avril 2003
François Bourqui (CO de Marly) ; Pierre-Yves Moret (LIFAT)
Il n’est pas de semaine sans que des incidents soient rapportés par la presse en lien avec le comportement d’adolescents, de jeunes violents ou consommateurs de produits qui peuvent rendre dépendants.
Après des années durant lesquelles une certaine liberté était prônée dans ces domaines au nom du droit à l’expérience et au développement personnel, les discours politiques se musclent. Certains recommandent la tolérance zéro. La police arrête des consommateurs, les préfets ordonnent la fermeture de lieux publics connus pour être des centres de vente de cannabis, les autorités demandent de renforcer la présence policière dans certains parcs. Même si ces mesures ne résolvent pas les problèmes, ou à court terme seulement, la société a maintenant le courage d’une cohérence, passant des déclarations de bonnes intentions aux actes.
Pour l’alcool en revanche, au-delà du discours, les actes politiques posés restent pleins de contradictions. David lutte contre un Goliath doublé d’un Janus au double visage: plaisir ou dépendance. La progression fulgurante des ventes d’alcopops en est la preuve: 1,7 millions de bouteilles vendues en 2000, 40 millions en 2002. Les effets conjugués de la publicité et de la pression sociale sont «remarquables». Ne voit-on pas sur les écrans le célèbre skieur Pirmin Zurbriggen semer la confusion en faisant non pas la promotion de la santé, mais bien celle d’une boisson alcoolisée à la mode? Evidemment que pour renforcer la prévention, les regards se tournent à chaque fois vers l’école. Cette institution doit agir malgré les diverses contradictions évoquées ci-dessus. La société lui demande ce qu’elle fait en matière de prévention et de promotion de la santé, si elle assume la mission d’éducation qui est inscrite dans la loi. Il en est de même pour les organismes de prévention, avec leurs ressources limitées, tant au niveau des personnes que des finances.
Force est de constater qu’au-delà des effets de balancier propres à toute société, il n’est pas évident pour les jeunes de s’y retrouver. Les repères familiaux ont évolué et les liens se sont distendus, ce qui mène parfois à une solitude éducative et rend l’individu seul responsable de son vécu. Les jeunes peuvent se sentir coupés du monde des adultes, alors que souvent la société attend d’eux la perfection en tant que professionnels et citoyens. La violence et la prise de risques sont valorisées dans les médias, dans les sports et même dans les loisirs où se cultive le goût de l’aventure, jusqu’à l’extrême parfois (saut à l’élastique, rafting, …). Les jeunes sont ciblés comme consommateurs par l’économie et se voient offrir tout et n’importe quoi sous prétexte de liberté et de saine concurrence.
Les jeunes trouvent de moins en moins de réponses à leurs besoins essentiels, encore moins pour ce qui est de leur quête existentielle et de la recherche du sens à donner à leur vie.
Philippe Granget, médecin au Service santé jeunesse de Genève, rappelle quelques autres besoins fondamentaux et constants des adolescents:
De par leur statut, les adultes, même avec leurs propres besoins, restent des partenaires incontournables qui sont les objets d’attentes plus ou moins explicites:
Il faut tout d’abord rappeler que ce sont bien les parents qui sont les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants et que l’école ne fait que les seconder.
Le débat enseignement-éducation est dépassé depuis longtemps. Tout acte d’apprentissage comprend une action de formation qui dépasse de loin la simple mémorisation d’une matière ou l’assimilation d’une culture de référence. Pour relever les défis du monde d’aujourd’hui, les enfants et les jeunes ont besoin de développer des aptitudes individuelles, des attitudes sociales, des réflexions sur le sens de la vie, le sens des responsabilités.
Disons à ce propos que les enseignants n’ont pas toujours reçu les outils méthodologiques et psychologiques adéquats pour gérer des situations de classe difficiles, pour communiquer avec les parents ou simplement entre collègues. La promotion de la santé et l’approche des préventions de base face à la maltraitance, au suicide, aux dépendances aux produits ne font que rarement partie de la formation initiale des maîtres et des maîtresses.
Sur les sites scolaires, de nombreuses actions ponctuelles sont menées, souvent avec dynamisme et bonne volonté: réunions de parents, conférences et débats publics, cours sur le cannabis, leçons sur la violence. Mais les démarches entreprises à l’école ne trouvent la plupart du temps pas de “rappels” dans le cadre des programmes cognitifs élaborés sans le souci de la santé en général. Il faut malheureusement constater que répétition, mémorisation, appel à la citoyenneté, prudence sont des notions promues dans le cadre scolaire mais qui se trouvent en revanche contredites par une société qui invite au “zapping”, au changement, à la consommation ou à la satisfaction des besoins de l’individu.
Face à ce constat en demi-teintes, les organismes de prévention ont aussi leurs prétentions, qui ne peuvent se concrétiser que si elles se conjuguent avec les attentes et les ouvertures des enseignants face à:
Dans le canton de Fribourg, le Département de l’instruction publique et le Département de la santé ont co-signé un concept d’éducation générale à l’école. Ce document propose une réflexion fondamentale, un cadre global qui donne du sens aux actions locales entreprises aussi bien en éducation à l’école que dans le domaine de la santé scolaire. L’approche retenue permet d’assurer une connexion entre la philosophie de la Charte d’Ottawa pour la santé, les finalités et objectifs éducatifs acceptés au niveau politique sur le plan de la Suisse romande et la mission d’instruction, d’orientation et d’éducation de l’école publique. Ainsi peuvent collaborer au sein d’un réseau le monde de l’école, le monde de la santé et les familles en travaillant avec des approches, un langage et des processus communs.
Le concept « Eduquer à l’école » propose les quatre domaines d’éducation suivants:
Vivre en santé
Vivre ensemble
Vivre son métier d’apprenant
Chercher le sens de sa vie
La question qui se pose tout de suite est celle de la clarification de la part que l’école doit assumer pour remplir toute sa mission dans le domaine de la santé.
Il s’agit bien sûr de planifier clairement les actions sur les sites tout au long de la scolarité obligatoire. Il en va de même en ce qui concerne les actions menées dans le cadre de la santé en fonction des besoins locaux et la mise en réseau des ressources et des divers partenaires. Parallèlement, l’école peut mettre l’accent sur une dimension qui ne demande pas aux enseignants de faire plus que ce qu’ils font déjà par la force des choses et souvent sans s’en rendre compte. Il s’agit de promouvoir ce que l’on appellera le climat de classe ou d’école. En effet, tout apprentissage se fait par un individu précis au sein d’un groupe de pairs défini et dans un environnement donné. C’est avec ces paramètres que le maître est devenu un véritable professionnel… et aussi un artiste dans la mesure où la gestion de ces éléments s’apprend souvent sur le tas et au contact de la réalité.
Des études récentes (Jean-Claude Vuille, Berne – Michel Janocz, Canada) montrent l’influence qu’ont sur la santé des élèves (et des membres de tout le corps enseignant) quelques pratiques fondamentales. Il s’agit d’accueillir l’élève, d’être attentif à ses besoins et de l’aiguiller vers des aides si nécessaire. Un mode de gestion participative, selon l’âge des enfants ou des jeunes bien entendu, concourt aussi au renforcement de l’implication de l’apprenant dans son environnement. Ainsi, celui-là peut-il agir sur la marche de la classe ou de l’école. En donnant à chacun les moyens d’apprendre au niveau où il se trouve avec un défi adapté l’incitant à se dépasser, l’école renforce l’estime de soi des individus. Ceci est un facteur important sur lequel repose la capacité d’exprimer ses besoins, de trouver les stratégies pour les satisfaire et à aller vers les aides en cas de problèmes. Citons encore, pour ne pas être bref, un accent mis sur l’acquisition des apprentissages autant que sur les contenus. Il s’agit, dans un monde où la culture est accessible à tous et où tout évolue sans cesse, de donner aux individus les outils de leur formation de base, mais aussi ceux d’une formation qui durera en fait toute leur vie.
Pour qu’un élève réussisse et se développe harmonieusement, il doit se sentir en sécurité à l’école, avoir un cadre de travail bien posé avec des limites claires, avoir la possibilité de progresser avec des exigences à son niveau, mais qui lui demandent un investissement personnel. Il doit pouvoir interagir avec les adultes et le système qui l’aident à trouver et réaliser son projet de vie.
Ces éléments représentent la part que les enseignants peuvent promouvoir pour faire vivre l’école en santé dans une double optique de promotion et de prévention.
Poursuivre cette mission exige de travailler en partenariat avec les parents, avec les «centres de compétences» existants pour développer plus en profondeur des processus éducatifs pointus. Illustrons notre propos par une démarche liée au théâtre interactif qui, rappelons-le, n’est pas un but en soi, mais bien un moyen… génial.
Si tout un chacun connaît le principe de ce théâtre, son application dans une démarche précise, réfléchie et cohérente est exigeante pour qui veut prétendre à des résultats quelque peu probants.
Prenons une action précise, centrée sur le thème de l’alcool, qui s’est amorcée en décembre 2002 au CO de Marly (FR) et qui a concerné 200 élèves de 3ème année âgés de 14 à 16 ans. Elle a été menée en collaboration avec la LIFAT et la troupe professionnelle du CaMéLéon de Chardonne (VD). Bref rappel des étapes de la démarche:
Choix, motivation et promotion de l’action
Ajustement des partenaires du réseau: qui fait quoi?
Préparation
Séances théâtrales pour/avec élèves, enseignants et parents
Approfondissement en classe
Evaluation
Commentons cette démarche sur la base des résultats de l’évaluation des élèves et des commentaires de l’enseignant coordinateur de l’école.
1ère = renforcer l’affirmation de soi
2ème = découvrir les domaines de la santé
3ème = aller vers les aides et rencontrer les institutions.
La séance de préparation avec les maîtres a été très bien reçue par les enseignants. Ils ont apprécié le professionnalisme des accompagnateurs de la LIFAT et les outils proposés pour l’exploitation du théâtre rassemblés dans un guide pratique.
Les acteurs ont très bien joué et le joker a repris systématiquement les thèmes importants. Il a fait des «arrêts» pour des rectifications ou des précisions concernant les messages de santé ou des affirmations erronées des jeunes. Ils ont même parfois été à cours d’argumentation. Les acteurs ont été impressionnés par la tenue des élèves et leur capacité de réaction.
Dans les branches scolaires, des activités d’approfondissement des notions de prévention ou des thèmes de santé sont planifiées pour les mois suivants.
Un maître a vu toutes les classes pour l’évaluation et pour reprendre la discussion au sujet des dépendances et toxicomanies (fiches du site ciao fournies par la LIFAT). Les jeunes ont participé activement et de nombreuses précisions ont pu être faites.
Les messages de santé retenus par les élèves lors de l’évaluation dépassent la simple attitude face à un produit. Ils touchent le niveau des compétences transversales transférables. En voici quelques exemples, tirés des 151 questionnaires reçus:
a) réponses à des questions fermées (sur 8 au total)
- Ce que les acteurs ont joué correspond à ce que JE vis comme jeune. (54%)
- Je pense que l’on peut faire la fête sans alcool et sans fumée. (84,16%)
- J’ai déjà dit non quand on m’a proposé de l’alcool ou des cigarettes. (86,75%)
b) commentaires libres (sur 41 au total)
- Il faut savoir dire non, même si c’est quelqu’un que l’on aime.
- Il ne faut pas forcer quelqu’un à boire. Je peux dire non.
- On peut faire la fête sans alcool.
- Ce n’est pas obligatoire de fumer ou de boire.
- J’ai la personnalité pour dire non.
- L’essentiel c’est la communication entre les gens (famille).
- En parlant, on peut résoudre bien des problèmes (avec ses parents).
- Il ne faut pas se laisser faire.
Dans une région, les initiatives peuvent surgir sous diverses impulsions, pas nécessairement celles de l’école, et c’est tant mieux. En Gruyère, en 2002, dans le cadre d’un été chaud où violence et cannabis ont souvent été associés, le pouvoir politique a réagi d’abord. Ensuite, il a cherché à rassembler les forces et à confronter les diverses interrogations assorties d’analyses et de discours souvent contradictoires. L’association «Stop violence» était née. Citons le Journal «La Gruyère» du 1.2.03:
De la prévention et de la sensibilisation avant tout, mais aussi des projets destinés à valoriser les jeunes en leur offrant l’occasion de démontrer leurs talents.
L’annonce de sa création, deux semaines après la bagarre générale survenue à la mi-octobre 2002 devant la discothèque Globull, avait fait grand bruit. Née à l’initiative des sept clubs-service du district, l’association – Stop Violence En Gruyère – allait enfin se consacrer à la prévention de la violence juvénile et de l’incivilité. « Des actions claires seront déterminées au début 2003 » promettaient les initiateurs.
« Notre but n’est pas de faire de grandes discussions académiques sur la problématique de la violence juvénile, et encore moins de faire la morale à la jeunesse. Mais de réunir autour d’une table tous les acteurs concernés, publics comme privés, et de dégager des actions concrètes sur le terrain ».
C’est ainsi grâce à l’association que les actions de prévention et de sensibilisation de la LIFAT seront réactivées au Cycle d’Orientation de la Gruyère. « Cette campagne de prévention, destinée aux élèves de troisième année secondaire, prendra la forme de théâtre interactif, avec la troupe du CaMéLéON.
Mais l’association veut aussi valoriser les jeunes. Ainsi, probablement en juin, elle soutiendra et parrainera une Fête de la musique qui permettra aux jeunes de démontrer leurs talents musicaux ou théâtraux. L’association va aussi soutenir un cours d’autodéfense pour jeunes filles organisé par le centre socioculturel Ebullition.
Pour soutenir cette mise en réseau, un site internet (www.educationsante-fr.ch) a été créé et sera opérationnel à la rentrée scolaire 2003. Les buts des initiateurs, institutions de prévention et équipes d’éducation générale sont de renforcer le pôle éducatif de l’école dans un souci de promotion de santé. Ainsi, les enseignants, les professionnels du social et de la santé, les personnes intéressées, dont les jeunes, auront accès à une documentation commentée sur l’éducation et la santé, à un répertoire de projets et au réseau d’institutions fribourgeoises ou d’ailleurs en lien avec ces thèmes. Ils pourront faire connaître leurs expériences, leurs prestations et leur documentation. Ils auront la possibilité d’échanger au moyen d’un forum.
En définitive, ce qui semble permettre le mieux à des adolescents de se situer dans la vie et d’apprendre la liberté, c’est qu’ils sentent la cohérence d’un système social qui les entoure, les porte et leur permet de faire des expériences. Le but n’est jamais en éducation la tolérance zéro. Mais l’éducation n’exclut ni réaction, ni sanction quand cela est nécessaire. Car un adolescent doit pouvoir dépasser des limites. Les Spartiates de la Grèce antique ne permettaient-ils pas à leurs éphèbes, en guise de préparation à la vraie vie, de voler et de faire les quatre cents coups à condition de ne pas se faire prendre. A cet âge, cela fait en effet partie du processus éducatif et de construction de la personne. C’est essentiel, mais à condition que le jeune en assume aussi les conséquences lorsqu’il doit payer pour ses «essais» malencontreux.
En ce sens, la société doit garantir un cadre avec des valeurs et une éthique auxquelles la jeunesse doit pouvoir se référer. De nos jours, bien trop de contradictions nous sont renvoyées à nous les adultes par ceux qui, qualifiés de «border line», jouent sur le fil des interdits. Pensons uniquement aux taxes sur les cigarettes qui financent l’AVS ou aux sommes astronomiques des publicités pour l’alcool ou la fumée et qui enrichissent les caisses communales ou les journaux.
La cohérence de tous les acteurs de l’éducation autour d’un projet social, de vie, de justice, devient le premier pas à poser pour une promotion d’une vie saine et équilibrée.
Et si l’on revenait sur la question initiale de cet article: l’école prépare-t-elle les jeunes à gérer leurs problèmes? Pour nous, la réponse ne peut être que plurielle. Les problèmes des jeunes en effet sont à mettre en lien avec des besoins essentiels mal ou peu satisfaits… qui furent et sont encore partiellement ceux des adultes. L’école fait partie d’un orchestre mais elle ne peut interpréter sa partition qu’avec un seul instrument et avec des compétences déployées dans un espace physique et temporel qui s’arrête là où se trouve celui des autres acteurs: la famille et les espaces propres aux jeunes comme le commerce, la culture et les loisirs. Il est donc urgent de remettre l’école au milieu du village pour qu’elle y tienne sa place, avec pour objectif final: faciliter aux jeunes leur intégration et leur affirmation dans un monde social, économique (le travail) et politique en pleine mutation.