avril 2000
Anne Dentan (Re’lier)
La finalité du travail social est de remédier aux défectuosités de la vie en collectivité en portant une attention particulière aux populations les plus fragiles, en favorisant leur accès aux ressources: assurances sociales, aide sociale ou éducative (…). Le travail social participe à la création de nouvelles formes d’aide et de services collectifs correspondant aux problèmes sociaux du moment: lutte contre les fragmentations sociales en cours, gestion des conséquences de la dualisation de la société produisant de l’exclusion de manière quasi endémique 1.
Assistant ou assistante sociale, éducateur ou éducatrice, tous sont porteurs du lien social; ils·elles se soucient du lien d’appartenance à la collectivité ainsi que du devoir de solidarité de celle-ci à l’égard de ses éléments les plus fragiles. Ce lien d’appartenance se conjugue à plusieurs dimensions, économique (travail et ressources), sociale (liens familiaux, amicaux et institutionnels) et symbolique (représentations sociales en fonction des normes et des valeurs)2.
Le·la travailleur·se social·e est aussi cette instance critique qui considère les fragilités des personnes à qui il·elle a à faire dans leur rapport avec l’environnement social et le contexte politique et économique du moment. En ce sens, l’action sociale n’a pas seulement pour tâche de réparer les carences ou insuffisances dans une perspective individuelle, mais aussi de mettre en évidence celles, structurelles, qui contribuent à les produire. Si l’on se place dans le contexte de l’intervention auprès des toxicomanes, cette perspective générale a plusieurs conséquences dans la lecture du problème.
D’abord, les toxicomanes « visibles », celles et ceux que la consommation abusive, voire compulsive, a mis dans une situation de fragilité et de précarité sociale, se trouvent dans une position de marge… comme d’autres, chômeurs·euses de longue durée, personnes sans domicile fixe, familles paupérisées, etc. À cela près que les conditions d’illégalité de la consommation agissent comme facteurs aggravants.
Par ailleurs, la toxicodépendance apparaît comme un élément parmi d’autres, même si, dans le cas particulier, elle est devenue une ligne biographique dominante3. Raison pour laquelle, outre le rapport problématique au produit, la place qu’occupe la personne dans son environnement social, les ressources qu’elle peut mobiliser sont essentielles à identifier puis à traiter. C’est bien dans la médiation entre contraintes collectives et possibilités individuelles que se construit l’action sociale, une médiation qui aborde la question sous l’angle des droits et des devoirs: apprendre à faire avec l’existant (apprentissage des normes sociales), mais aussi rappel des droits, notamment celui d’avoir une place…
S’agissant de personnes dont la consommation de produits toxiques est devenue problématique, l’intervention sociale s’adresse aux plus faibles, c’est-à-dire à celles et ceux qui manquent de ressources pour faire face à ce problème. Pour reprendre les termes de l’ASEMO4 décrivant les personnes avec lesquelles et pour lesquelles l’équipe travaille: Ils sont proches de nous et pourraient être presque nous. La différence, c’est que nous, gens ordinaires, réussissons à nous rattraper, ou à nous renormaliser après une épreuve, un ratage, un coup dur. Eux, souvent, ils ne s’en sortent plus. Après une maladie, une transgression, une échappée, une séparation, un chômage, après toutes les misères de la vie ordinaire, ils descendent juste au-dessous du seuil de la vie normale et ils sont condamnés à y demeurer. Ils sont en général sans éclats, anonymes, hors mode, sans projecteurs d’actualité, dans la grisaille de la banalité. Et surtout, ils sont seuls.
Diverses recherches ont mis en évidence que les « auto-rémissions » ou, plus modestement, la maîtrise relative d’une consommation à risques doivent beaucoup au capital de ressources qui peuvent être mobilisées, relations, informations, appuis familiaux, espace de valorisation personnelle et professionnelle5. On reste là dans l’ordre de la sphère privée, qui est du ressort des choix et des stratégies individuels.
Pour ceux des toxicomanes dont la dépendance aux drogues illégales est devenue par trop problématique, les effets sont tels que la consommation, tout comme le mode de vie, ont échappé à la sphère privée. Malade, exclue ou délinquante, la personne endosse une identité sociale6 dont les marqueurs sont les institutions et les services vers lesquels elle s’est tournée ou a été adressée. C’est au nom de cette réalité que les intervenant·e·s des divers champs professionnels vont avoir à confronter, composer, ajuster leurs perspectives et leur représentation du problème… C’est dans cette configuration qu’il faut comprendre la figure du « citoyen », figure lointaine qui se projette au-delà des représentations liées aux catégories de lectures des professionnel·le·s.
L’approche bio-psycho-sociale des addictions prétend prendre en compte l’ensemble des paramètres permettant une amélioration globale de la qualité des vies tant sur les plans sanitaire que social. On parlera de collaboration interdisciplinaire, chacun rappelant les nécessaires complémentarités des approches et, surtout, l’absolue nécessité de définir tout projet d’aide avec la personne concernée. Et c’est évidemment aux traitements à la méthadone que l’on pense d’abord.
Dans ce contexte, parler de la tendance à la médicalisation du problème des addictions, c’est constater la prééminence du produit (ici, le médicament) dans le dispositif thérapeutique, et la prééminence de la notion de traitement sur le reste de la prise en charge:
Dit autrement, la médicalisation du problème des addictions, c’est moins ce que l’on fait ou ce qui est offert (la complémentarité des approches est à l’ordre du jour) que le discours sur le problème lui-même, c’est-à-dire l’instance à qui revient socialement le rôle de l’expertise et de la définition du problème.
C’est peut-être en raison de la multiplicité de ses terrains d’intervention que l’action sociale auprès des toxicomanes a tant de peine à se dire et à être perçue comme une entité en soi. Les travailleurs·ses sociaux·ales traversent l’ensemble du réseau de prise en charge, des structures seuil bas les plus accessibles aux centres de traitement vers l’abstinence. Ils·elles accompagnent dans la durée, font des liens avec d’autres institutions agissant à la fois comme passeurs et compagnons, travaillant à la résolution des problèmes liés à la vie quotidienne ainsi qu’à la restauration des compétences sociales. On est en effet frappé de la diversité des lieux où ils·elles agissent:
Enfin, on notera l’importance de l’action bénévole dans l’aide aux toxicomanes. L’intention générale de « réparation » propre à l’action sociale est relayée par l’initiative privée qui monte des projets là où elle estime que l’Etat fait défaut7. Lorsque le besoin est reconnu, des subventions sont accordées et l’action se professionnalise alors. Cette présence forte de non professionnel·le·s – impensable dans le champ médical – contribue à rendre opaque ce qui borne et définit l’action des professionnel·le·s dans le domaine.
Le travail social participe à la création de nouvelles formes d’aide et de services collectifs correspondant aux problèmes sociaux du moment 1. Parce qu’il·elle doit porter une attention particulière aux nouvelles précarités et à ce qui les détermine, le·la travailleur·se social·e a aussi un rôle de vigilance critique et de propositions. C’est ainsi qu’on peut comprendre la lente émergence du concept d’aide à la survie et de réduction des risques, développée au moment où la reconnaissance de l’épidémie du sida mettait en évidence les dangers mortels que couraient alors les consommateurs·trices d’héroïne injectée. La mise à disposition de seringues propres a largement été le fait de travailleurs·ses sociaux·ales même si le problème relevait d’une nécessité de santé publique. La question des lieux d’injection s’est développée dans des termes similaires.
Cette recherche d’une réponse pressante aux problèmes relevant de la « zone » a beaucoup déchiré les intervenant·e·s sociaux·ales entre eux, parce que leurs logiques d’actions étaient déterminées par des terrains très différents (travail de rue/communauté thérapeutique, par exemple). L’évolution spectaculaire des traitements de substitution (indications, objectifs thérapeutiques)8 s’inscrit dans ce contexte comme une réponse qui s’est progressivement adaptée à des demandes et à des situations très diverses (stabilisation, maintenance, sevrage). Aujourd’hui c’est comme si, avec beaucoup de doutes et de questions en suspens, le problème de la santé des toxicomanes était à la fois provisoirement résolu tout en ayant pris le devant de la scène.
Toutefois, le problème de l’insertion demeure. Il s’est même aggravé puisque les interstices permettant à des « petites mains » de travailler ponctuellement se sont progressivement bouchés. À la sortie de la scolarité, déjà, les filières de formation posent des critères d’accès de plus en plus exigeants. En aval, on a déjà signalé le chômage de longue durée. Les éducateurs·trices qui pouvaient placer relativement facilement des usager·ère·s dans des entreprises amies ont maintenant de plus en plus de mal. Les premiers ateliers de réinsertion ont été mis en place il y a vingt ans. Il s’agissait alors d’offrir des espaces intermédiaires permettant aux personnes en difficulté de réapprendre le travail, ses exigences et ses rythmes avant de rejoindre le « vrai » monde du travail et, à partir de là, une forme d’intégration. Aujourd’hui, la « journée vide » est devenue un sujet de préoccupation central, posant le problème de la formation et de l’occupation comme des questions majeures. Et c’est parce que les solutions sont difficiles, dépendant de facteurs extérieurs et structurels, que la question de l’insertion est décourageante. Tout en parlant de projets de vie et d’avenir – parce que c’est bien là que se profile la « guérison », la vraie…-les travailleurs·ses sociaux·ales se trouvent singulièrement démuni·e·s parce que les solutions évoquées avec les usagers se heurtent à des obstacles institutionnels et administratifs de toutes sortes.
L’ex-toxico, c’est comme un émigré…dit André Féret, directeur de l’Association du Relais. L’émigré, c’est celui qui a rompu avec son milieu d’origine, est allé voir ailleurs et, revenant chez lui, trouve les siens changés… ou parce qu’il a changé. Une fois « guéri », maintenant qu’il a coupé les liens avec ceux du milieu de la consommation, vers quels autres se tourner? Question centrale de la postcure. La solitude, c’est le serpent de mer, posé avec insistance. Si le travail devient une solution improbable, que proposer d’autre? L’initiation à des activités créatrices, culturelles, l’invitation à fréquenter des clubs, sport, hobby, tout cela est bel et bon: est-ce reconnu comme valable par celles et ceux à qui c’est destiné? Est-ce que ce sont des options financièrement admissibles? La chaîne: précarité, misère, mépris, perte symbolique de l’utilité sociale, mise en cause de l’identité personnelle, retrait social, difficulté à trouver un emploi (…) se referme sur elle-même dans une circularité difficile à rompre 9.
Le terme même introduit déjà la notion de durée; l’accompagnement, c’est d’abord une présence active pour l’aider à redevenir acteur de sa vie.
L’accompagnement social s’inscrit très concrètement dans le quotidien des gens, en tenant compte de leurs ressources propres, de celles de l’environnement direct, et des problèmes qui se posent journellement. Qu’ils·elles travaillent en résidentiel, en milieu ouvert ou comme éducateurs·trices de rue, les travailleurs·ses sociaux·ales sont confronté·e·s à tout ce qui relève de la vie ordinaire: habiter, manger, travailler, ou trouver un travail, avoir des relations avec ses proches, avec sa famille, trouver des moteurs d’intérêt et s’y investir… donner un sens à la vie. Dosage difficile entre proximité et distance; incitation à faire, faire avec et ne pas faire à la place…
Rôle de médiation, d’intermédiaire avec les gérances, les services sociaux, l’administration, le réseau de soins, la famille, les employeurs. Risques à prendre, aussi…
Elle avait un CFC pour un métier qui ne l’intéresse plus; elle veut se lancer dans le théâtre: l’accompagner dans ce souhait et la confronter à ce qui est réalisable et ce qu’elle pourrait faire? Adopter une ligne dure, en accord avec le RMR? Pas de réponse toute faite, une option à prendre, quitte à ce que vous échappe ce que vous aviez lentement mis en place.
Le bail arrivait à échéance, il le savait depuis trois mois, ne faisait rien, se trouve pris à la gorge, il doit partir… Le replacer dans un appartement d’urgence? Le laisser à la rue, le temps qu’il mesure les effets du non faire?
Elle veut récupérer son enfant qui se trouve dans une famille d’accueil: apprivoiser cette possibilité, organiser des week-ends chez la mère, rencontrer le tuteur, la psychologue, la famille d’accueil, préparer l’arrivée, soutenir la mère quand l’enfant est là, apprivoiser le quotidien (et la crainte de la mère qu’à dire non à sa fille, elle sera rejetée…).
Combien de temps pour installer tout cela? Comment calculer, qualifier la somme des petits actes qui conduisent à une situation normalisée?
Paradoxes des contraintes extérieures:
Il veut reprendre une vie normale, être en règle, être en ordre. Alors, organiser un plan de désendettement, boucler le budget et arriver à moins que le minimum vital…
Jusqu’à présent, elle avait géré seule sa toxicomanie; mais elle voyait les dérapages constants, les risques de dérive. Elle veut se reprendre en main et demande son entrée dans un foyer résidentiel. Accord, de part et d’autre. Mais, pour le financement du séjour, elle a besoin d’un certificat médical… prouvant qu’elle est dans l’incapacité de travailler, alors même qu’elle travaille encore, et que cela représente une survie.
Le reclus, autre figure de la solitude, c’est la personne, dont le traitement à la méthadone est devenu chronique, et qui n’a pas trouvé de quoi investir ailleurs. Il sort une fois par semaine chez son médecin, une fois chez l’assistant social pour toucher l’aide sociale. Bientôt, avec la rente AI, il n’aura plus besoin de sortir qu’une fois. Pour le reste, il descend dans la station-service du bas, acheter des plats surgelés.
L’insertion, une tarte à la crème? C’est pourtant un objectif qui est dit et reconnu dans le système des quatre piliers. Mais il faut le chercher entre les lignes:
Tant qu’elle ne sera pas posée comme un vrai problème, la question ne sera pas traitée en tant que telle. En ce sens, la tendance à la médicalisation est symptomatique d’une forme de facilité: à limiter la problématique de l’addiction à la seule étape du traitement et/ou à une forme de handicap, on supprime les possibilités réelles d’intervenir dans le champ social.
L’insertion sociale des toxicomanes soulève en effet une difficulté majeure parce qu’elle fait exploser la catégorie des « drogués » dans celle, plus large, des personnes marginalisées en quête d’une improbable utilité sociale. Elle pose aussi la question de la formation et de l’accès à la formation, pour des personnes dont la carrière scolaire a été gravement perturbée par l’entrée en toxicomanie.