décembre 2019
Natalie Bremshey (CISSS de Laval) ; Simon Dubreucq (CHUM) ; Jean-Marc Ménard (Université de Sherbrooke) ; Didier Jutras-Aswad (CECTC)
Pour une première, ce fut un succès. Il est vrai que le thème était porteur : « Vers une meilleure intégration des soins pour les personnes souffrant de troubles concomitants. » Plus de 200 personnes aux profils variés ont été accueillies par l’équipe du Centre d’expertise et de collaboration en troubles concomitants (CECTC) à Montréal, le 28 novembre 2019 : professionnels et gestionnaires de la santé et des services sociaux, chercheurs des domaines de la santé mentale et de la dépendance, membres du ministère de la Santé et des Services sociaux… Intervenants et participants ont échangé au cours de cette journée scientifique qui s’est déroulée au Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CRCHUM). Au programme : les meilleures pratiques recensées, quelques expériences québécoises de services destinés à cette clientèle, les défis de l’intégration des soins et des services, les priorités d’actions pour améliorer les trajectoires de soins.
Cette journée de réflexion et d’échanges était la première activité scientifique organisée par le CECTC. Créé en 2017, au sein du Réseau universitaire intégré de santé et de services sociaux de l’Université de Montréal (RUISSS de l’UdeM), il réunit aujourd’hui une équipe pluridisciplinaire de près de 70 experts venant des secteurs de la santé et des services sociaux qui partagent le même objectif : soutenir les équipes œuvrant auprès des personnes souffrant de troubles concomitants grâce à une collaboration des milieux cliniques, d’enseignement et de recherche. À leur actif, depuis 2017, la mise en place d’une plateforme de télémentorat (ECHO), un portail documentaire, une journée scientifique, un programme de soutien organisationnel.
À l’origine, un constat : « Les personnes qui vivent avec un problème de santé mentale sont plus susceptibles d’avoir également un trouble lié à l’usage de substances que d’autres, rappelle le président du CECTC, Didier Jutras-Aswad. Et les personnes qui ont des problèmes de consommation d’alcool ou d’autres drogues sont plus enclines à présenter un trouble de santé mentale. » Le chercheur au CRCHUM et médecin psychiatre au CHU de Montréal a été mandaté pour mener des travaux de consultation auprès des différents partenaires du réseau de la santé de Montréal pour « mieux comprendre les principales barrières à une offre de soins adéquate pour les personnes souffrant de troubles concomitants ». Il est apparu que « la complexité de cette clientèle, le fonctionnement en silo des services spécialisés de santé mentale et de dépendance ainsi que le manque de formation des professionnels sur ces sujets constituaient les principales barrières à une offre de soins adaptée ». Autre constat : « Une implantation limitée des modalités de traitements intégrés, pourtant démontrées comme plus efficaces que les traitements qui se concentrent sur chacune des problématiques séparément. »
Une seconde phase de consultations a été lancée par le réseau universitaire de Montréal afin de « définir les meilleures stratégies permettant d’améliorer l’offre de services ». Résultat : il a paru nécessaire de soutenir, d’une part le développement des compétences et des expertises et, d’autre part, en termes organisationnels, la mise en place de services dédiés. En toile de fond de ces consultations, une profonde réorganisation des réseaux de la santé s‘est opérée en 2015, souligne Didier Jutras-Aswad : « Nous avons désormais un seul interlocuteur dans chaque région du Québec, responsable à la fois du secteur de la santé mentale et de celui de la dépendance. »
Alors, une équipe de chercheurs et cliniciens a créé le CECTC, avec deux objectifs, résumés par son président : « Regrouper des expertises pluridisciplinaires et développer des modalités de soutien au réseau. » Pour s’assurer de « bien répondre aux besoins du terrain », la gouvernance du Centre est assurée par les représentants de divers établissements et institutions qui « expriment leurs préoccupations ». Et, « pour s’assurer du plus grand consensus », tous les comités sont codirigés par des acteurs du secteur médical et du monde psychosocial : psychiatres, psychologues, médecin spécialisé en toxicomanie, infirmière clinicienne, travailleurs sociaux, etc.
Santé mentale et dépendance : deux secteurs et deux cultures très différents, reconnaît Didier Jutras-Aswad. Une différence qui se retrouve, par exemple, dès l’usage du vocabulaire : « Les uns parlent de patient, d’autres de client. » Dans les rôles des soignants également : « L’approche motivationnelle du monde de la dépendance, où l’on cherche davantage à responsabiliser et où l’on accepte par exemple le refus du suivi du traitement, diffère de l’approche souvent plus interventionniste du secteur de la santé mentale. À tous alors de respecter l’expertise des autres, sans chercher à imposer ses perspectives ni à s’accaparer toutes les ressources, mais en cherchant seulement à soutenir l’implantation de bonnes pratiques. »
C’est ainsi que le projet d’améliorer le partage des connaissances et le développement d’expertises s’est concrétisé avec le dispositif de télémentorat ECHO (Extension for Community Healthcare Outcomes). Lancé en 2018 par le CECTC, il suit le modèle pédagogique développé à l’Université du Nouveau-Mexique. Le principe : des séances, destinées aux professionnels du réseau de la santé et des services sociaux ainsi qu’aux intervenants du réseau communautaire, sont animées par un groupe d’experts, depuis le Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Une plateforme Web permet à tous les participants inscrits de se connecter, depuis différentes régions du Québec, pour participer aux séances, au rythme d’une fois toutes les deux semaines. Les sessions suivent un ordre bien établi : il y a d’abord la présentation d’un cas clinique réel anonymisé, qui suscite la discussion en vue de formuler des recommandations. Puis une « capsule » d’enseignement, plus formelle, aborde des sujets plus académiques.
Le groupe constitué de sept professionnels est « multidisciplinaire », précise Simon Dubreucq, directeur médical du programme ECHO® CHUM troubles concomitants : médecin, psychiatre, infirmier clinicien, travailleur social, ergothérapeute, pharmacien et bibliothécaire-informationniste, « chacun met son expertise au service de la communauté de co-développement, pour répondre à des questions qui peuvent porter sur la santé mentale, la toxicomanie et leur traitement intégré ». Car « l’idée est de permettre à toute la communauté d’échanger et de partager ses connaissances, ce qui change du modèle traditionnel médical qui consiste à demander une consultation au cours de laquelle l’expert dit ce qu’il faut faire », note le psychiatre, chef du service de psychiatrie des toxicomanies au CHUM.
Une fois le cas médical présenté, ce sont d’abord les partenaires qui échangent et proposent leurs pistes de solutions ou recommandations, au même titre que les experts de CECTC. « Il peut arriver que les experts n’aient pas toujours les réponses aux questions débattues : le territoire du Québec est vaste et des problématiques sont spécifiques à certaines régions. Les partenaires peuvent avoir déjà vécu la situation évoquée et proposent ainsi leurs pistes de solution permettant de résoudre l’impasse. » Simon Dubreucq le constate : « La richesse venant de la diversité des partenaires fait tomber les cloisons et favorise les échanges et collaborations. » Et le participant inscrit aux sessions est invité à venir présenter son cas avec toute son équipe (psychiatre, médecin de famille…), « pour enrichir le partage ».
Après la discussion sur le cas clinique, la session d’enseignement. Elle dure entre quinze et vingt minutes et vise à « apporter des bases théoriques sur des sujets en lien avec les troubles concomitants », tels que le sevrage d’alcool, la prise en charge des troubles psychotiques induits… Les sujets sont également suggérés par les partenaires, comme, récemment, les troubles alimentaires. Un questionnaire d’évaluation a été réalisé avec les participants du premier programme de 2018 : « Selon les premiers résultats, 75 % des participants ont pu mettre en pratique des recommandations ou des apprentissages préconisés dans le cadre du programme ECHO, se réjouit Simon Dubreucq. Et 76 % des participants estiment aussi que la qualité des soins qu’ils prodiguent aux personnes souffrant de troubles concomitants s’est améliorée à la suite de leur participation au programme. »
ECHO a vu doubler son nombre de participants. Une centaine d’inscriptions pour l’année 2018-2019, et plus de 200 demandes pour l’année 2019-2020 : le CECTC a dû constituer un deuxième groupe. Et en 2019, l’équipe a remporté une flopée de récompenses : en avril, le prix « Stars du réseau de la santé », catégorie « Performant » a été remis par la Caisse Desjardins Réseau de la Santé pour récompenser « le modèle de collaboration interdisciplinaire que ses membres incarnent ». Puis, en mai, l’Université de Montréal a décerné le prix du Recteur 2019, catégorie « Collaboration » . Enfin, en novembre, l’équipe de la bibliothèque du CHUM a remporté un prix du Conseil multidisciplinaire de l’établissement qui souligne l’excellence de son partenariat avec le CECTC, lequel « contribue à l’amélioration de la pratique des professionnels en santé mentale et dépendance ».
Le partage d’informations voulu par le CECTC s’appuie aussi sur un portail documentaire : créé en mai 2018 par l’équipe de la bibliothèque du CHUM, au sein du réseau universitaire intégré (RUISSS), il vise à « promouvoir les bonnes pratiques pour une implantation durable », explique Natalie Bremshey, chef du Service de réadaptation en dépendance du Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval et membre du comité soutien du CECTC. À la clé, des textes, articles, revues de presse, bibliographies, présentations et fichiers audio, et le renouvellement régulier des publications, dont sont informés les inscrits. Le site avait reçu 3 000 visites à mi-novembre 2019, et 150 personnes sont abonnées à la veille informationnelle.
Enfin, le CECTC va mettre en place un nouveau service : il s’adresse aux établissements du réseau de la santé qui souhaitent un soutien externe pour améliorer leur offre de services auprès des personnes présentant des troubles concomitants. « Suite à leur récent regroupement, les établissements, jusque-là indépendants et séparés, se sont retrouvés confrontés à la difficulté d’offrir une offre de services adaptée pour s’occuper des deux problématiques de façon intégrée », explique Jean-Marc Ménard, psychologue clinicien et chargé d’enseignement à l’Université de Sherbrooke.
Alors le CECTC propose un accompagnement : « Il s’agit d’analyser les difficultés rencontrées par les personnes qui doivent traiter les deux problématiques en même temps, les forces sur lesquelles les services peuvent s’appuyer, de travailler à partir de grilles pour évaluer le niveau de capacité des services dans chacun des secteurs, enfin d’élaborer un plan d’action pour améliorer les pratiques. »
Prochaines étapes : déployer les services sur tout le territoire du Québec, assurer la pérennité du soutien financier apporté par le ministère de la Santé et des Services sociaux, mesurer l’impact du programme ECHO sur les pratiques, enfin intervenir en amont, auprès des universités québécoises, pour s’assurer que cette problématique des troubles concomitants soit intégrée dans les formations universitaires. La deuxième journée scientifique est déjà programmée, le 11 novembre 2020.