avril 2000
Dr Jacques Besson (Division d'abus de substances)
L’étude des neurotransmetteurs impliqués dans les mécanismes physiologiques comme dans les pathologies a permis de mieux connaître la messagerie neuronale, et par là même le rôle des substances psychotropes sur les récepteurs. De plus, l’anatomie fonctionnelle du système limbique, le cerveau des émotions, donne des informations précieuses sur la pensée archaïque, l’intelligence émotionnelle, lieu des affects, des émotions, des mémoires primitives, des mécanismes d’appétence ou de satiété, de plaisir et de peur, etc.
L’effort collectif fourni par la communauté scientifique internationale pour déchiffrer le génome humain va profondément bouleverser notre vision du monde ces prochaines années: en effet, notre compréhension des mécanismes de l’hérédité se modifie au fur et à mesure des découvertes sur l’expression des gènes et aussi sur leur non-expression. Ainsi, on comprend de plus en plus l’homme et son environnement comme étant en interaction, dont les gènes gèrent l’interface.Reste à savoir qui dispose de quels gènes, et si ceux-ci s’expriment oui ou non, dans tel ou tel contexte. Il y a encore beaucoup de pain sur la planche… et de la place pour la recherche clinique qui étudie sur le terrain des populations réelles d’individus humains en situation concrète, dans toute leur complexité.
Un piège lié au développement de ces connaissances consisterait à croire que les avancées thérapeutiques viendront de la biologie seulement: ce serait répéter le malentendu que de croire que la toxicodépendance est liée aux substances elles-mêmes, en dehors des considérations sur le sujet et son contexte. La recherche ne peut qu’être intégrative dans le domaine de la psychopharmacologie: on étudiera des populations cliniques avec de nouveaux médicaments en utilisant une méthodologie adaptée à la complexité du domaine.
À ce jour, la question des drogues anti-drogues se pose de la manière suivante: Existe-t-il une pharmacothérapie des dépendances et si oui sur quelle base conceptuelle?
La population dépendante est très hétérogène, il est impossible de dire « un alcoolique » ou « un toxicomane », car on n’a aucune idée de ses caractéristiques personnelles qui peuvent varier à l’infini d’un individu à l’autre. En médecine de l’addiction, il faut poser un diagnostic à 5 dimensions:
Dans le domaine de la recherche, il faudra encore confirmer ces diagnostics cliniques par des questionnaires et des échelles standardisés, comme par exemple l’Addiction Severity Index (ASI) ou le Recovery Attitude and Treatment Evaluator (RAATE) ou encore des mesures de qualité de vie (SF-36), etc.
Une fois la population mieux caractérisée, il reste encore à définir le traitement. La pharmacothérapie à l’étude est-elle accompagnée ou non de mesures psychothérapeutiques? Le médicament étudié est-il prescrit en ambulatoire ou dans le cadre d’une institution socio-éducative plus ou moins résidentielle? Quelles sont les mesures psychosociales d’accompagnement vers une réhabilitation socioprofessionnelle? La famille participe-t-elle au processus de traitement? Comment la médication est-elle prescrite, avec quelle information, quel contrôle de la compliance?
Une fois la population mieux caractérisée et le traitement mieux défini, il faut encore s’assurer que les objectifs du traitement psychopharmacologique ont été correctement établis à l’avance, sinon les résultats seront difficiles à interpréter dans l’après-coup.
Visait-on une réduction de la symptomatologie, une diminution des méfaits, une réduction de la consommation ou une abstinence? Visait-on des objectifs de comorbidité ou la dépendance elle-même, comment a-t-on fait la part des choses, notamment pour définir les troubles primaires ou secondaires à la dépendance?
Quelle méthodologie de recherche a-t-elle été utilisée pour apporter une preuve de l’efficacité des médicaments? L’échantillon de patients est-il assez grand, est-il représentatif? La méthodologie a-t-elle été prospective, avec un groupe contrôle, avec placebo? La durée du traitement a-t-elle été assez longue, ainsi que le suivi après l’arrêt du traitement? Quels ont été les instruments de mesure? Sont-ils valides? Quels ont été les critères de succès établis à l’avance, lesquels sont prioritaires? (contrôles d’urine, échelles de dépression, critères de rechute, etc).
Toutes les précautions décrites ci-dessus une fois prises au plan méthodologique, il reste à poser les bases d’une logique de recherche pour le développement de nouveaux médicaments afin de bien respecter les catégories d’agents pharmacologiques. Au stade actuel de la recherche en psychopharmacologie des dépendances, il n’est pas encore pertinent d’établir les catégories en fonction des différentes drogues; toutes les substances psychoactives sont concernées par les pharmacothérapies catégorisées ci-dessous:
Agents pharmacologiques du traitement de sevrage
De manière générale, le sevrage d’une substance psychoactive montre le tableau inversé des effets de la substance en question: excitation pour les sédatifs, dépression pour les stimulants. Le sevrage des psychodysleptiques est encore mal connu. Le traitement du sevrage visera donc à rétablir l’équilibre dans le système nerveux central par des agents pharmacologiques pendant une durée limitée. Le traitement du sevrage alcoolique est le mieux codifié et utilise les benzodiazépines. Le traitement du sevrage des opiacés se fait soit par baisse progressive d’agonistes des opiacés (méthadone, buprénorphine 1 ), soit par des agents diminuant l’excitabilité (clonidine, carbamazépine). Le traitement du sevrage des stimulants (cocaïne, amphétamines) ne bénéficie d’aucun agent spécifique connu actuellement, les mesures thérapeutiques sont à ce jour essentiellement symptomatiques (repos, hydratation). Les médicaments anticonvulsivants semblent intéressants pour traiter le sevrage des polytoxicomanes, notamment s’ils sont également dépendants des benzodiazépines. Les traitements de sevrage peuvent être conduits ambulatoirement dans les situations simples à risque faible (patient entouré et motivé, dépendant d’une seule substance), sinon ils nécessitent une hospitalisation (antécédents d’épilepsie, de delirium, isolement, troubles psychiatriques, etc).
Agents pharmacologiques pour le traitement des comorbidités psychiatriques
Selon les données épidémiologiques à disposition, plus de 70% de la population toxicodépendante et plus de 40% de la population dépendante de l’alcool présenteraient un ou plusieurs autres troubles psychiatriques, primaires ou secondaires à la dépendance. Cette comorbidité est à l’origine de beaucoup de malentendus sur de prétendus effets de médicaments pour le traitement des dépendances, notamment à propos des antidépresseurs. Ceux-ci ne devraient être prescrits que dans un cas de dépression confirmée après retrait des substances psychoactives ou stabilisation par un traitement de substitution avec de la méthadone. L’expérience et les études épidémiologiques montrent que deux tiers des dépressions disparaissent chez les dépendants de l’alcool une fois sevrés et stabilisés. Toutefois, certaines dépressions sont persistantes, notamment chez les femmes, ou dans les deux sexes si on a affaire à un trouble bipolaire, ou un trouble dépressif récurrent.
De manière générale, les comorbidités psychiatriques doivent être traitées en parallèle aux dépendances, dans un dispositif de soins intégrés, avec la pharmacothérapie spécifique du trouble psychiatrique. Les troubles de la personnalité ne justifient pas à eux seuls de traitement pharmacologique.
Les états de stress post-traumatiques sont très fréquents dans la population dépendante et échappent régulièrement à l’attention des thérapeutes. Il s’agit pourtant de troubles où un traitement spécifique peut être utile (psychothérapies de soutien avec appoint d’antidépresseurs sérotoninergiques, approches corporelles).
Agents aversifs et dissuasifs
Il s’agit d’une catégorie d’agents utilisés non pas pour leurs propriétés psychotropes, mais pour rendre la substance psychoactive soit désagréable (disulfiram, Antabus®, pour la dépendance à l’alcool), soit inefficace (naltrexone, Nemexin®, pour la dépendance aux opiacés). Le disulfiram et la naltrexone doivent être prescrits sur une base contractuelle chez des patients motivés. De plus, il est conseillé de prévoir la distribution des comprimés par une tierce personne neutre de confiance, dans un esprit de thérapie en réseau.
Agents pharmacologiques diminuant l’appétence
Il s’agit là des nouveaux médicaments interagissant directement avec les structures du cerveau impliquées dans les mécanismes neurobiologiques de la dépendance. Il est commode de les grouper selon les hypothèses liées à leur mécanisme d’action:
Hypothèse glutamatergique: le glutamate est un acide aminé excitateur répandu dans tout le cerveau, notamment dans le système limbique, qui est impliqué dans de nombreux processus, comme les processus d’apprentissage et de mémorisation. Il joue un rôle dans les processus d’excitation. L’acamprosate, Campral®, est un antagoniste partiel du glutamate et a fait ses preuves dans l’aide au maintien de l’abstinence chez l’alcoolique sevré dans des études contrôlées en Europe. On ignore son efficacité pour le maintien d’une consommation mesurée ainsi que son utilité dans d’autres indications que la dépendance à l’alcool.
Hypothèse opioïde: on retrouve ici la naltrexone, Nemexin®, non plus pour son effet dissuasif, mais cette fois pour son effet antagoniste du système opioïde dans les dépendances. La naltrexone a prouvé son efficacité dans 2 études à 3 mois aux Etats-Unis chez des patients dépendants de l’alcool. Son efficacité a été évoquée, mais non prouvée dans la dépendance à la cocaïne et chez les patients présentant des troubles alimentaires (anorexie-boulimie). La naltrexone peut augmenter les douleurs chez chroniques et nécessite un contrôle des tests hépatiques.
Hypothèse sérotoninergique: la sérotonine est un neurotransmetteur largement répandu dans le système nerveux central qui est impliqué notamment dans la régulation de l’humeur. Une nouvelle génération d’antidépresseurs apparus depuis une dizaine d’années stimule l’activité de ce système sérotoninergique. Chez l’animal de laboratoire rendu alcoolo-préférant, certains de ces antidépresseurs ont une capacité de diminuer l’appétence pour l’alcool. Mais ces résultats n’ont jamais pu être confirmés chez l’homme à ce jour. De plus s’ajoute le problème de la comorbidité entre dépression et addiction. La méthodologie de recherche utilisée pour tester ces médicaments sur la dépendance elle-même n’a pas tenu compte rigoureusement de ce problème jusqu’à ce jour. Dans la pratique, on déconseille de prescrire des antidépresseurs à un patient dépendant si un traitement de l’addiction n’est pas clairement entrepris.
Hypothèse dopaminergique: la dopamine est le neurotransmetteur principal impliqué dans les mécanismes de récompense, de plaisir et de renforcement positif des comportements de recherche des drogues. De plus, un gène codant pour un récepteur à la dopamine a été associé à des populations sévèrement alcoolodépendantes. Mais la dopamine est impliquée dans beaucoup d’autres systèmes, comme le contrôle du mouvement, ou les psychoses. Plusieurs essais cliniques ont tenté de moduler l’activité dopaminergique chez les patients dépendants avec des médicaments spécifiques, mais sans succès notoire à ce jour. De plus, les populations étudiées consistaient en de petits échantillons, sur de courtes durées.
Autres hypothèses: d’autres mécanismes ont été évoqués comme pistes de recherche pour les médicaments de l’avenir, comme les neuropeptides, des petites protéines qui commandent directement les neurohormones dans le cerveau végétatif. On a aussi évoqué des médicaments capables d’antagoniser la réaction hormonale au stress, car il a été démontré chez l’animal que le stress rend vulnérable aux drogues. Mais nous ne disposons pas d’études chez l’homme actuellement. On peut citer aussi des expériences avec des hallucinogènes comme tentative de traitement de la dépendance, sans preuve scientifique valide. Enfin, est à l’essai une vaccination avec des analogues de la cocaïne chez des patients volontaires, dans l’idée de neutraliser la cocaïne en périphérie, avant qu’elle n’atteigne les récepteurs du cerveau.
Comme on le voit, la situation est complexe. On assiste à un foisonnement d’hypothèses et cibles possibles pour un traitement psychopharmacologique des dépendances. La systématisation des objectifs, des catégories d’agents et de la méthodologie de recherche s’améliorent progressivement. Toutefois, on est loin d’avoir à disposition des médicaments spécifiques efficaces pour chaque catégorie de substances psychoactives. La complexité du domaine est telle qu’il est raisonnable d’imaginer que des drogues anti-drogues n’existeront probablement jamais au sens strict et étroit de l’approche pharmacologique pure.
Par contre, il est raisonnable de penser que l’axe biologique de la compréhension et du traitement des dépendances va encore faire des progrès spectaculaires ces prochaines années. Non seulement on peut s’attendre à voir de nouveaux agents dans les catégories décrites ci-dessus, mais encore de nouvelles catégories, agissant à d’autres lieux de la chaîne de la récompense, de la motivation, de la satiété, etc.
Ces renforts psychopharmacologiques seront particulièrement bienvenus pour venir en aide aux thérapeutes des différentes professions qui se heurtent aux résistances au traitement de ces patients dont une des composantes est justement la nature biologique. De plus, face aux nouvelles drogues de synthèse, il sera sans doute nécessaire d’avoir des agents pharmacologiques adaptés à disposition.
Enfin, il est nécessaire d’affirmer encore une fois les synergies que l’on peut attendre de la combinaison coordonnée et intégrée des différentes modalités thérapeutiques. On s’achemine vers des pharmacothérapies à plusieurs composants échelonnés, qui s’intègrent à des psychothérapies spécifiques aux dépendances, dans une sociothérapie en réseau visant la réintégration des patients dans la communauté.