décembre 2019
Daniel Bellemare (Maison Radisson) ; Natacha Brunelle (Université du Québec)
Le lien entre la prise de substances psychoactives et la criminalité ne peut pas se réduire à un simple rapport de causalité. En étudiant de plus près ce que vivent les jeunes qui ont des démêlés avec la justice, on se rend compte que ceux-ci sont pour la plupart aux prises avec divers problèmes concomitants, particulièrement liés à des dépendances, à la santé mentale, à l’employabilité, à l’hébergement, etc.
De fait, il ne faut jamais perdre de vue que les problèmes liés à la prise de substances psychoactives des jeunes judiciarisés sont pris dans un nœud complexe. Pour participer à le défaire, il faut compter sur le soutien de plusieurs intervenants œuvrant dans différents secteurs. Or, la co-existence de plusieurs intervenants peut devenir en soi un défi de taille, tant pour les intervenants que pour les jeunes judiciarisés eux-mêmes. Par exemple, les demandes d’aide peuvent prendre, du point de vue des jeunes, des allures de « course à obstacles » (Bertrand et al. in Brochu, Landry, Bertrand, Brunelle et Patenaude dir. 2014, p. 185). Il demeure que l’approche intersectorielle peut devenir un atout pour appuyer les démarches de (ré)intégration 1 sociale.
Pour répondre au défi de la concomitance chez les jeunes judiciarisés de 16 à 35 ans, les chercheurs et partenaires associés au programme (RÉ)SO 16-35 financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada proposent de mettre en place et en valeur des stratégies intersectorielles entre les différents prestataires de services qui interviennent auprès de ces jeunes. Pour y parvenir, tant le milieu de la recherche que le milieu de la pratique doivent s’entraider pour co-construire des solutions inspirées notamment d’initiatives existantes qui répondent véritablement à la réalité du terrain. L’intérêt de la démarche réside dans le fait de replacer les besoins des jeunes judiciarisés au centre des préoccupations grâce à l’établissement de partenariats entre les organismes, tant publics que communautaires, œuvrant dans plusieurs secteurs d’intervention.
Lorsqu’un jeune sort d’un établissement carcéral ou de toute autre institution d’encadrement, il peut emprunter deux directions : persister dans la délinquance ou mettre fin à sa « période de comportements transgressifs » (Farrall dans Mohammed dir., 2012 : 13). Plusieurs chercheurs se sont concentrés sur les jeunes qui ont suivi la première voie, c’est-à-dire ceux qui ont récidivé. Ils ont évalué le niveau de risque pour ces jeunes de replonger, étudié les facteurs sur lesquels on peut intervenir et élaboré des stratégies d’intervention pouvant faire baisser le taux de récidive (cf. Andrews et Bonta, 2006). En outre, d’autres chercheurs ont voulu savoir ce qui arrivait aux jeunes qui empruntaient la seconde voie, c’est-à-dire ceux qui ont cessé de commettre des délits. Surtout, l’attention de ces chercheurs s’est portée sur la manière dont ces jeunes réussissent à rester sur cette voie et sur ce qui facilite chez eux le désistement de la délinquance. Le désistement se définit comme le processus par lequel les jeunes s’engagent progressivement à mettre fin de manière permanente à leurs activités délictuelles et à adopter des conduites qui respectent les lois (Bottoms et Shapland, 2016 ; Craig, 2015 ; F.-Dufour, Brassard et Martel, 2016 ; Maruna et LeBel, 2012).
Les chercheurs qui se sont intéressés aux trajectoires de désistement de la délinquance ont avancé le fait qu’elles n’étaient en rien linéaires. Elles étaient au contraire fort dynamiques et évolutives et influencées par des dimensions tant identitaires, cognitives que sociales (Samson et Laub, 2012). Surtout, les trajectoires sont parsemées d’embûches pouvant mener au sentiment d’échec et même de désespoir (Nugent et Schinkel, 2016), d’où l’importance de soutenir leurs démarches de (ré)intégration sociocommunautaire.
Selon l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec, le processus de (ré)intégration sociocommunautaire des jeunes judiciarisés se définit par la participation de la personne « à l’ensemble de la vie de la société et de la communauté où elle évolue » (Bérard, 2015 : p.5). Ce processus fait éclore en elle un sentiment d’appartenance. Or, comme l’a rappelé Fergus McNeill (2018) au congrès de l’International Corrections and Prisons Association, ce processus ne s’inscrit pas dans une démarche strictement individuelle. La communauté a, elle aussi, un travail à faire pour aider les jeunes judiciarisés à se tailler une place en son sein. Ce travail peut, par exemple, se présenter comme une réflexion sur l’adéquation entre les services qu’elle offre et les besoins réels des jeunes pour continuer à suivre leur trajectoire de désistement de la délinquance et de (ré)intégration sociocommunautaire. C’est précisément la tâche à laquelle s’est attelé le programme de recherche en partenariats (RÉ)SO 16-35.
Nourris par la conviction qu’il est préférable d’adapter les services aux besoins de la personne plutôt que de demander à la personne d’adapter ses besoins aux services qui lui sont offerts, 16 chercheurs et 23 partenaires issus d’organismes publics et communautaires québécois ont décidé de s’associer au programme (RÉ)SO 16-35. Leur but est de participer à identifier les besoins des jeunes judiciarisées ainsi que d’aider à bonifier et à mieux intégrer l’offre des services qui leur est adressée. Pour ce faire, ils ont élaboré six projets de recherche déployés en trois axes.
Le premier axe de recherche consiste à décrire les trajectoires de désistement du délit et de (ré)intégration sociocommunautaire des jeunes judiciarisés à partir de leurs perceptions. Cette description sera faite de manière qualitative et quantitative. Dans le premier cas, il s’agit d’aller sonder le point de vue d’environ 168 jeunes judiciarisés venant des régions de la Mauricie–Centre-du-Québec, de Québec et de Montréal. Ces jeunes seront interrogés deux fois, à 18 mois d’intervalle, afin de pouvoir suivre leur trajectoire. Au cours de ces entretiens semi-dirigés, il sera notamment question de leur parcours de vie, mais aussi de leur vision de l’offre de services. Nous en saurons ainsi davantage sur, par exemple, l’influence qu’ont exercée différents services sur leur parcours. Dans le second cas, il s’agira de dresser un portrait statistique des trajectoires de 3713 jeunes hommes ayant séjourné dans un établissement de détention provincial entre le 1er avril 2010 et le 31 mars 2011.
Le deuxième axe de recherche consiste à décrire les relations qu’entretiennent les différents prestataires de services entre eux et à les aider à co-construire des stratégies d’actions intersectorielles. Pour ce faire, 250 intervenants de différents secteurs (services correctionnels, maison de transition, justice, justice réparatrice, centre jeunesse, santé, services sociaux, dépendance, santé mentale, éducation, employabilité, itinérance/hébergement, etc.) qui travaillent directement auprès des jeunes judiciarisés ont répondu en 2019 à un premier questionnaire en ligne. Cela va nous permettre de brosser le portrait des relations intersectorielles qu’ils entretiennent 2. Par la suite, des intervenants ont été invités à répondre à deux autres questionnaires en ligne et à prendre part à un groupe de travail afin qu’ils identifient eux-mêmes les aspects qui contribuent au désistement de la délinquance et à la (ré)intégration sociocommunautaire des jeunes judiciarisés. Enfin, trois séances s’échelonnant sur trois jours seront organisées en 2020-2021 dans les trois régions mentionnées plus tôt pour opérer une méthode d’analyse de groupe auprès d’une douzaine de prestataires de services. Cette méthode consiste à inviter les acteurs à discuter entre eux d’une situation donnée, afin qu’émergent des pistes de solutions. Ces dernières se présenteront comme des stratégies d’actions concrètes.
Le troisième axe de recherche consiste à concevoir, mettre en œuvre et évaluer l’implantation d’un projet-pilote intersectoriel : il répondra aux besoins des jeunes judiciarisés mis en évidence autant par les résultats des projets de recherche des axes 1 et 2 que des retombées des activités de mobilisation produites tout au long du partenariat. De fait, il s’agira de déployer, entre 2021 et 2025, une recherche-action dans laquelle collaboreront autant les chercheurs, les praticiens, les gestionnaires que les jeunes judiciarisés. Une évaluation de cette implantation sera effectuée tout au long de cette expérience et proposera des ajustements à apporter au fonctionnement du projet. Le modèle d’évaluation se veut participatif et développemental. Ainsi, tous les acteurs impliqués seront mis à contribution afin que l’ensemble des membres du partenariat puisse bénéficier de leurs savoirs et de leurs compétences.
À la fin du programme, c’est-à-dire en 2025, les chercheurs et les partenaires du programme devraient avoir contribué au développement des connaissances et des pratiques auprès des jeunes judiciarisés, afin qu’ils suivent et maintiennent une trajectoire de désistement de la délinquance et de (ré)intégration sociocommunautaire, en dépit de la concomitance de leurs problèmes. Ils souhaitent aussi produire des outils cliniques, de formation et d’enseignement, participer à bonifier les services et à mieux les intégrer et, qui sait, inspirer plusieurs autres projets intersectoriels. Dans tous les cas, ils en sont convaincus : instaurer une culture du dialogue en donnant la parole aux jeunes judiciarisés et aux intervenants et en multipliant les occasions d’échanges entre les intervenants fait partie des solutions à apporter aux problèmes des jeunes judiciarisés.