juin 2013
d’Epagnier Cédric, Flückiger Julien, Dr Sekera Eva, Dr Croquette Krokar Marina (Fondation Phénix)
Le jeu d’argent est une activité très ancienne dont on trouve des descriptions déjà dans l’Antiquité grecque 1. Plus près de nous, on peut lire Le Joueur de Dostoïevski ou 24 heures dans la vie d’une femme de Zweig pour avoir une bonne description du pendant pathologique de cette activité. Ce qui a changé ces dernières années en Suisse est une augmentation importante de l’offre de jeu par l’ouverture de nouveaux casinos (ce qui nous offre une des plus fortes densités de maisons de jeu au monde relativement au nombre d’habitants 2), l’apparition des jeux en ligne, la mode du poker et l’apparition des distributeurs de loterie électronique (DLE) dans les cafés.
Le pourcentage de joueurs dans la population est estimé très différemment selon les études, à savoir entre 28,7 % de personnes déclarant avoir été joueurs récréatifs au cours de leur vie 3 et 82 % des personnes sondées admettant avoir joué au moins une fois lors de la dernière année 4. La prévalence des joueurs pathologiques dans la population générale semble assez basse ; elle est en général de l’ordre de 1 %, en Suisse 5 comme ailleurs 6. Si une augmentation du nombre de joueurs problématiques dans la population en lien avec l’augmentation de l’offre n’a pas été démontrée pour l’instant en Suisse 5, comme on aurait pu le supposer 7, l’élargissement de l’offre augmenterait toutefois le nombre de joueurs et leurs pertes 8.
Un nombre important de publications montre que les personnes consultant pour divers problèmes d’addictions ont une prévalence de jeu problématique bien plus élevée que la population générale 9. Inversement, les joueurs excessifs souffrent (ou ont souffert dans leur vie) de problèmes d’abus d’alcool ou de drogues plus souvent que les non joueurs 10.
L’essentiel des études mentionnées ont été faites dans le contexte culturel de l’Amérique du Nord. Les données rapportées ne sont, par conséquent, pas forcément transposables 11. C’est pourquoi nous avons décidé de faire cette recherche de prévalence des problèmes de jeu auprès des patients de la Fondation Phénix. Il s’agit d’une fondation privée, créée en 1986, à Genève. Elle s’adresse aux personnes ayant des problèmes d’addictions, avec ou sans substances, traitées en mode ambulatoire et en recourant à une approche bio-psycho-sociale et multidisciplinaire.
Nous avons choisi de dépister, dans cette étude prospective, les habitudes de jeu d’argent chez nos patients majeurs consultant pour des problèmes de consommation de substances psychotropes en excluant les patients consultant primairement pour des problèmes de jeu, durant la période de septembre 2009 à août 2010. La participation des patients était volontaire. Le protocole de cette étude a été approuvé par la commission d’éthique de l’Association des Médecins de Genève.
Nous avons créé un Questionnaire de Dépistage des Habitudes de Jeu d’Argent (en annexe). Il a une fonction essentiellement d’anamnèse. Les données récoltées permettent de savoir à quels jeux d’argent se livre le joueur, de mieux repérer le phénomène des addictions croisées, de déceler les interactions entre le traitement suivi et le jeu, voire de mettre en évidence des éventuels liens avec les difficultés psychiques. Il s’agit aussi d’un premier repérage des conséquences sociales du jeu, notamment économiques. Tout cela afin de pouvoir agir rapidement et efficacement dans le cadre du traitement.
Si le patient est ou a été joueur, même épisodiquement, alors le questionnaire South Oaks Gambling Screen (SOGS) 12 est également utilisé. Il permet de discriminer les joueurs occasionnels des joueurs potentiellement pathologiques ou probablement pathologiques.
Nous avons effectué une comparaison des pourcentages de joueurs potentiellement et probablement pathologiques dans un échantillon tout-venant suisse et dans notre échantillon à l’aide d’un test de X2. Afin d’étudier plus en détails les liens entre la consommation de substances et les comportements de jeu, des tests X2 d’indépendance ont été réalisés et des rapports de vraisemblance (ou rapports de chance), « odds ratio », ont été calculés sur la base des tables de contingence 2X2 testées. Les données ont été analysées avec le logiciel Statistica 9.
300 patients ont répondu à l’étude (seuls 2 ont refusé), leur moyenne d’âge est de 42 ans et il y a 71 % d’hommes. Le temps moyen de consultation est de 5 ans, ce qui témoigne de la chronicité des problèmes d’addictions et de la nécessité de suivi à long terme.
Nous avons dépisté 19 joueurs probablement pathologiques et 11 autres potentiellement pathologiques, soit 10 % de l’échantillon étudié. Ce résultat est statistiquement significatif (p < .0001) d’une plus grande fréquence de joueurs parmi la population consultante de nos centres versus les 1 à 2 % dans la population générale en Suisse. Ce sont surtout chez les joueurs probablement pathologiques que la différence est notable avec 6.3 % chez nos patients comparé au 1.14 % dans l’étude d’Osiek & al. 5 menée en 2005 (p < .0001) et 0.8 % pour celle de 1998 (p < .0001). Par contre, la proportion de joueurs potentiellement pathologiques n’est que de 3.7 % dans notre échantillon contre 2.2 % dans la population générale suisse, que ce soit selon le recensement de 1998 ou celui de 2005 5, ce qui se traduit par une différence à la limite significative statistique (p = .052). Ces comparaisons suggèrent un phénomène d’addictions croisées, les personnes de notre échantillon en consultation pour un problème d’abus de substances présentant un risque plus élevé de jeu pathologique qu’un échantillon issu de la population générale.
Selon le dépouillement des questionnaires semi-structurés, qui tiennent compte des témoignages des patients, la consommation de produits psychotropes a augmenté la pratique du jeu chez 11 % d’entre eux (être sous effet de produit inhiberait la critique des pertes et créerait une certaine euphorie), alors que le fait de jouer a augmenté la consommation de produits chez 4 % des patients (qui consommaient pour diminuer l’anxiété d’avoir perdu de l’argent), et seulement 1 % ont augmenté leurs habitudes de jeu en compensation de l’arrêt de la consommation de substances psychotropes.
En ce qui concerne les liens entre consommation de substances et jeu, c’est uniquement dans le rapport à l’alcool que l’on observe des différences significatives au sein de notre groupe de patients. Comparés aux non joueurs / joueurs occasionnels, les joueurs probablement pathologiques ont 3.5 fois moins de chance d’avoir un problème d’alcool, alors que les joueurs potentiellement pathologiques ne diffèrent pas des non joueurs / joueurs occasionnels. De plus, parmi les joueurs problématiques, les joueurs probablement pathologiques sont cinq fois moins susceptibles d’avoir un problème d’alcool que les joueurs potentiellement pathologiques. Nous avons été surpris de découvrir que les joueurs probablement pathologiques sont moins susceptibles que les autres joueurs et que les non joueurs d’avoir un problème d’alcool. Nous formulons l’hypothèse que plus le problème de jeu est grave, moins il laisse de place à cette seconde addiction ; inversement, le fait d’abuser de l’alcool ne permet peut-être pas de jouer excessivement. Un jeu plus modéré est par contre lié à la consommation d’alcool. Nous postulons que certains joueurs boivent pour diminuer l’angoisse des pertes liées au jeu.
Toujours auprès de notre groupe de patients, nous avons remarqué les distinctions suivantes quant aux types de jeux joués :
En comparant les pratiques de jeu des sous-groupes identifiés par le SGOS, on observe que les joueurs potentiellement et probablement pathologiques ont en commun les jeux de casino (slot machines, roulette et black-jack), ainsi que les DLE. Mais les joueurs potentiellement pathologiques semblent les plus grands adeptes des tickets à gratter et du PMU, alors que les joueurs probablement pathologiques s’adonnent plus que les autres aux paris (sportifs ou autres alternatives).
Les slot machines et les DLE sont par ailleurs les types de jeu qui entraînent le plus de dettes chez nos patients. Nous pensons que cela est dû à la rapidité du résultat après la mise, qui permet au joueur de rejouer avec une haute fréquence. Par ailleurs, il n’y a pas la possibilité pour les joueurs de se faire interdire l’accès aux DLE, contrairement aux mesures d’exclusions (volontaires ou non) des casinos. La pratique des DLE reste donc toujours accessible.
Pour ce qui est de la comorbidité psychiatrique des personnes présentant des comportements de jeu à risque, nous avons décelé les points suivants :
Nous ignorons pourquoi les joueurs probablement pathologiques souffrent plus souvent de dépression, alors que les joueurs potentiellement pathologiques sont plus fréquemment affectés de troubles de la personnalité. Une fois encore, il ne s’agit pas de causalités, mais de rapports de chance (« odds ratio »), comme pour les liens précédents entre le jeu et l’alcool. Nous pensons que les joueurs seraient déprimés par le fait de perdre au jeu et de s’enfoncer dans la précarité financière, et que ce ne serait pas la dépression qui les inciterait à jouer.
N.B. Dans tout ce qui précède, et sauf avis contraire, toutes les différences mentionnées entre les groupes de joueurs discriminés selon le SOGS sont statistiquement significatives selon les tests de X2. Les valeurs ont été enlevées pour ne pas alourdir le texte.
Il convient de relativiser les résultats étant donné le caractère exploratoire de cette étude effectuée auprès d’un échantillon clinique limité à 300 personnes. Cependant, cette étude montre qu’il est utile de dépister systématiquement les habitudes de jeu auprès des patients dépendants ou abuseurs de substances psychotropes, étant donné leur surreprésentation comme joueurs par rapport à la population générale. Pour cela, un questionnement ouvert sur les habitudes de jeu devrait faire partie de l’anamnèse. Si la personne déclare jouer, le questionnaire SOGS est fiable 13 pour discriminer les joueurs occasionnels des joueurs potentiellement ou probablement pathologiques. Le suivi psychothérapeutique peut alors être adapté pour prendre en compte également ce problème. Par ailleurs, une aide sociale au désendettement doit être envisagée dans la plupart des cas. En effet, vouloir « se refaire », soit récupérer l’argent perdu et sortir ainsi d’une situation économique souvent désespérée, est un des principaux facteurs de retour au jeu. Des mesures de protection sont parfois nécessaires, comme la demande d’interdiction d’accès au casino ou la mise sous curatelle de gestion. Dans le cas d’un suivi pour des addictions multiples, au jeu et à des produits psychotropes, le risque est faible que le patient compense l’arrêt du jeu par une augmentation de ses consommations. Cela devrait toutefois être discuté avec le patient, comme mesure de prévention.
Remerciements au Professeur Michel Schorderet pour son précieux travail de relecture.