juin 2014
Dr. med. Robert Hämmig (Société Suisse de Médecine de l’Addiction)
Entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, le LSD a été utilisé en différents lieux dans le cadre de thérapies pour traiter les addictions. Les études observationnelles menées à cette époque ont révélé des résultats quelque peu contradictoires, certains chercheurs ne trouvant aucun effet positif alors que d’autres rapportaient des taux de rechute plus faibles après utilisation du LSD. Ces études ne correspondaient cependant pas du tout aux standards actuels puisqu’ils ne comportaient généralement pas de groupe de contrôle et, lorsque cela était le cas, il n’y avait pas de randomisation. Il existait aussi deux approches pour la prescription de LSD. La première était la méthode psycholytique qui consistait à prescrire de faibles doses lors de multiples séances pour soutenir le processus psychothérapeutique (Leuner 1981). Quant à la deuxième, la méthode psychédélique, elle consistait à prescrire des doses plus importantes seulement lors de quelques séances, afin de déclencher des expériences mystiques et une catharsis (Grof 1980). Ces deux méthodes ont été utilisées dans la plupart des études avec des alcooliques. Des usagers de drogues dépendants ont cependant aussi été traités avec succès dans l’une des dernières études, avec des taux d’abstinence significativement plus élevés chez les personnes traitées (25 %) que dans le groupe contrôle (5 %) (Savage et McCabe 1973). Quelques autres études éparses ont examiné le recours à d’autres hallucinogènes (psilocybine, mescaline, diméthyltriptamine) (Hämmig 2008).
En 1966, les autorités américaines ont classé le LSD sur la liste 1 de la loi sur les stupéfiants (Controlled Substances Act). Selon cette loi, les substances appartenant à la liste 1 possèdent les caractéristiques suivantes :
Le LSD n’a pourtant pas réellement de potentiel pour créer une dépendance et on ne rencontre pas de personnes dépendantes à cette substance dans les services d’aide et de traitement. Il a donc fallu définir le risque et l’abus différemment pour justifier l’interdiction. Le LSD a alors été défini comme une substance associée à une contre-culture « dangereuse » dont le projet de transformation risquait d’affecter la société dans son ensemble. Les promoteurs les plus connus de l’usage de LSD étaient alors des individus comme comme Ken Kesey (l’auteur de « Vol au-dessus d’un nid de coucou »), les Merry Pranksters avec leurs fêtes « Acid Tests », mais aussi et surtout Timothy Leary, professeur de psychologie à l’université d’Harvard. Son credo « Turn on, tune in, drop out » (« Viens, mets-toi dans le coup, décroche ») a conduit le Président Richard Nixon à le considérer comme l’homme le plus dangereux des États-Unis. Fuyant les autorités américaines, Leary a aussi résidé quelques temps à Gümligen près de Berne.
Au moment de l’interdiction de l’utilisation du LSD, aucune méthode de traitement standardisée n’avait encore été établie, même s’il était déjà clair que le LSD, comme la plupart des autres hallucinogènes, était une substance sûre ne provoquant des effets indésirables que chez les personnes prédisposées à des psychoses. Quant à la recherche sur ces substances, elle a évidemment été interrompue à ce moment-là en raison de l’interdiction et du contexte sociétal anti-drogues.
L’année 1966 marque aussi l’arrêt des recherches de la CIA sur le LSD comme arme chimique de combat. L’une de ces recherches, qui portait sur l’introduction de LSD dans le réseau public d’eau potable, a conduit à faire consommer à des sujets naïfs des boissons contenant du LSD. Le cas de l’un d’entre eux a fait un certain bruit : après l’une de ces ivresses involontaires au LSD, Olsen, un vétéran de la guerre de Corée et collaborateur de la CIA, s’est suicidé en sautant par la fenêtre fermée de son hôtel. C’est en raison des difficultés à contrôler les effets du LSD pour une utilisation militaire que les essais ont finalement été abandonnés par la CIA (Richelson 2011).
En 1962, un polytoxicomane dépendant à l’héroïne, Howard Lotsof, constatait qu’après avoir consommé de l’ibogaïne les symptômes de sevrage de l’héroïne ainsi que le « craving » pour l’héroïne et la cocaïne, dont il était dépendant, avaient disparu. Il fit alors enregistrer l’ibogaïne comme « Endabuse », mais les études nécessaires à son enregistrement comme médicament n’étaient pas possibles en raison du classement de l’ibogaïne sur la liste 1. Cela conduisit Lotsof à créer des contacts avec des experts suisses et, selon des sources non confirmées, quelques sevrages de l’héroïne furent réalisés, apparemment avec un succès très limité. À ce moment-là, une étude clinique n’était pas non plus envisageable en Suisse car l’ibogaïne était enregistrée sur la liste des stupéfiants et il n’était donc pas possible d’obtenir l’autorisation requise de la Confédération. Ailleurs, la professeure de neurologie Deborah Mash de l’université de Miami s’est intéressée à cette substance, mais en étant convaincue que c’était la Nor-ibogaïne et non l’ibogaïne qui était responsable de l’action anti-craving (Mash et al. 2000). Elle fit donc enregistrer cette substance, ce qui a provoqué une dispute de brevets avec Lotsof. Elle a ensuite ouvert une clinique des addictions à St Kitts, une île des Caraïbes, où l’ibogaïne fut administrée aux personnes dépendantes dans le cadre d’un programme de recherche. Après plus de dix ans la communauté scientifique attend toujours les résultats de ces recherches. Deborah Mash conseillait à ses patients de faire un suivi post-sevrage holistique prolongé après le traitement à St Kitts, contrairement à l’idée initiale de Lotsof, pour qui un traitement unique avec de l’ibogaïne devait suffire. Il est difficile de savoir si la clinique à St Kitts, la seule où des thérapies à l’ibogaïne ont été proposées légalement, existe toujours. Sur internet on trouve cependant des offres de thérapies avec de l’ibogaïne sur tous les continents.
À Saint-Pétersbourg, l’équipe autour d’Evgeni Krupitsky a conduit des études sur le traitement d’alcooliques et d’héroïnomanes avec l’anesthésique kétamine ; celui-ci a des effets psychédéliques après absorption d’un sixième, voire d’un dixième des doses nécessaires pour l’anesthésie. Ces états psychédéliques ont eu un effet positif sur les processus de dépendance, en prolongeant considérablement le délai avant une rechute. (Krupitsky et al. 2002 ; Krupitsky et al. 2000 ; Krupitsky et Grinenko 1997). Le groupe de recherche a aussi pu démontrer que deux applications successives conduisent à de meilleurs résultats qu’une seule (Krupitsky et al. 2007). Malheureusement, ces recherches ont été interrompues par les autorités.
Actuellement, en Russie, il ne reste que Mihail Zobin qui réalise des thérapies incluant des hallucinogènes (Hämmig, 2006). Néanmoins, pour prévenir une interdiction par les autorités, Zobin ne veut pas révéler de quel hallucinogène il s’agit.
Depuis quelques années, des formations religieuses syncrétiques, qui utilisent des hallucinogènes dans le cadre de leurs rites, ont été indirectement utiles pour le domaine des addictions. La « native church of America » a reçu l’autorisation officielle des autorités américaines de consommer le cactus du peyotl, qui contient de la mescaline, dans le cadre du sacrement. On a aussi pu observer que l’attachement à cette église, qui fait revivre les traditions indigènes et renforce les réseaux sociaux, constitue une aide pour surmonter la dépendance à l’alcool ou aux drogues (Garrity 2000). Des observations similaires ont été faites pour des églises brésiliennes où, dans le cadre des rites, on consomme de l’ayahuasca, une décoction de plantes contenant de l’harmaline et de la diméthyltriptamine. Les plus vieilles de ces églises sont « Santo Daime » et « União do Vegetal », dont il existe différentes branches (Labate et Mac Rae 2010) et qui se sont développées à l’échelle mondiale. Aux États-Unis, elles ont depuis 2006 l’autorisation officielle d’utiliser l’ayahuasca, malgré l’interdiction de la diméthyltriptamine. Les antennes suisses de ces églises réalisent ces rituels, par contre, dans la clandestinité.
De véritables thérapies des addictions recourant à l’ayahuasca existent aujourd’hui au Pérou, au Brésil, en Équateur, en Colombie, en Argentine et au Mexique (Loizaga-Velder et Verres 2014). En outre, il existe un projet avec les « Représentants des Premières Nations » au Canada (Thomas et al. 2013). Le projet le plus connu est Takiwasi au Pérou qui est conduit par le psychiatre français Jacques Mabit. Il a développé un programme qui comporte des éléments psychoanalytiques tirés de la psychiatrie occidentale combinés à des éléments de soins traditionnels indigènes (Mabit 2007). Ce programme semble pouvoir déclencher des processus neurobiologiques et psychologiques pouvant conduire à surmonter une addiction (Loizaga-Velder et Verres 2014).
Mabit a été fortement critiqué dans son pays mais il a été acquitté suite aux accusations de sorcellerie et de sectarisme portées contre lui.
Les addictions appartiennent encore aujourd’hui à la catégorie des maladies qui sont difficiles à soigner. L’addiction aux drogues en particulier semble être fortement corrélée à des traumatismes psychiques (Dark 2011). Ceux-ci font le plus souvent l’objet de processus thérapeutiques à long terme, dans lesquels les hallucinogènes peuvent apporter un soutien (Thesenga 2012). Aux USA, le nombre important de vétérans de la guerre qui souffrent des troubles de stress post traumatique, qui ne se laissent guère traiter avec les méthodes thérapeutiques classiques, ouvre désormais une nouvelle porte pour la recherche sur des traitements thérapeutiques avec des substances interdites. Il est à espérer qu’un tel élan se retrouve aussi bientôt dans la recherche en médecine des addictions recourant à des hallucinogènes. D’ailleurs, une première étude menée en Suisse, suivant les standards actuels de la recherche, sur l’indication thérapeutique du LSD pour les crises d’angoisse chez des patients en phase terminale a pu être conclue avec des effets positifs (Gasser et al. 2014).