé et à fournir une aide intégrée en matière d’addiction dans le milieu naturel des patients, puisqu’il s’agit manifestement d’une bonne pratique aujourd’hui clairement répertoriée (Fleury, 2014). Plus défavorisées comme nous l’avons vu plus haut, les populations rurales requièrent des interventions tout aussi complexes sinon plus, que celles des villes. Les difficultés liées au travail, au logement, au déplacement s’y posent de manière plus aigüe encore et exigent l’implication de secteurs influant sur la qualité de vie des patients et de leur entourage, et dans un accompagnement concerté, mais d’abord et surtout centré sur le patient. C’est à cette étape-là que nous en sommes aujourd’hui, face au succès que rencontre notre projet de consultation régionale : identifier et mobiliser les ressources locales utiles à la stabilisation et/ou à la sortie de l’addiction. Si pour l’heure, nous pouvons rapprocher au plus près du domicile des patients une consultation psycho-sociale – qui ne peut malheureusement pas aujourd’hui s’inscrire encore dans une logique de réduction des risques -, celle-ci nécessite rapidement de constituer des groupes de travail permettant de répondre aux multiples besoins des personnes, au-delà des situations individuelles.
Notons encore qu’il est envisagé, à terme, de s’appuyer sur les nouvelles communications pour proposer une aide assistée par la technologie (Blended Counseling) pour toucher plus facilement encore une population réticente au premier abord à solliciter une aide spécialisée. Il ne reste qu’à se faire connaître et à se montrer régulièrement auprès des acteurs locaux : informer la population rurale des possibilités de consultation dans la plus grande discrétion, organiser des tables rondes intersectorielles et travailler de manière concertée et plurielle sont le quotidien de qui veut travailler à l’implantation et à l’amélioration des trajectoires de soin en milieu rural. Pour ce faire, il est impératif d’agir autour d’objectifs concrets et souvent multidimensionnels participants à la perception subjective de la qualité de vie des patients et de leur entourage. Une enquête que nous avons réalisée en 2018 auprès d’une centaine de médecins généralistes appartenant aux différentes régions rurales du pays nous a permis précisément de souligner, certes, les manques structurels de possibilités de prises en charge, mais aussi les difficultés à trouver des réponses, sinon un accompagnement adapté et surtout décloisonné.
S’il nous fallait dégager de manière synthétique quelques points forts de ce projet encore en phase de rodage, nous pourrions l’exprimer comme suit :
À l’heure actuelle et par son association avec un dispositif d’aide aux jeunes adultes et à leur famille, cette consultation de proximité sert aussi bien de programme d’intervention précoce que d’accompagnement psycho-social au sens plus classique du terme. Centrée sur les besoins du patient, l’approche intersectorielle proposée par notre projet vise à agir de manière cohérente et complémentaire sur l’ensemble du continuum de la consommation de substances psychoactives.
Cette aide cherche ainsi à améliorer le bien-être des membres de l’entourage, mais également à soutenir et à renforcer leurs compétences, de manière à influencer positivement la modification des habitudes de consommation de leurs proches, en intervenant autant que faire se peut dans leur milieu naturel. Préserver ou accroître la qualité de vie des proches et des membres de la famille d’une personne qui présente des comportements addictifs ; éviter les ruptures et l’éloignement entre les personnes qui manifestement ces comportements sont les deux principaux axes d’un projet qui appelle selon nous à être maintenu et renforcé. Un projet dont le décloisonnement en matière de prise en charge est, et doit être, le maître-mot ; mais aussi où l’intervenant spécialisé en matière d’addiction incarne cet agent de liaison sans lequel rien de durable ne peut se faire.