décembre 2019
Laurence Begon-Bordreuil (École nationale de la magistrature) ; Frédéric Trinh (Procureur de la République de Soissons) ; Maggy Jumeaux (CSAPA Centre Horizon de l’Aisne) ; Léa Saintilan (Coopération institutionnelle justice)
À son arrivée au Parquet de Soissons (Aisne), en septembre 2017, le procureur de la République Frédéric Trinh a souhaité poursuivre le dispositif déjà mis en place par son prédécesseur : proposer à des multirécidivistes dont la délinquance paraît en lien avec une addiction à l’alcool une prise en charge globale, sociale et thérapeutique, plutôt qu’un énième passage par la case prison.
Aujourd’hui, il constate : « Nous pouvons voir l’évolution positive des personnes qui ont pu en bénéficier et la diminution des récidives. Sur cinquante dossiers clôturés, nous avons connu six échecs dont des abandons du dispositif liés à des problèmes de transports ou des contraintes professionnelles. »
Ce suivi renforcé est « proposé aux personnes en situation de multi-récidive, poursuivies pour des faits délictueux en lien avec une consommation d’alcool », explique Frédéric Trinh. Elles reconnaissent leur responsabilité pénale dans les faits, présentent une relation pathologique à l’alcool avec la volonté de changer leur comportement, enfin expriment leur volonté d’adhérer au dispositif. « Toutes les infractions délictuelles sont éligibles à l’intégration dans ce dispositif, plus particulièrement les conduites sous l’empire d’un état alcoolique et les violences familiales », commente le procureur.
Interdisciplinaire, la démarche nécessite un étroit partenariat entre les acteurs du monde de la justice et celui du soin. C’est le procureur qui décide de l’intégration d’une personne dans le dispositif de « Suivi judiciaire thérapeutique » (SJT), proposé au sortir de la garde à vue. Puis, c’est au tour de l’équipe du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) d’assurer le volet sanitaire. À Soissons, une convention a été formalisée par plusieurs signataires : l’association Oppelia – Centre Horizon de l’Aisne dont Maggy Jumeaux est l’infirmière coordonnatrice du projet, la Ville de Soissons qui met à disposition deux travailleurs sociaux, et le barreau de l’Ordre des avocats de Soissons. Le financement du SJT est assuré par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et par le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD).
Traiter les causes de la délinquance au lieu d’incarcérer. Première étape, le diagnostic. L’équipe du Csapa identifie les problématiques propres à la personne prise en charge et définit avec elle les objectifs à atteindre durant les six mois du suivi (renouvelables une fois) : sanitaires, sociaux, familiaux, professionnels… La démarche est formalisée : le Document individuel d’accompagnement médico-social (Diams), signé par tous et validé par le Parquet l’engage à se mobiliser pour atteindre ses objectifs.
La personne suivie va ensuite rencontrer, chaque semaine, la coordonnatrice qui l’accompagne et les professionnels désignés : psychologue clinicienne, médecin addictologue, travailleur social… Elle se soumet également à des analyses biologiques faisant état de la consommation de substances psychoactives, destinées à objectiver les progrès accomplis et s’entretient aussi, toutes les deux semaines, avec le procureur de la République ou le parquetier référent, en présence de la coordinatrice : ils font, ensemble, le point sur les évolutions. L’avocat de la personne prise en charge est invité à assister aux entretiens comme aux réunions de bilan ; il reçoit le rapport final qui retrace le parcours, établi conjointement par le Parquet et le Csapa, afin de l’utiliser pour sa défense, lors de la comparution. Car à terme, une audience correctionnelle a bien lieu. Mais elle prend en compte le suivi, et la peine fixée, plus adaptée, valorise les efforts.
Pour Maggy Jumeaux, « c’est une révolution ». L’infirmière coordinatrice du dispositif le reconnaît : « J’ai découvert des professionnels qui ne cherchent pas à condamner en priorité mais manifestent une grande bienveillance et ouverture d’esprit. Ce dispositif est beaucoup plus bénéfique que la démarche antérieure qui consistait notamment à exiger une obligation de soins dans le cadre d’une condamnation pénale ou une abstinence, ce qui m’a souvent semblé contreproductif. Et les rencontres régulières avec le Parquet montrent à la personne suivie que tout le monde croit en lui. » Maggy Jumeaux a découvert le fonctionnement d’un tribunal et, de son côté a formé les magistrats aux mécanismes de l’addiction : « Nous avions tous une totale ignorance de ces domaines respectifs. »
Côté judiciaire, « la prévention de la récidive se fait dans l’intérêt de la personne et de celui de la société », rappelle Frédéric Trinh. Mais le procureur le reconnaît, si « elle est de plus en plus présente dans nos métiers, cette démarche nous oblige à nous repositionner ».
Léa Saintilan, consultante qui travaille sur le sujet depuis 2015 pour l’École nationale de la magistrature (ENM), le constate : « L’intervention de l’autorité judiciaire est devenue motivationnelle : le juge a modifié sa posture et la logique de la sanction pour devenir un appui bienveillant qui valorise les progrès et recadre les écarts. Et ce, dans un vrai travail transdisciplinaire qui bouleverse les pratiques professionnelles usuelles et apporte une meilleure compréhension du rôle de chacun. » Et d’ajouter : « Ces nouveaux modes de collaboration dans les pratiques professionnelles et cette approche motivationnelle donnent du sens au travail. Et tout le monde constate que cela donne des résultats ! » Reste que les temps de la justice diffèrent du temps du soin : « On ne peut pas demander à quelqu’un qui connaît des problèmes de consommation depuis des années de réduire sa consommation, trouver un logement, reprendre un travail ou une vie de famille en l’espace de six ou douze mois ! »
La première expérimentation française avait été impulsée à Bobigny, en 2015, par la Mildeca et le ministère de la Justice ; elle se poursuit à un rythme intensif pour les personnes à haut risque de récidive. Depuis, ici et là, des tribunaux de grande instance (TGI) développent les initiatives : à Beauvais, Cambrai, Compiègne, Dieppe, Lille, Lyon, Saint-Quentin, Senlis, Valenciennes… Elles s’inspirent du modèle anglo-saxon : les juridictions résolutives de problèmes (problem solving courts ou PSC) sont nées aux Etats-Unis, confrontés en Floride à la fin des années 80 à la récidive permanente des mêmes auteurs d’infractions, notamment en lien avec leur addiction au crack. Le modèle a essaimé en Australie, Nouvelle-Zélande, Angleterre, Ecosse, Belgique etc. qui mettent en oeuvre ce type de dispositif collaboratif d’accompagnement renforcé.
Mais ces expérimentations prennent des formes variées. Elles peuvent être mises en place avant (en présentenciel) et/ou après le jugement, et sont différemment pilotées : par une association, le Parquet, le juge de l’application des peines, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation –Spip- ou le Csapa. Elles sont aussi adaptées aux problématiques locales, s’adressant aux consommateurs d’alcool, aux consommateurs de substances psychoactives ou encore d’héroïne, avec ou sans troubles psychiatriques. Des projets peuvent être plus « modestes » et moins interdisciplinaires, comme à Saint-Etienne (Loire) : le procureur David Charmatz a mis en place, en septembre, le dispositif « Rencontre Prévention Récidive Alcool », soutenu par la Mildeca. Un rendez-vous médico-social avec une structure de soins est systématiquement proposé aux auteurs de délits en lien avec l’abus d’alcool. Et ce, quelle que soit la réponse judiciaire : alternative aux poursuites ou poursuite. L’objectif visé : conduire la personne, qui remet à la justice une attestation de son adhésion au dispositif, à réfléchir sur la question des risques de l’abus de la consommation d’alcool.
« Certains n’auraient jamais franchi autrement les portes du Csapa. Et ce lieu de soins une fois identifié, ils peuvent s’engager de façon spontanée et volontaire dans un suivi. » David Charmatz a déjà mis en oeuvre ce type de dispositif dans ses précédents postes avec, assure-t-il, « un réel succès. S’il est difficilement quantifiable, l’impact sur leur comportement ultérieur est néanmoins réel ».
En parallèle au lancement de l’expérimentation de Bobigny, l’ENM avait proposé pour la première fois en 2015, un séminaire international de deux jours exclusivement dédié à ce sujet : « Addictions & délinquances : comment rénover le traitement judiciaire ? ». Etaient alors intervenus magistrats et chercheurs internationaux, dont la spécialiste Martine Herzog-Evans, professeur de droit et de criminologie à l’Université de Reims. David Wexler, professeur à l’université de Porto Rico, y avait rappelé l’origine théorique des juridictions résolutives de problèmes : « La jurisprudence thérapeutique est un champ d’étude interdisciplinaire qui porte sur les effets thérapeutiques et anti-thérapeutiques de la règle de droit, des procédures ainsi que des actes et comportements des acteurs juridiques (…) Elle voit dans le droit et ses acteurs des vecteurs de traitement et d’apaisement des problèmes et des personnes. »
Depuis, pour favoriser le déploiement de ces programmes par l’ENM, des actions de formation ont été mises en œuvre en direction des magistrats et de leurs partenaires : séminaires, formation en ligne, journées nationales… « Nous visons un public pluridisciplinaire, invitant les professionnels à venir aux formations en équipe, soignants, conseillers pénitentiaires d’insertion et probation et magistrats, voire policiers et gendarmes, délégués du procureur », souligne Laurence Begon-Bordreuil, coordinatrice de la formation continue à l’ENM.
La magistrate constate « un véritable engouement pour ce dispositif innovant et une montée en puissance de ces formations, avec même une centaine de participants lors du dernier séminaire, organisé en septembre ». En 2019, l’ENM propose aussi directement en région, sur site, des formations à la carte, dispensées sur demande des équipes projet.
Un kit pédagogique numérique de formation a également été conçu et réalisé en 2017 par l’ENM, avec le soutien financier de la Mildeca. Très vivant grâce aux nombreuses interviews, il présente ces projets judiciaires innovants et des expériences de l’étranger, explique les mécanismes neurobiologiques de l’addiction et de la dépendance et met en exergue les facteurs de réussite de ces dispositifs judiciaires de traitement de la toxicomanie. « Ces dispositifs sont le seul moyen de réduire la délinquance », y affirme la juge de Glasgow, en Écosse.
« La dynamique se poursuit, constate Ruth Gozlan, médecin chargée de mission santé à la Mildeca, avec une vraie implication du ministère de la Santé et un réel intérêt des juges pour ces nouvelles pratiques professionnelles. » La Mildeca continue à accompagner les expériences lancées dans les territoires mais pour Ruth Gozlan, il reste un travail de réflexion à mener sur le partage de l’information et le secret médical, problème souvent soulevé par les Csapa, comme sur le développement de formations communes pour les professionnels des mondes de la santé et de la justice.
Les 26 et 27 mars 2020, l’ENM organise un séminaire à Paris pour les cinq ans du projet. Il portera sur le « Déploiement des juridictions résolutives de problèmes addictions – retour d’expérience 2015/2020 ». Cinq ans après le lancement à Bobigny du premier dispositif innovant de Justice résolutive de problèmes, « ce séminaire de restitution vise à réunir l’ensemble des acteurs professionnels porteurs de projets, venant des mondes de la justice et du soin, pour des échanges sur les expériences déjà menées, les bonnes pratiques et les façons de pérenniser les projets initiés », précise Laurence Begon-Bordreuil.
De son côté, la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) affiche une ambition résumée par Lilitt Khangeldian, magistrate au bureau de la Politique pénale générale : « Modéliser une méthodologie de mise en œuvre et d’évaluation d’un dispositif de suivi intensif et la diffuser à l’attention des juridictions et de l’ensemble des professionnels, sous forme de guide, afin de faciliter et d’encourager le développement de dispositifs innovants de même nature dans les juridictions. »
Ces expérimentations proposent donc des formes de coopération santé-justice très intéressantes, dont les pratiques nécessitent toutefois d’être clarifiées et formalisées, afin de constituer des modèles opérationnels transférables. S’il doit être encouragé, le développement de telles initiatives ne doit pas occulter la nécessité d’une réflexion sur la coopération entre professionnels de la santé et de la justice dans des interfaces plus classiques.