décembre 1998
Richard Müller (ISPA, Lausanne)
Toute action de prévention véhicule, au travers des finalités qu’elle poursuit, un système de valeurs implicite et implique ainsi l’instauration d’un rapport de forces. Dans bien des cas, cela ne pose aucun problème. Ainsi, la nécessité de prévenir les maladies infectieuses fait l’objet d’un large consensus social. En revanche, il n’en va pas toujours de même lorsqu’il est question d’agir sur des comportements. Nombreux sont par exemple les consommateurs de cannabis qui seraient ravis que l’on renonce à la prévention dans ce domaine.
Par ailleurs, faire de la prévention implique forcément que l’on définisse des groupes-cibles. Se pose alors systématiquement la question fondamentale: « Qui détermine, et avec quelle légitimité, chez qui tel ou tel phénomène doit être considéré comme un problème à éviter? ». Cette question renvoie au pouvoir exercé par les « définisseurs » sur les « définis » et l’on peut noter à ce propos que ce n’est pas un hasard si les jeunes constituent une catégorie particulièrement visée par la prévention. Certes, la prévention la plus efficace intervient lorsque les comportements ne sont pas encore totalement ancrés dans les habitudes. Mais il est tout aussi vrai que, dans le cadre scolaire, les enfants et les adolescents constituent un « public captif », à qui l’on peut donc aisément imposer les « bienfaits de la prévention ».
Un regard même rapide sur l’histoire de la prévention des toxicomanies montre que les mesures législatives et économiques peuvent être des moyens très efficaces pour prévenir les problèmes sanitaires et sociaux. Un domaine différent, celui de l’évolution des accidents de la route, illustre particulièrement bien ces mécanismes. En dépit de l’augmentation de la densité du trafic et du nombre de kilomètres parcourus, le nombre des accidents de la route et celui des victimes blessées ou tuées a diminué de manière significative au cours de ces dernières années, aussi bien en Suisse que dans d’autres pays. Les limitations de vitesse, le port obligatoire de la ceinture de sécurité, la séparation des voies de circulation et la sécurité passive accrue des véhicules y ont très fortement contribué. Il faut certes se garder de sous-estimer les bénéfices de l’éducation et de l’information routière. Une comparaison effectuée entre des pays aux pratiques différentes dans ce domaine permet néanmoins de conclure que les mesures législatives ont joué un rôle déterminant dans la réduction du nombre d’accidents de la route.
Dans le cas de l’alcool et du tabac, le moins que l’on puisse dire est que les répercussions positives des mesures législatives en matière de santé publique ne sont pas prises en compte. Bien au contraire: dans un contexte caractérisé par la libéralisation des marchés et le « moins d’Etats », on va jusqu’à supprimer des mesures qui visaient à restreindre l’accessibilité de l’alcool et du tabac. Au cours des dernières années, la plupart des cantons a en effet déclaré obsolète la clause du besoin, libéralisé les heures d’ouverture des établissements publics et levé les prescriptions concernant la formation de leurs tenanciers. Alors que, chaque année, ils tuent des milliers de gens et que plusieurs dizaines de milliers de personnes en deviennent dépendantes, l’alcool et le tabac sont ainsi devenus des biens plus facilement accessibles que le pain et le lait. Récemment, lorsqu’il s’est agi de déterminer le taux d’imposition unique sur les alcools forts importés et indigènes, le Conseil fédéral a pris davantage en considération les intérêts des producteurs que ceux de la santé publique, ce qui l’a conduit à fixer la taxe à 29 francs (l’industrie de l’alcool avait demandé qu’elle soit de 27 francs, le lobby de la santé exigeant 35 francs).
Tout cela en dépit des données empiriques fiables attestant que des mesures tant législatives qu’économiques qui limitent l’accessibilité de l’alcool permettent de réduire les problèmes liés à cette consommation. Il en va exactement de même pour la consommation de tabac. On sait en effet pertinemment que les fumeurs sont sensibles aux augmentations du prix des cigarettes. Ainsi, selon les indications données par Philip Morris, l’élasticité de la demande par rapport au prix est de 0.45, ce qui signifie concrètement qu’à revenu disponible constant, une hausse de 10% du prix des cigarettes entraîne une diminution de la demande de 4,5%. Alors même que le prix des cigarettes est plus bas en Suisse que dans tous les pays voisins et que la législation lui aurait permis d’augmenter jusqu’à 50 centimes le prix du paquet, le Conseil fédéral a tout juste trouvé le courage de l’augmenter de 30 centimes. Notons qu’il est significatif que le Conseil fédéral ait justifié cette hausse par des arguments relevant de la fiscalité et non de la santé publique, bien que la Constitution lui confère le pouvoir de prélever des taxes dissuasives visant à sauvegarder la santé publique.
On constate à l’évidence que, chaque fois que des questions relevant de la politique de l’alcool et du tabac touchent à la fois à des intérêts économiques et à des intérêts de santé publique, ces derniers passent à la trappe. Le débat actuel autour de l’abaissement du taux d’alcoolémie à 0,5 pour mille en est un bon exemple. Sans conteste, toutes les données disponibles vont dans le sens de cet abaissement et l’expérience réalisée tout dernièrement en Allemagne est des plus probantes (on y parle même d’un « miracle du pour mille »). Or, on continue de repousser l’introduction du 0,5 pour mille. Autre exemple: le triste débat du Conseil national sur l’introduction d’une taxe sur le vin permettant de couvrir les dépenses sociales engendrées par sa consommation. Alors que le principe du « pollueur-payeur » avait été adopté, bien qu’à une faible majorité, par la Commission préparatoire, le Conseil national l’a, quant à lui, rejeté en bloc. Il n’est pas inintéressant de relever que même des conseillers nationaux qui l’avaient initialement soutenu ont ensuite voté contre le projet. Le lobby agricole avait assurément bien fait son travail.
Tant les fabricants de cigarettes que les producteurs et les distributeurs de boissons alcooliques répètent inlassablement qu’ils jouent un rôle important dans l’économie, insistant sur le fait que des mesures de limitation de la consommation entraîneraient fatalement une diminution des emplois. En réalité, la perte d’emplois qu’a connue cette branche de l’industrie au cours des années écoulées est essentiellement due aux améliorations de la productivité. De manière générale, il faut retenir que l’augmentation du pouvoir d’achat générée par une diminution de la demande d’alcool et de tabac se reporterait sur d’autres biens de consommation, ne provoquant ainsi aucune perte pour l’économie globale.
Voilà, remise à neuf, la vieille devise de l’idéologie « libéralo-libertaire » prônée non seulement par la droite politique, mais encore par de nombreux spécialistes de la prévention. Ces derniers considèrent en effet souvent les mesures législatives dans le domaine de la politique de l’alcool et du tabac comme de simples mesures palliatives, voire comme des dispositions contre-productives. À leurs yeux, les mesures relevant de la politique des prix renforceraient les inégalités sociales. Ce faisant, ils oublient de se demander « combien d’Etats » il faut pour faire contrepoids à l’inégalité des chances, oubliant aussi, dans la foulée, que la justice sociale dépend aussi de la politique des revenus et pas uniquement de la politique des prix. Ce n’est que dans l’hypothèse où le vieux rêve de tout « préventologue » serait réalisé – autrement dit, au moment où tous les membres d’une société seraient en mesure de décider de manière tout à fait autonome et en se fondant sur un calcul rationnel – que l’on pourrait renoncer à toute intervention de la part de l’Etat. Or, ce rêve est très loin d’être réalisé. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater l’augmentation du nombre de fumeurs parmi les adolescents. En fait, les interventions de l’Etat resteront indispensables, tant que nous ne serons pas parvenus à éduquer les jeunes de manière à leur permettre de maîtriser leur consommation d’alcool et de tabac, tant que la prise de risques inconsidérés fera partie de la philosophie ambiante et que nous ne serons pas parvenus à convaincre ces jeunes qu’il vaut la peine d’orienter sa vie vers la santé.
Il est vrai que c’est là une position paternaliste, en contradiction avec l’idéologie libérale. Mais, en fin de compte, la position libérale voulant que « chacun trouve son bonheur à sa façon » n’est-elle pas cynique? Elle implique en effet que chacun est en mesure de faire librement ses choix, sans être soumis à des contraintes de la part de son environnement social ou de la publicité.
Les mesures d’ordre législatif et économique sont pertinentes parce que leur efficacité est prouvée et que tout le monde, en fin de compte, en profite. Il s’agit non seulement de le faire savoir au grand public, mais encore de le faire reconnaître par le monde politique. Or, si l’on compare le succès des lobbies économiques à celui des milieux de la santé publique, on ne peut s’empêcher de constater que ce dernier ne fait pas le poids. On ne peut s’empêcher de déplorer l’absence d’un véritable lobby de la santé, non seulement au niveau fédéral, mais encore au niveau cantonal. La tâche d’un tel lobby est de s’approcher des représentants du peuple à tous les niveaux et de les sensibiliser aux intérêts relevant de la santé publique. Il lui revient aussi de faire connaître publiquement la manière dont ont voté les députés sur ce type de questions. Pour que le travail de ce lobby de la santé soit efficace, ses membres doivent faire partie d’un réseau et disposer d’un centre de documentation commun. Une conférence annuelle, portant sur les projets de loi qui vont être discutés au Parlement et sur les besoins actuels en matière de politique de la santé, pourrait permettre de coordonner et de renforcer l’action politique dans le secteur de la santé.