décembre 1998
Pierre-Alain Porchet (Drop-In, Neuchâtel)
La notion de prévention secondaire est bien définie par l’OMS: la prévention secondaire est la prise en charge du problème au tout début de l’apparition du trouble qui peut ainsi être enrayé. En est-il de même de la notion « toxicomanie »? Il me semble difficile de faire l’économie de citer ici quelques considérations théoriques qui définissent notre approche des phénomènes liés à l’addiction des jeunes: elles éclairent les choix que nous avons faits en ce qui concerne la prévention secondaire.
Les phénomènes liés à la toxicomanie ne se définissent pas par les produits utilisés mais par les caractéristiques et la personnalité de celui qui les consomme.
La toxicomanie, l’usage abusif et compulsif de produits psychotropes puissants, est en fait, souvent inconsciemment, la découverte d’un plaisir fait de soulagement, d’une « automédication » pour une souffrance engendrée par une pathologie complexe: faite souvent de troubles du développement psychologique et affectif, exacerbés par les difficultés du moment, le plus souvent à l’adolescence.
La toxicomanie n’est donc pas une maladie, ou plutôt elle ne porte pas ce nom-là: elle est le symptôme d’une pathologie sous-jacente spécifique: psychiatrique, psychologique et souvent psycho-sociale. Il s’agit d’en faire le diagnostic et d’élaborer des stratégies thérapeutiques adéquates.
La toxicomanie n’est donc pas une « pulsion de mort » comme on peut le lire souvent mais une tentative, souvent désespérée, de vivre!
Il en résulte que l’abstinence, elle aussi, est une notion complexe: ce n’est pas et ne doit pas être le retour à la situation précédant les conduites addictives. Cette situation est caractérisée par la pathologie qui a conduit à la toxicomanie.
L’abstinence marque la possibilité de ne plus « s’automédiquer » avec des produits psychotropes puissants et de fonctionner avec « sa propre tête », avec une économie psychique restaurée.
L’abstinence est aussi un symptôme: celui que le traitement porte ses fruits, qu’une « médication » et une prise en charge adéquate ont pu être trouvées et se poursuivent pour déboucher sur la meilleure compensation possible.
Il est important d’entrer en contact le plus tôt possible avec la population des personnes toxicomanes et de pouvoir s’en occuper, quel que soit le stade de leur trajectoire.
Il y a « une continuité » naturelle entre l’aide à la survie, la limitation des dommages, la gestion de la consommation et le traitement qui peut déboucher sur l’abandon de « l’automédication » par l’utilisation de produits psychotropes puissants au profit d’une abstinence signifiant un mieux-être et un mieux vivre, « la guérison » ou la bonne compensation d’une pathologie.
En amont, il y a la prévention secondaire: elle doit participer de la même « continuité ». Au Drop-In de Neuchâtel, nous avons créé au niveau de la prévention secondaire, principalement deux outils:
La consultation d’aide aux parents.
Le « Râteau Ivre » (amalgame du « Bateau Ivre » de Rimbaud) et de la ruelle du Râteau où se trouvent les locaux).
Beaucoup de jeunes en difficulté ne peuvent ou ne veulent pas consulter. Ils vivent souvent une période de rupture et rejettent massivement tout ce qui provient du « monde des adultes ». L’aide et le soutien des parents sont alors souvent la seule manière de les atteindre, de les aider… et de pratiquer une prévention secondaire souvent déjà, hélas, à forte coloration tertiaire.
Les demandes des parents sont généralement focalisées sur l’objet « drogue », et nécessitent un décodage minutieux pour une représentation et une appréciation de la gravité de la problématique concernée.
Il s’agit d’accueillir ces parents fortement chargés d’angoisse, de honte très souvent, parfois déprimés, et de leur permettre de mieux se représenter la réalité des difficultés qu’ils projettent sur « la drogue », même s’il s’agit souvent à ce niveau de consommations épisodiques de dérivés du cannabis.
L’éventail rencontré est des plus larges: cela peut aller d’une problématique relationnelle « parents – adolescents » relativement courante (où les quelques consultations données semblent rapidement remplir leur rôle), jusqu’à des tableaux cliniques inquiétants.
Il s’agit dans ces cas-là de créer une alliance suffisante pour permettre à une demande thérapeutique d’émerger, qu’elle concerne les parents et/ou leurs fils ou filles.
Cette entreprise s’avère souvent difficile, fluctuant avec le type d’organisation interne de ces parents et le degré de leurs difficultés psychiques.
La souvent faible capacité de ces parents à assumer une responsabilité parentale dans leur réalité quotidienne les pousse souvent, au moment où leurs fils ou leurs filles commencent un traitement, à souhaiter s’en décharger sur le « système de soins » et à établir avec les différents professionnels une relation de type « instrumental ».
Cette difficulté est apparente dans les consultations avec la psychothérapeute qui s’en occupe: soutenir ces parents, les soulager sans leur permettre de se dégager de leurs responsabilités, mais au contraire travailler à renforcer leur possibilité d’y faire face reste le but vers lequel il faut tendre avec eux.
Des propositions de travail psychologique en ce sens sont fréquemment émises; ici aussi, l’écart entre notre perception externe du besoin qu’ont ces parents à se faire aider et leurs possibilités psychiques réelles d’en bénéficier peut s’avérer trop grand pour permettre autre chose qu’une rencontre épisodique.
Ce travail, prenant plus souvent la forme d’une « guidance parentale » est aussi divers que les personnalités et les situations rencontrées.
Le Râteau Ivre est une structure spécifique du Drop-In de Neuchâtel destinée à accueillir depuis 1989 une population de jeunes entre 12 et 18 ans. Cette structure est issue du secteur « éducateur de rue » du Drop-In qui existe depuis 1982, de sa décision de se centrer sur la prévention secondaire auprès d’adolescents « à risques » en 1989.
La création d’un lieu spécifique qu’ils peuvent identifier comme le leur s’est avérée une bonne idée, permettant d’atteindre un beaucoup plus grand nombre de jeunes concernés que leur rencontre épisodique dans les différents lieux de la ville.
La population qui fréquente le Râteau Ivre est multinationale et multiculturelle, mais il s’avère que les jeunes de la deuxième génération immigrée sont nettement surreprésentés.
Le Râteau Ivre est tenu par les travailleurs sociaux du Drop-In, il est ouvert de 15h30 à 18h30 du mardi au vendredi.
La « loi » appliquée au Râteau Ivre: Pas d’alcool, pas de drogue, pas de violence, permet à la population des 12-18 ans, dès le moment des premières sorties de faire l’apprentissage de la convivialité dans de bonnes conditions (prévention primaire).
La confrontation à la « loi » des lieux et l’écoute attentive des éducateurs génèrent un processus aboutissant sur une réelle prévention secondaire.
À la puberté, la fréquentation du Râteau Ivre permet aux jeunes d’aborder et de partager les préoccupations principales de leur âge avec des professionnels: inquiétudes liées aux changements corporels, aux modifications des relations parentales et sociales, à la vie affective, à la sexualité et ses risques, à la vie scolaire et au stress qu’implique la confrontation des choix professionnels.
C’est également dans ce contexte qu’est abordée et verbalisée la problématique qu’implique la confrontation obligée aux « drogues »: il s’agit de permettre à cette population de mieux comprendre les phénomènes liés à la consommation, même récréative, et aux risques encourus. Une information non moralisante et ne stimulant pas la transgression doit permettre à un adolescent de comprendre, de se déterminer et de valoriser la possibilité de dire non.
Une des fonctions essentielles du Râteau Ivre est bien sûr d’accueillir également, et peut-être surtout, des adolescents « à risques ».
L’adolescence est, en tant que telle, une période « à risques ».
Il s’agit d’une période où les phénomènes nécessaires d’individualisation et d’indépendantisation réactualisent souvent des problématiques plus anciennes, ce qui peut déboucher sur des ruptures de communication familiale, sur l’isolement, sur le repli sur soi, sur un état de déprime plus ou moins grave pouvant conduire à des idées suicidaires ou à des « prises de risques » inconsidérées.
Dans le cadre de « ces prises de risques » la rencontre avec des produits psychotropes potentiellement puissants, principalement le haschich à cet âge-là, peut amener, comme nous l’avons vu plus haut, une solution à l’inconfort d’affronter la problématique du moment. Le plaisir, fait d’un soulagement que l’on peut reproduire encore et encore en consommant un produit qu’on a l’illusion de pouvoir maîtriser, peut ouvrir la voie aux conduites addictives.
Si la prévention primaire et secondaire que nous venons de décrire a été la vocation première du Râteau Ivre ces dernières années, nous avons été confrontés en 1997 à la nécessité de la prévention tertiaire (définition de l’OMS: la prévention tertiaire consiste à donner des soins, à prévenir la rechute et à favoriser la réinsertion).
L’année 1997 fut marquée par l’appropriation du Râteau Ivre par une bande d’adolescents « rappeurs », relativement âgés (17 ans). Ce groupe était constitué par un « noyau dur » caractérisé par une mauvaise intégration, voire une désinsertion scolaire et sociale. Déjà gros consommateurs de produits psychotropes, principalement de haschich et d’alcool, ils ne pouvaient déjà plus, pour beaucoup d’entre eux, correspondre à la définition de « l’usager récréatif ».
Autour de ce noyau dur gravitaient principalement une bande de filles et quelques garçons. Les filles étaient généralement « les petites amies », d’autres étaient présentes à titre plus individuel. Généralement, la situation sociale, scolaire et professionnelle de ces filles était nettement meilleure.
Cette bande a pris l’habitude de se rencontrer tous les après-midi au Râteau Ivre autour de leur leader.
Les occupations de leur après-midi au Râteau Ivre étaient régulièrement ponctuées par des sorties vers un proche jardin public afin de sacrifier au « rituel du joint ». La majorité des filles et certains garçons ne participaient pas et restaient à l’intérieur du Râteau Ivre. Il est par ailleurs intéressant de signaler que les filles avaient une certaine autonomie par rapport à la vie de la bande. Elles s’autorisaient des tours en ville, du shopping et d’autres activités sans les garçons. Si les après-midi elles ne s’intégraient au groupe qu’à certains moments, en soirée et lors de week-ends elles participaient nettement plus à la vie de la bande, sans pour autant en partager toutes les pratiques.
Le « noyau dur » des « rappeurs » a rapidement mobilisé la plus grande partie de l’espace du Râteau Ivre. Une de leurs premières actions a été de prendre possession de la cabine de disc-jockey afin que la seule musique représentée soit du « rap » et du « hip-hop ». Ils ont également rapidement mobilisé le bistro tentant d’imposer leur loi à tous les adolescents présents et même aux travailleurs sociaux.
Durant plusieurs mois, ce groupe a cherché les limites et s’est constamment confronté aux règles inhérentes au fonctionnement du Râteau Ivre, multipliant les provocations envers les travailleurs sociaux par des consommations d’haschisch et d’alcool, des paroles et des attitudes irrespectueuses, pour aboutir à des vols de matériel, des tags, des graffitis, etc.
À la fin de l’année 1997, la bande a éclaté et le groupe s’est progressivement dissout. Si la raison principale est vraisemblablement le placement du leader dans un foyer d’accueil, si la désertion de plusieurs filles et de quelques garçons lassés par l’ambiance qu’amenaient ces transgressions répétitives n’a pas été sans importance, le maintien de la « loi » par des travailleurs sociaux fonctionnant comme des adultes cohérents en a aussi été une des raisons déterminantes.
À la fin de l’année 1997, les locaux du Râteau Ivre sont quasiment vides, la disparition de la bande des « rappeurs » soulignant encore l’absence des autres adolescents qu’ils avaient progressivement chassés.
L’expérience de l’année 1997 a été riche en enseignements.
Elle nous a démontré la difficulté de faire cohabiter dans les mêmes locaux des populations d’adolescents et de jeunes susceptibles de bénéficier de la prévention primaire et secondaire, qui est traditionnellement offerte, avec une population plus désinsérée, déjà souvent marginalisée et caractérisée par des conduites à risques et des consommations de produits psychotropes très fréquentes.
De nombreuses crises ont pu être « étalées », des entretiens individuels ont eu lieu et ont certainement pu avoir une action préventive, principalement auprès des filles et des garçons les moins intégrés à la bande.
Le temps et l’énergie qui doivent être consacrés à un nombre relativement restreint d’adolescents et de jeunes adultes pouvant bénéficier d’un type de prévention se situant vraisemblablement déjà plus dans le tertiaire que dans le secondaire, la constatation que la plupart des garçons appartenant au « noyau dur » de la bande étaient déjà pris en charge ou, du moins, connus par d’autres organismes comme l’Office des Mineurs ou l’AEMO (Action Éducative en Milieu Ouvert) nous amènent naturellement à une réflexion quant à l’avenir du Râteau Ivre et au travail de prévention en général.
Nous avons dit l’importance d’intervenir le plus rapidement possible dans la trajectoire d’une personne toxicomane ce qui souligne bien l’attention que nous devons porter au type de population de jeunes et d’adolescents que nous venons de décrire.
Nous savons aussi l’importance de pouvoir s’occuper, en amont, de jeunes encore moins perturbés dans cette période « à hauts risques » qu’est l’adolescence où il est souvent fondamental d’aider à consolider un équilibre qui peut devenir précaire et de favoriser des processus identitaires permettant le choix de ses dépendances.
Ces deux pôles fondamentaux de la prévention des addictions peuvent-ils coexister? Nous avons tendance, au vu de l’expérience 1997, à penser que cela est difficile dans le même lieu et peut probablement être contre-productif.
Les choix doivent être faits en fonction de l’urgence et/ou de la perception du moment.
La meilleure solution serait certainement d’obtenir les moyens de la création de deux lieux spécifiques: l’un destiné à une population pouvant bénéficier des importants services plus centrés sur une prévention à coloration primaire et l’autre destiné à une population déjà plus marginalisée qu’il est d’autant plus important de pouvoir « accompagner ».
La prévention secondaire s’inscrit donc dans cette « continuité » d’approches qui doivent permettre, dans la mesure du possible, de ne pas abandonner un jeune en difficulté, quel que soit le stade de sa trajectoire: avant ou après le début des conduites addictives.
Il reste cependant fondamental de rester conscient que les véritables enjeux et les véritables questions se situent beaucoup plus dans la protection d’une partie de la jeunesse contre un usage abusif et compulsif d’un « mauvais médicament ».
La toxicomanie ne doit plus être un des modes d’expression privilégiés de la fragilité et de la souffrance d’une partie des adolescents et des jeunes adultes.
S’il s’agit d’une responsabilité nécessitant un engagement de la société à tous les niveaux, il faut tenir compte que la famille reste la principale voie de transmission des valeurs et du sentiment de sécurité : ses compétences doivent être favorisées, développées et soutenues.
Les solutions sont à chercher dans la direction d’une réflexion globale sur une véritable politique de la jeunesse, devant aboutir à un nouveau « contrat social » avec elle, « contrat social » fait de reconnaissance, d’intégration et aussi de propositions de choix, de valeurs et d’idéaux susceptibles de donner un « sens à la vie ».